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Eyal Weisman, La vérité en ruines. Manifeste pour une architecture forensique

Lolita Gillet
La vérité en ruines
Eyal Weizman, La vérité en ruines. Manifeste pour une architecture forensique, Paris, Zones, 2021, 192 p., trad. Marc Saint-Upéry, postf. Grégoire Chamayou, ISBN : 9782355221446.
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Texte intégral

  • 1 Le droit français distingue ainsi les preuves écrites des preuves non écrites. Ces dernières inclue (...)

1Les textes regroupés dans cet ouvrage interrogent la question de la preuve expertale en matière de justice – dans son acception la plus large, et pas uniquement régalienne – des droits humains et de l’environnement, sur des terrains complexes où les conflits, internationaux meurtrissent, torturent et tuent : Israël, Bosnie, Pakistan, Afghanistan, notamment Au sein de ces zones géopolitiquement mouvantes, violentes, voire de non-droit (Gaza, Syrie, Cisjordanie, Guatemala, mer Méditerranée…), où les forces en présence peuvent être puissantes, la fiabilité et la nature même des preuves admises suscitent d’âpres controverses. Parmi les modes de preuve1, se distinguent les constatations matérielles, sur lesquelles se concentre Eyal Weizman par le prisme architectural. C’est ainsi, par exemple, que l’armée israélienne et le procureur général d’Israël contestent l’enquête de l’agence Forensic Achitecture sur les mortelles munitions au phosphore blanc lancées sur Gaza en 2008-2009. À partir de vidéos des nuages de fumée et d’un « modèle paramétrique qui simulait l’éclatement de ce type de projectiles dans un environnement urbain » (p. 86), Eyal Weizman et l’architecte Francesco Sebregondi démontrent que ce phosphore blanc a très probablement été utilisé pour terrifier les civils et non comme simple « écran de fumée » légal visant à cacher les manœuvres militaires effectuées dans les secteurs inhabités. Or, leur rapport est rejeté par la Haute Cour d’Israël, arguant de la non-pertinence de l’expertise architecturale sur le sujet.

  • 2 Pour en savoir plus sur l’auteur, lire en particulier l’interview donnée pour la Revue internationa (...)

2Forensic Architecture est également un laboratoire londonien, dirigé par Eyal Weizman2 depuis 2011. Si la principale discipline mobilisée est l’architecture, en tant que support de traces matérielles voire immatérielles (témoignages…) des crimes commis, l’auteur sollicite d’autres sciences, qualifiées dans ce cadre de forensiques, indispensables à l’établissement de la preuve : photographie, balistique, philosophie, modélisation 3D, archéologie, psychologie, codage… Ce laboratoire représente ainsi l’expression d’une recherche au cœur de l’action critique et militante, menée par une équipe d’enquêtrices et d’enquêteurs aux fonctions complémentaires, dont les limites sont celles de l’éclatement de l’information et des possibilités offertes par la technologie. L’architecture est dès lors exploitée comme une méthodologie pour défendre les droits humains et déconstruire la violence légale polymorphique.

3Grâce aux matériaux divers fournis par l’architecture et par celles et ceux qui l’habitent, l’auteur opère également une importante réflexion sur la notion de vérité, terme auquel il préfère celui de « vérification », décrite comme une « pratique contingente, collective et “polyperspectiviste” » (p. 154). Cette vérification est établie au détriment d’une « post-vérité » étatique, c’est-à-dire « une forme de déni de la réalité… [qui] vient compléter le rôle traditionnel de la propagande et de la censure » et qui relève de « l’épistémologie des ténèbres » (p. 150).Pour illustrer cette dernière, nous pouvons citer la négation de l’État d’Israël quant à la Nakba, « catastrophe » qui a entraîné l’expulsion d’environ 800 000 Palestiniens à la suite du partage de la Palestine en deux nations en 1947. L’auteur ajoute que ce négationnisme est à l’origine de la violence étatique israélienne actuelle.

  • 3 Thomas Keenan est directeur du « Human Rights Project » et professeur de littérature comparée au Ba (...)
  • 4 Thomas Keenan, « Counter-forensics and photography », Grey Room, n° 55, printemps 2014, p. 58-77 (c (...)

4Forensique ? Le Larousse relie cet anglicisme, peu utilisé, d’une part à l’entomologie, définie dans ce cas comme l’étude des insectes qui se nourrissent d’un cadavre, dans le but d’établir la date du décès et, d’autre part, à une science interdisciplinaire, avec comme dénominateur commun le cadre judiciaire. Or, Eyal Weizman privilégie le néologisme « contre-forensique », emprunté notamment aux analyses de Thomas Keenan3, pour caractériser le travail pluridisciplinaire de son laboratoire et de son agence, en ce qu’il s’insère dans un contexte qui n’est généralement pas celui de la justice traditionnelle. En effet, Thomas Keenan explique que la contre-forensique « est utilisée par les enquêteurs sur les violations des droits humains et leurs collègues (anthropologues forensiques, photographes et psychothérapeutes, entre autres) afin de contester les régimes oppressifs ou de réagir à leurs séquelles »4. Certes, Eyal Weizman et ses équipes empruntent la méthode forensique à l’État, mais ils la réinventent pour contrecarrer la manipulation des données et/ou du droit, et donc des faits, par certains organes gouvernementaux et entreprises, sous couvert parfois de protéger la vie humaine. Forensic Architecture a ainsi enquêté sur les frappes de missiles d’avertissement sur la bande de Gaza, instruments de mort employé « sur les conseils d’avocats militaires israéliens spécialisés dans le droit humanitaire international comme une manière de légitimer le bombardement de quartiers civils » (p. 81). À l’aide de récits oraux émanant de témoins directs en 2009, soutenus par la réalisation d’une maquette de leur maison, Forensic Architecture a conclu que les civils ne savaient pas qu’ils avaient trois minutes pour évacuer à partir de la détonation « signalant » l’attaque. Il en surgit alors une « vérification » engagée, non officielle, qui a finalement peu à voir avec l’exigence de neutralité de l’expertise comme nous l’entendons habituellement. .

5Du point de vue de la sociologie des professions, ce Manifeste est ainsi, d’abord, celui de l’émergence de « l’architecte contre-forensique ». Eyal Weizman le distingue de l’architecte forensique « classique », expert dans le secteur des assurances, qui analyse le bâtiment lors de litiges à la suite de malfaçons ou d’autres défaillances. L’architecte forensique en zone de guerre étudie les marques laissées, sur un immeuble ou sur le paysage urbain, par des actes brutaux fomentés par des États ou des émanations gouvernementales, avec pour résultat la mise en danger de la vie humaine. Ses missions l’amènent à œuvrer, avec l’aide de nombreux collaborateurs, en constituant des dossiers de preuves à partir de données émises par un environnement urbain disloqué, qui sont ensuite rassemblées et synthétisées. Il agit ainsi aussi bien à la demande de procureurs « dans des affaires de droit international ou de droits humains » (p. 70) que d’associations ou d’organisations non gouvernementales.

6La réflexion de l’auteur autour du métier d’architecte forensique alimente celle sur « la condition internationale de l’architecte », pour reprendre le titre d’une thèse de sociologie soutenue par Laura Brown5 en 2017. Elle propose la segmentation professionnelle suivante des architectes internationalisés (p. 180) : les entrepreneurs, les icônes, les alter-architectes, les humanitaires et les institutionnels. Les « architectes contre-forensiques » peuvent relever de ces deux dernières catégories, en raison de leur engagement, de leur activisme, de leur politisation mais aussi de leur prise de position par rapport aux institutions, qui n’implique pas nécessairement d’adhérer à l’autorité.

7Eyal Weizman souligne à plusieurs reprises les trois espaces fondamentaux investis par ses équipes : « le terrain, le laboratoire (un cabinet d’architecte dans notre cas) et le forum » (p. 73), dont forensique tire son étymologie. Au-delà de la diversité des cas examinés (frappes de drones de la CIA au Pakistan, occupation du site de Staro Sajmište en Serbie, reconstruction virtuelle de la prison clandestine Saidnaya en Syrie, mort du manifestant Abu Rahma par une grenade lacrymogène tirée à travers le « Mur » en Cisjordanie...) et des outils employés (cartes, maquettes, logiciels, radars, etc.) pour les étudier, ces scènes composent le cadre de la méthodologique architecturale. Le relevé, ou la reconstitution grâce à un travail de mémoire avec les témoins, d’indices matériels sur les lieux des attaques, des crimes (reconnaissance de formes, fissures, identification d’objets souterrains, lumière, échos des sons ou encore trajectoires de projectiles) puis leur examen , offrent un regard singulier et assez inédit sur le bâti, considéré tel un matériau de l’archéologie du temps présent. Loin d’être neutre, le bâtiment porte l’histoire du vécu humain, le capte et l’enregistre à un niveau très fin de détail, pour qui sait lire scientifiquement ces traces et fouiller parmi la myriade d’informations pouvant désormais jaillir de la scène originelle.

8En outre, d’une part, l’architecture forensique et les investigations liées aident à contrebalancer une certaine inégalité dans l’accès à l’information, quantitativement et qualitativement, en exploitant notamment des données issues de la société civile (vidéos…) et non des autorités officielles. La notion de « seuil de détectabilité » est ici essentielle : elle est déterminée par la capacité des photographies, par exemple, à révéler des indices, des traces, en fonction de leur qualité, résolution et précision. Or, l’enjeu est puissamment politique : les services militaires étatsuniens retiennent leurs images satellite ou celles issues de drones, dont le seuil de détectabilité est bien supérieur à celui des clichés accessibles aux « simples » citoyens et aux défenseurs des droits humains. Ces clichés-là ne permettent pas de détecter un corps humain, à la différence de ceux issus du Pentagone. D’autre part la démocratisation des moyens de prise et de diffusion de l’information donne une « dimension composite » (p. 160) au travail de Forensic Architecture, qui contribue à la force des preuves apportées. Cependant, cette combinaison complexe d’informations peut se muer en un imbroglio savamment orchestré et alimenté par les autorités gouvernementales et militaires, car celui-ci facilite le détournement et l’instrumentalisation des faits. : les auteurs des atrocités et ceux qui les soutiennent « agissent en effet comme si chaque élément de preuve devait, individuellement, être en soi la preuve du crime dans son ensemble » (p. 160). Forte de la connaissance de cette arme sournoise, l’équipe forensique répond par une confusion savamment entretenue entre les « trois théâtres d’opération » (p. 73) précédemment évoqués, mais avec le dessein de diffuser les résultats de leurs investigations au plus grand nombre sur de multiples scènes.

9La question de l’information rejoint un autre axe de réflexion porté par l’auteur dans ce manifeste, celui du traitement des données open data, . Eyal Weizman explique ainsi : « La texture du présent est définie par une profusion de données en ligne reflétant une masse d’informations brutes, mais aussi de désinformation, de bruit, de biais et de distorsions » (p. 155). Il inclut également le code et les logiciels open source. Pour authentifier ces données, rendues ainsi robustes aux critiques et utilisables dans la « composition » d’informations à la base de la méthodologie forensique, l’auteur revendique des « procédures de vérification ouverte » collectives, en réseau, vérification qui aurait ainsi valeur de validation par les pairs, comme pour une expertise scientifique plus traditionnelle. Cela favoriserait également la transparence de l’information, primordiale pour une meilleure compréhension par toutes et tous des éléments et conclusions des études menées. C’est grâce, entre autres, à l’analyse de factures, d’adresses et de vols de jets privés que des « enquêteurs open source » ont fait connaître la pratique de l’extradition clandestine de prisonniers américains vers des zones de non-droit autorisant la torture. .

10On apprécie le grand nombre d’exemples de dossiers accompagnés d’illustrations en couleur, dont certains bénéficient d’un « focus » plus approfondi. Si ces images viennent en appui des techniques explicitées, elles permettent de redécouvrir des sujets extrêmement sensibles, médiatisés, sous un angle pouvant être vu comme trop prosaïque …et pourtant profondément humain, voire artistique. L’architecture forensique fait d’ailleurs régulièrement l’objet d’expositions, telles qu’au Museum of Art and Design à Miami en 2020 : on pourrait ainsi parler d’une esthétique vulgarisée de la preuve forensique.

  • 6 Forensic Architecture: Violence at the Threshold of Detectability est un livre écrit par Eyal Weizm (...)

11On notera néanmoins que La vérité en ruines. Manifeste pour une architecture forensique rassemble des textes déjà publiés (certes, en anglais)6. Si, dans un tel cas, on comprend que la préface soit rédigée par l’auteur lui-même, une présentation davantage distanciée aurait été sans doute préférable. En outre, la jongle de l’auteur entre le « forensique » et le « contre-forensique » ne rend pas toujours la lecture aisée et amène à s’interroger sur le choix du titre de l’ouvrage. Enfin, puisque l’architecte forensique rompt définitivement avec les clichés, assez répandus, d’un professionnel travaillant dans une certaine autarcie, on aurait aimé entendre les voix de celles et ceux (collaboratrices, collaborateurs et victimes), sans lesquel·le·s ce manifeste n’aurait jamais existé.

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Notes

1 Le droit français distingue ainsi les preuves écrites des preuves non écrites. Ces dernières incluent l’aveu, le témoignage, le serment et les présomptions légales et judiciaires (indices).

2 Pour en savoir plus sur l’auteur, lire en particulier l’interview donnée pour la Revue internationale de la Croix-Rouge en 2016 : https://international-review.icrc.org/sites/default/files/reviews-pdf/2019-10/03-eyal-weizman.pdf.

3 Thomas Keenan est directeur du « Human Rights Project » et professeur de littérature comparée au Bard College (Annandale-on-Hudson, État de New York).

4 Thomas Keenan, « Counter-forensics and photography », Grey Room, n° 55, printemps 2014, p. 58-77 (cité par Weizman p. 71).

5 Brown Laura, La condition internationale des architectes, thèse de doctorat, université de Bordeaux, 2017, disponible en ligne : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01565266/document Cette thèse est en cours d’édition aux Presses universitaires de Rennes (PUR).

6 Forensic Architecture: Violence at the Threshold of Detectability est un livre écrit par Eyal Weizman en 2017, dont les 130 premières pages de l’édition anglaise sont reprises dans l’ouvrage présentement commenté.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Lolita Gillet, « Eyal Weisman, La vérité en ruines. Manifeste pour une architecture forensique », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 24 août 2021, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/50769 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.50769

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Rédacteur

Lolita Gillet

Lolita Gillet est éditrice au sein du laboratoire ESPI Réflexions et recherches, attaché au Groupe de l’École supérieure des professions immobilières.

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Droits d’auteur

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