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Pierre François, Financiariser l’assurance

Guillaume Arnould
Financiariser l'assurance
Pierre François, Financiariser l'assurance. Enquête sur Solvabilité II, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2021, 340 p., avec la collaboration de Sylvestre Frezal, ISBN : 9782724627459.
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Texte intégral

  • 1 Voir notamment Pierre François et Claire Lemercier, Sociologie historique du capitalisme, Paris, La (...)

1Voici un ouvrage emblématique de la sociologie historique du capitalisme, démarche de recherche popularisée par l’auteur1 qui combine plusieurs disciplines (sociologie, histoire, sciences politiques, économie…), appliquée ici à un champ particulier : celui de l’assurance. C’est, en effet, une activité qui a connu à la fin du XXe siècle des bouleversements associés à un processus de financiarisation, c’est-à-dire un « mouvement […] qui voit les logiques financières s’imposer de manière impérieuse à des acteurs sans cesse plus nombreux » (p. 10). Cette évolution s’exprime autant dans les modes de consommation, avec une demande croissante de produits d’assurance complexes, que dans les normes comptables appliquées qui visent à permettre d’évaluer les entreprises du secteur. L’introduction éclaire ainsi ce changement de paradigme des sciences de gestion autour de l’opposition entre navigation et pilotage qui exprime une nouvelle approche du risque dans les organisations : naviguer consiste à atteindre des objectifs en prenant le moins de risque possible, piloter vise à améliorer les performances en s’efforçant de maîtriser les risques.

2Dans un contexte historique où les crises financières se succèdent (celle du début des années 2000 liée à la spéculation autour des titres des entreprises de l’Internet ou celle de 2008 initiée par la spéculation sur le marché immobilier américain) et où les institutions européennes s’efforcent de faire émerger un véritable marché financier européen, ce livre fournit un éclairage essentiel des processus emblématiques de l’économie globalisée contemporaine. L’auteur expose ainsi les spécificités du secteur de l’assurance, qui est à la fois essentiel et méconnu, trop souvent associé aux analyses propres au domaine bancaire. Les assurances jouent un rôle primordial de collecte de l’épargne et de placement de fonds dans les capitaux d’entreprises afin de remplir leur rôle de protection contre les aléas. C’est un secteur d’une forte hétérogénéité où se côtoient de grandes structures capitalistes et des petites entreprises mutualistes. Ces organisations offrent une protection contre les risques dans le domaine de la vie (assurance en cas de décès) ou de la non-vie (habitation, automobile, responsabilité civile…). L’enjeu fondamental est que, pour exercer correctement cette mission d’assurance, les entreprises du secteur doivent être solvables. Elles doivent disposer de fonds pour faire face à leurs engagements contractuels ; tel est l’objet de la régulation prudentielle opérée par les pouvoirs publics et traduite par des normes.

3Ce sont ces normes qui constituent le cœur de la recherche abordée dans cet ouvrage. Les normes de solvabilité du secteur harmonisées au niveau européen ont fait l’objet d’un changement du mode de régulation, qui est passé d’un fondement de prudence à une logique financière de gestion des risques. Ce nouveau paradigme fait passer le métier d’assureur d’une approche excessivement pessimiste (surestimer les engagements et minorer les ressources), qui était établie dans les normes dites « Solvabilité I », à un management basé sur une mesure sophistiquée des aléas qui repose sur une approche de marché autour de la capacité de vendre des actifs pour faire face aux engagements, incarnée dans les normes « Solvabilité II ». Le livre décrit les changements institutionnels et techniques qu’impliquent une telle évolution, en se penchant sur sa dimension politique (en particulier le processus de décision européen et le rôle des diverses institutions concernées) avec une logique comparative (entre pays ou entre secteurs car les évolutions de la régulation bancaire ont largement inspiré celles de l’assurance).

  • 2 Concurrence mondiale pour attirer des sources de financement.

4Le premier chapitre établit le cadre de la financiarisation du secteur assurantiel, qui va au-delà d’une simple dérégulation. Il ne s’agit pas simplement de réduire les contraintes réglementaires applicables à l’activité mais d’engager le domaine de l’assurance dans la compétition mondiale associée au capitalisme financier2. Pierre François montre qu’il s’agit de proposer un appareil analytique cohérent qui fournit aux entreprises du secteur les outils de mesure des risques dans cette nouvelle approche : normes comptables, notation des risques de crédit, modélisation. Les règles dites « Solvabilité II » consacrent ce nouveau dispositif qui place au cœur de l’analyse l’actionnariat des assurances … et non le service rendu aux assurés. Les deux chapitres suivants sont rédigés par Sylvestre Frezal, qui a travaillé pour les autorités de régulation. Ils traitent des aspects techniques des normes prudentielles ainsi que de leurs conséquences. Ces développements exigeants décrivent une valorisation des ressources des entreprises du secteur de l’assurance qui correspondent bien à une logique de marché et expriment ainsi clairement la performance ou les plus-values liées aux choix de placement des fonds qui leur sont confiés. La contrepartie en demeure un renforcement de la volatilité et donc un risque accru de modification forte de la valeur de ces compagnies. Ainsi, en cas de difficultés économiques, ces normes pourraient renforcer les effets économiques dépressifs en poussant les assureurs à reconstituer leurs ressources et à réduire les protections.

  • 3 Qui invite notamment à se pencher sur l’ouvrage de Cornelia Woll, Le lobbying à rebours. L’influenc (...)
  • 4 Alexandra Jönsson, « Incrémentalisme », in Laurie Boussaguet (dir.), Dictionnaire des politiques pu (...)
  • 5 On pense notamment aux négociations des délais d’application des règles adoptées.

5Après ces trois chapitres qui dressent la cartographie du dispositif prudentiel du secteur de l’assurance, l’ouvrage nous guide dans les discussions politiques, techniques et théoriques qui ont mené à l’adoption de ces nouvelles règles. Au cours de ce voyage fascinant au sein des institutions politiques (Commission européenne, Parlement européen, Conseil européen, agences de régulation et relations avec les régulateurs nationaux), dans les coulisses du lobbying3, dans l’industrie de l’assurance…, on découvre les jeux de pouvoir, les incertitudes, les contraintes temporelles ou simplement le rôle des acteurs dans la mise en œuvre des réformes économiques. De nombreux entretiens menés avec les membres des institutions en charge de la régulation ou des revues de la presse spécialisée montrent le poids des changements incrémentaux qui, mis bout à bout, entraînent une évolution radicale du fonctionnement du secteur de l’assurance4. L’ouvrage met ainsi en valeur les conséquences plus larges de cette évolution sur le financement des autres entreprises par les compagnies d’assurance ou sur la protection des risques des clients. Il illustre en particulier la manière dont les acteurs ont réagi à la crise de 2008, donnant lieu à des négociations qui mélangent bricolage technique et enjeux politiques : chaque disposition est ainsi interprétée par les pays membres au regard de leur industrie nationale et suscite de savoureux arbitrages, décrits avec brio dans le livre5.

6Financiariser l’assurance est un livre passionnant, qui traite d’un aspect fondamental de l’évolution économique en montrant comment un secteur clé peut évoluer en peu de temps et dont le changement de paradigme produit des effets ambigus. C’est une réflexion à la fois sur la manière dont sont prises les décisions et dont les techniques influencent les choix, qui rappelle de manière salutaire que ce sont bien des forces sociales qui font évoluer notre cadre juridique et économique.

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Notes

1 Voir notamment Pierre François et Claire Lemercier, Sociologie historique du capitalisme, Paris, La Découverte, 2021, compte rendu de Lucie Rondeau du Noyer pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.50120, ou Pierre François, Sociologie des marchés, Armand Colin, 2008, compte rendu de Benoît Ladouceur pour Lectures :https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.756.

2 Concurrence mondiale pour attirer des sources de financement.

3 Qui invite notamment à se pencher sur l’ouvrage de Cornelia Woll, Le lobbying à rebours. L’influence du politique sur la stratégie des grandes entreprises, Paris, Presses de Sciences Po, 2011.

4 Alexandra Jönsson, « Incrémentalisme », in Laurie Boussaguet (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, 4e édition, Paris, Presses de Sciences Po, 2014.

5 On pense notamment aux négociations des délais d’application des règles adoptées.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Guillaume Arnould, « Pierre François, Financiariser l’assurance », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 24 août 2021, consulté le 16 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/50758 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.50758

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