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Jean-Pierre Le Crom et Marc Boninchi, La chicotte et le pécule. Les travailleurs français à l’épreuve du droit colonial français (XIXe-XXe siècle)

Paul Mayens
La chicotte et le pécule
Jean-Pierre Le Crom, Marc Boninchi (dir.), La chicotte et le pécule. Les travailleurs à l'épreuve du droit colonial français (XIXe-XXe siècles), Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2021, 332 p., ISBN : 978-2-7535-8066-4.
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Texte intégral

  • 1 Stanziani Alessandro, Les métamorphoses du travail contraint. Une histoire globale (XVIIIe-XIXe siè (...)

1La chicotte est ce fameux fouet à lanières tressées devenu l’emblème des sévices infligés aux travailleurs en milieu colonial. Le pécule est quant à lui une somme d’argent économisée sur le produit du travail. C’est autour de ces deux réalités, métonymies de la répression et de la protection de la main d’œuvre coloniale, que s’articule l’ouvrage dirigé par Jean-Pierre Le Crom et Marc Boninchi. Les dispositifs de mise au travail des populations colonisées ne se résument en effet pas à l’esclavage mais connaissent des reconfigurations permanentes sous l’effet des mouvements de résistance des travailleurs, des évolutions politiques métropolitaines ou de l’action des institutions internationales. Ces acteurs multiples contribuent ainsi à produire un droit du travail original, distinct de celui alors en vigueur en métropole, et différent selon les territoires de l’empire. Cet ensemble de textes juridiques, inégalitaire et à la portée limitée, encadre néanmoins les relations de travail jusqu’aux indépendances. Ce sont précisément les « métamorphoses du travail contraint »1 et de leur cadre légal qui sont interrogées dans cet ouvrage. Réunissant treize contributions de onze auteurs différents, ce livre propose une synthèse de l’état des connaissances en matière d’histoire du droit du travail dans l’empire colonial français. Comme le souligne Jean-Pierre Le Crom en introduction, l’histoire du droit du travail et l’histoire du droit colonial sont longtemps restées indépendantes l’une de l’autre. En s’appuyant sur un large corpus de sources administratives (sources manuscrites et imprimées des Archives nationales d’outre-mer, archives des ministères et de l’Inspection générale du Travail d’outre-mer), cet ouvrage vise à faire dialoguer ces deux champs de recherche.

2Dans sa contribution introductive, Marc Boninchi analyse les dynamiques de la réforme sociale dans les territoires coloniaux. Il insiste notamment sur le rôle d’instances comme l’Organisation internationale du travail ou la Société des nations. Ces acteurs transnationaux apparaissent en effet au cœur des contributions de Dominique Blonz-Combo, sur la reconnaissance du droit syndical au Maroc, et de Farid Lekéal, sur la transposition de la loi de 1898 sur les accidents du travail dans les colonies. Ces processus de transposition et d’adaptation de normes métropolitaines se heurtent cependant à de nombreux obstacles, ce que met notamment en lumière le texte proposé par Bruno Dubois sur la très progressive implantation des tribunaux prud’homaux en Tunisie. L’administration coloniale apparaît par ailleurs comme un acteur décisif dans la production de ces normes spécifiques encadrant le travail. Florence Renucci étudie dans sa contribution le rôle joué par les « voltigeurs d’outre-mer » (p. 275), expression reprise à Vincent Viet afin de caractériser les inspecteurs du travail d’outre-mer. Créés en 1944, leur existence précède celle du Code du travail de l’outre-mer de 1952 qu’ils participent à élaborer sous la houlette de Lucrèce Guelfi, inspectrice générale à partir de 1949. Les rythmes de la codification varient cependant d’une colonie à l’autre. Marc Boninchi analyse ainsi dans cet ouvrage le progressif développement d’une législation protectrice de la main d’œuvre indigène dans les possessions françaises de l’Inde (Pondichéry, Karikal, Yanaon ou Chandernagor) dès l’entre-deux-guerres. Dans les « vieilles colonies », étudiées par Philippe Auvergnon et Delphine Connes, le développement de l’encadrement juridique de la main d’œuvre est plus ancien encore et fait suite à la seconde abolition de l’esclavage en 1848. Cette décision soulève en effet la délicate question du recrutement d’une main d’œuvre désormais formellement libre. Le souci de maintenir les flux de main d’œuvre à destination des colonies et, par là, de garantir leur mise en valeur est d’ailleurs un élément constant de l’élaboration de la législation coloniale en matière de travail. Dominique Taurisson-Mouret analyse ainsi les effets ambigus des politiques de recrutement conduites en Indochine et leurs conséquences à plus long terme. Enfin, au travers des contributions de Stéphanie Courderc-Morandeau, Jean-Pierre Le Crom et Katia Barragan, l’ouvrage interroge la spécificité d’un droit du travail confronté à la diversité des territoires (notamment dans le cadre des mandats) mais également à la coprésence de populations aux statuts hétérogènes et inégaux (Français de métropole, étrangers européens, indigènes, etc.).

  • 2 Cooper Frederick, Décolonisation et travail en Afrique. L’Afrique britannique et française, 1930-19 (...)

3L’ouvrage propose ainsi une histoire particulièrement stimulante et documentée du droit du travail dans le contexte impérial français. Sa principale richesse réside dans la grande diversité des contributions, lesquelles couvrent pratiquement l’ensemble des possessions françaises, du milieu du XIXe siècle jusqu’aux années 1950. À cette diversité spatiale s’ajoute une grande variété en termes d’objets étudiés (accidents du travail, prud’hommes, inspection du travail, etc.), ce qui permet au lecteur d’appréhender la pluralité des acteurs concourants. La chicotte et le pécule, à travers cette série de contributions, nous fait donc véritablement entrer dans la fabrique du droit colonial et met en lumière le caractère heurté et dynamique de sa production. Si les auteurs rendent hommage aux travaux pionniers de l’historien Frederick Cooper sur les métamorphoses de la règlementation du travail en Afrique occidentale française (AOF)2, il est toutefois dommage que la comparaison inter impériale, qui faisait la force du travail de Cooper, disparaisse de cet ouvrage, lequel adopte une focale strictement intra impériale. Les différents territoires qui composent l’empire colonial français et les règlements qui s’y rattachent sont bien mis en perspectives (« vieilles colonies », protectorats du Maghreb, péninsule Indochinoise, Madagascar, mandats du Levant et du Cameroun, etc.),mais la comparaison entre la régulation du travail dans l’empire français et dans les autres empires (anglais, belge ou portugais) est absente. Une coquille concernant le Code du Travail d’outre-mer est également à relever (p. 18), ce dernier n’étant en effet promulgué qu’en décembre 1952 (et non en 1951 comme indiqué dans l’ouvrage). Enfin, si Jean-Marc Boninchi mentionne le rôle des luttes sociales dans l’émergence d’une protection des travailleurs coloniaux (p. 68) il est regrettable que celle-ci soit réduite à la portion congrue (moins d’une page) alors même qu’une très large place est faite aux résistances du patronat, à l’action parlementaire ou aux rôles des organisations internationales. Ces quelques observations ne remettent cependant pas en cause la qualité de l’ouvrage, qui apparaît comme un outil essentiel pour tout chercheur, juriste ou historien·ne, travaillant sur les questions de protection de la main d’œuvre au sein de l’empire colonial français.

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Notes

1 Stanziani Alessandro, Les métamorphoses du travail contraint. Une histoire globale (XVIIIe-XIXe siècles), Paris, Presses de Sciences Po, 2020.

2 Cooper Frederick, Décolonisation et travail en Afrique. L’Afrique britannique et française, 1930-1960, Paris, Karthala, 2004.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Paul Mayens, « Jean-Pierre Le Crom et Marc Boninchi, La chicotte et le pécule. Les travailleurs français à l’épreuve du droit colonial français (XIXe-XXe siècle) », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 23 août 2021, consulté le 06 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/50729 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.50729

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Lieu

France

Maroc

Cameroun

Cambodge

Antilles

Laos

Vietnam

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Rédacteur

Paul Mayens

Ancien élève de l’École normale supérieure de Paris et agrégé d’histoire, Paul Mayens est actuellement doctorant en histoire contemporaine à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et rattaché au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains (CHS UMR 8058).

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