Louis Maurin, Encore plus ! Enquête sur ces privilégiés qui n’en ont jamais assez
Texte intégral
- 1 De Closets François, Toujours plus !, Paris, Grasset, 1982.
1Qui sont les privilégiés de notre société ? Celles et ceux qui peuvent jouir de la société de consommation sans en subir les contraintes. Cela représente une plus grande part de notre société que ce que l’on pourrait penser et cette part de la population bénéficie à la fois d’un emploi, d’un mode de vie stable et des avantages de la flexibilité. C’est cette thèse que défend Louis Maurin dans cet ouvrage, dont le titre fait écho au livre de François de Closets sur les inégalités, paru en 19821. Encore plus !, lui, rassemble, dans le but de « dresser un tableau de la société française faisant apparaître ses fractures », statistiques à l’appui, un ensemble de réflexions développées par l’auteur au cours de sa carrière en tant que journaliste et directeur de l’Observatoire sur les inégalités et du Centre pour l’observation de la société française. Cette visée descriptive du livre se mêle à une autre, plus politique, qui entend dessiner le contour des classes privilégiées. L’« enquête » évoquée dans le sous-titre de l’ouvrage ne repose pas sur des données originales mais réutilise des données existantes. Si l’auteur déplore qu’elles soient peu nombreuses, les analyses qu’il y apporte, sont néanmoins intéressantes.
2Le premier chapitre de l’ouvrage porte sur la mise en valeur par la classe politique dominante de la méritocratie et de l’égalité des chances. La méritocratie serait « une hypocrisie française » : les hommes politiques mettent en avant la lutte contre certaines inégalités tout en soutenant un fonctionnement inégalitaire de la société qui repose sur la compétition des uns contre les autres pour des positions de pouvoir « méritées », donc légitimes. Louis Maurin, en bon héritier du marxisme, porte un coup à la lutte contre les « nouvelles » inégalités (de genre, de race, de générations, de territoires), qui viendraient masquer les inégalités entre milieux sociaux, véritable nerf de la guerre, tout comme la stigmatisation des ultra-riches occulterait l’enrichissement des classes aisées dans leur ensemble. Mais pourquoi une grande partie de la gauche a-t-elle abandonné l’idéal d’égalité matérielle autrefois cher au socialisme ? L’auteur pointe du doigt l’embourgeoisement d’une partie de la gauche et notamment des organisations qui la représentent et défendent l’égalité sociale. Le macronisme a ensuite été l’occasion pour la gauche « inégalitaire » de faire son « coming out ». Cette partie de la gauche, forte de ses diplômes, dont on sait qu’ils se transmettent en partie, ne se rend pas compte de sa position dominante et se caractérise par un goût pour la méritocratie et la compétition scolaire, équivalent du goût pour la concurrence de la bourgeoisie économique.
3À partir du troisième chapitre, Louis Maurin entreprend de dresser un tableau des inégalités en France et de leurs mécanismes de reproduction, appuyé par une batterie de statistiques. Dans un premier temps, il définit les trois classes qui forment selon lui la société française, prenant le revenu comme outil de définition : les classes populaires sont formées par les 30% des revenus les plus bas, les classes aisées par les 20% des revenus les plus haut et les classes moyennes par les revenus moyens, entre les deux catégories extrêmes. Puis il se concentre, pour un chapitre, sur la « France d’en haut », qui a un accès privilégié au logement, à la consommation, aux loisirs, à la culture et à la santé. Elle se caractérise par un certain mépris de classe, tout en essayant de faire croire que l’argent est « un enfer ». L’auteur montre par la suite que si les revenus de la classe aisée ont augmenté de façon continue, les classes populaires puis les classes moyennes ont vu leurs revenus stagner au cours des deux dernières décennies. Il fait ensuite un panorama des mécanismes de reproduction des inégalités à l’école. Dans un autre chapitre, il évoque le marché du travail et particulièrement sa segmentation entre travailleurs protégés et travailleurs soumis à la flexibilisation. Il montre que les seconds tendent à être de plus en plus nombreux, avec un quart de la population active qui serait victime du « mal emploi », composé des chômeurs (3,6 millions), des personnes en situation précaire (2,5 millions de CDD, 700 000 intérimaires et 400 000 apprentis) et des inactifs « sur le papier » (découragement ou indisponibilité immédiate) qui souhaitent en réalité travailler (1,6 million). Louis Maurin termine son tableau par un chapitre sur l’insécurité sociale, conséquence de l’insécurité au travail. L’auteur évoque également le déclassement des actifs à cause de la dévaluation des diplômes, avec l’allongement des scolarités, ainsi que la « double peine de la discrimination ». Enfin, il évoque le caractère profondément inégalitaire du service à la personne puisque, pour que des particuliers aient les moyens de payer ce genre de service, il faut que la main d’œuvre coûte relativement peu cher comparé à leur salaire et donc que les écarts de salaires soient grands.
4Louis Maurin termine sur une note d’optimisme : notre modèle social est encore en place, le taux de pauvreté est relativement faible, notre économie de marché est encore régulée par la collectivité, le racisme et la xénophobie diminuent… En réaffirmant la valeur de la solidarité, il tente même de proposer des moyens d’améliorer la situation inégalitaire française, à commencer par le fait de ne pas accepter les inégalités et la domination. Il avance également l’idée d’améliorer la pédagogie de l’Éducation nationale pour permettre d’inclure toute la population scolaire dans l’apprentissage. Il suggère enfin d’instaurer un revenu minimum unique de 900 euros, soit 50% du revenu médian, afin d’éradiquer « statistiquement » la pauvreté. Selon l’auteur, cette mesure aurait pu être financée grâce au 7 milliards d’euros de recettes de la taxe d’habitation, aujourd’hui perdus avec sa suppression.
5Les apports de l’ouvrage relèvent principalement de la réflexion sur ce qui constitue le privilège. Louis Maurin reproche aux enquêtes, notamment sociologiques, sur les classes privilégiées d’être biaisées, car elles se focalisent sur les ultra-riches et non sur les classes privilégiées dans leur ensemble. Or, les ultra-riches ne représentent que 1%, voire les 0,1% de la population et ne constituent donc qu’une infime partie des classes privilégiées. L’auteur préfère une définition plus large des classes privilégiées, incluant notamment les cadres (les cadres et professions intellectuelles supérieures représentent 18% des emplois), les diplômés des « bonnes » écoles et les franges les plus aisées des artisans, commerçants et chefs d’entreprise. Son critère principal est le revenu, pris par unité de consommation. Il est retenu pour son objectivité et sa précision bien qu’il soit insuffisant (ce que reconnait l’auteur) car il ne reflète pas le capital culturel ou social, ni même le capital économique dans son ensemble. Le revenu comme critère de définition des trois grandes classes sociales est à penser de manière relative. Louis Maurin retient le seuil séparant les 20% les plus riches du reste de la population, ce qui représente un revenu 2 600 euros nets pour une personne seule après impôts. C’est une définition statistique car, avec un revenu supérieur à 80% de la population, Maurin estime que l’on ne peut plus être qualifié de « moyen », c’est-à-dire proche de la moyenne. Ce seuil de richesse est certes arbitraire, mais tout autant que le seuil de pauvreté fixé à 50% du revenu médian : il est indispensable de fixer une limite. D’autres seuils sont examinés, notamment le double du revenu médian, ce qui nous amène à considérer seulement les 8% les plus riches. Cela représente toujours huit fois plus de personnes que les seuls 1% habituellement pointés du doigt.
6Outre la bourgeoisie économique, se trouve inclue dans les catégories privilégiées ce que Louis Maurin appelle la « bourgeoisie intellectuelle », riche de ses diplômes mais aussi, relativement à l’ensemble de la population, riche de ses revenus. Cette classe est également privilégiée du fait de son statut dans le travail : elle y consacre de plus longues heures mais dans de bien meilleures conditions, en ayant un emploi stable et rémunérateur avec des horaires standards. Le privilège de cette classe est ainsi systémique : elle peut profiter pleinement de la société de consommation (horaires étendus, services à la personne ubérisés), motivant ce type d’organisation, tandis que les autres classes sociales en supportent le coût, à savoir des horaires atypiques, « à contretemps » de la vie sociale, voire le « mal emploi », qui concerne près ¼ des actifs, et in fine l’insécurité sociale. Alliées politiquement dans un « libéralisme total » incluant le libéralisme des valeurs et le libéralisme économique, les classes privilégiées bénéficient également des mesures prises par le président Emmanuel Macron, avec notamment le relèvement à 400 000 euros du montant de patrimoine pouvant être transmis en dons aux enfants et petits-enfants sans impôts sur les successions.
7Politique mais informé, ce livre vient ainsi dénoncer la tentative d’une majorité des classes aisées de se placer sous la bannière des classes moyennes, alors même qu’elles font partie des privilégiés du système. Il n’apporte cependant que très peu d’éléments concrets sur « ces privilégiés qui n’en ont jamais assez », restant en grande partie une dénonciation à partir d’intuitions plutôt que de données réelles. Ce livre offre néanmoins un condensé de statistiques pertinentes sur l’état de la société française et de ses inégalités avant la pandémie de la Covid 19.
Pour citer cet article
Référence électronique
Victoire Sessego, « Louis Maurin, Encore plus ! Enquête sur ces privilégiés qui n’en ont jamais assez », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 18 août 2021, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/50673 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.50673
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