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Mathieu Corteel, Le hasard et le pathologique

Ali Choukroun
Le hasard et le pathologique
Mathieu Corteel, Le hasard et le pathologique, Paris, Les Presses de Sciences Po, coll. « Académique », 2020, 200 p., ISBN : 978-2-7246-2645-2.
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Texte intégral

  • 1 Foucault Michel, Naissance de la clinique, Paris, Presses universitaires de France, 2015 [1963].
  • 2 Mathieu Corteel utilise ce terme dans le sens d’une activité qui consiste à dénombrer, à décrire pa (...)

1Le hasard et le pathologique est un ouvrage issu de la thèse de philosophie soutenue par Mathieu Corteel en 2017. Il vient ajouter une pierre à l’édifice de l’histoire des idées scientifiques. D’inspiration bachelardienne, le livre explore les fondements de la statistique médicale. Il est un complément précieux et original à La Naissance de la clinique1. Corteel nous offre la narration de « l’émergence d’une épistémè computationnelle en médecine ». Celle-ci peut désigner un savoir basé sur les chiffres. Mais ce récit est loin d’être linéaire. Il met l’accent sur les allers-retours de l’installation progressive de la raison statistique de l’État à l’Académie des Sciences et insiste sur les débats et controverses qui l’ont caractérisé. Le livre comporte huit chapitres articulés en trois parties. Elles explorent respectivement les trois domaines touchés par le projet de « numérisation2 » : la nature, l’esprit et le social.

2Dans le premier chapitre, Mathieu Corteel retrace la naissance de la nosopolitique au XVIIe siècle. Cette notion désigne une gouvernementalité fondée sur la connaissance des épidémies. Elle consiste à les classer et les comparer en fonction de leurs dynamiques d’apparition. En dressant les premières tables de mortalité de Londres, le mathématicien John Graunt (1620-1674) participe à l’invention de cette discipline qui préfigure la démographie. Ses tables numériques importent la rationalité de la statistique dans le domaine des probabilités, qui n’était alors considéré que comme un jeu de hasard. Ses contemporains et successeurs reprendront ses travaux au cours du siècle, dans le cadre d’une circulation européenne des savoirs. Les frères Huygens mettent en évidence la différence entre moyenne et médiane dans le calcul des chances qu’il est donné de vivre à chaque tranches d’âge. Leibniz (1646-1716) plaide pour une médecine étatique, administrée par le pouvoir central. William Petty (1623-1687) associe la souveraineté d’un pays à sa capacité à produire des données agrégées sur sa population afin de pouvoir l’orienter de façon éclairée. Dès la fin du XVIIe, le chiffre est pensé comme un outil de puissance.

3Le deuxième chapitre nous plonge dans la controverse sur l’inoculation, méthode de protection contre les épidémies qui consiste à administrer volontairement le germe amoindri de la maladie. Cette technique orientale de prévention, également appelée variolisation, a été introduite en Angleterre depuis Istanbul pour lutter contre la variole, maladie terrifiante au XVIIe siècle. Son expérimentation a permis de valider une intuition indigène par le nouveau rationalisme occidental. Après Maitland (1668-1748) qui mène l’un des premiers essais cliniques de l’histoire, confirmant l’efficacité de l’inoculation, James Jurin (1684-1750) présente en 1723 un travail statistique à la Royal Society, institution de prestige analogue aux Académies françaises des sciences et de médecine. Ce médecin, ardent partisan du newtonisme, démontre que le taux de mortalité de la variole est de 1/6, contre 1/91 pour l’inoculation. En 1754, l’explorateur et scientifique La Condamine (1701-1774) rédige un mémoire dans lequel il raconte l’histoire des débats de l’inoculation. Il s’arrête sur le plus emblématique d’entre eux, qui opposa le médecin et mathématicien Daniel Bernoulli (1700-1782) à l’encyclopédiste d’Alembert (1717-1783). Face à la conception individualiste du second, Bernoulli défend une vision holistique. Si l’inoculation comporte un risque, il est incomparable à celui qui pèse sur une collectivité dont les membres ne se seraient pas protégés.

4Le troisième chapitre s’intéresse à la vaccine, c’est-à-dire à la forme variolique de la vache. Edward Jenner (1749-1823) remarque, dès le début du XIXe siècle, que les fermiers qui ont été au contact de vaches atteintes de cowpox (vaccine) développent rarement la variole. Pour un sujet faiblement atteint, l’inoculation de la vaccine s’avère plus profitable que celle de la variole car elle s’avère moins virulente. . La vaccination promet donc l’éradication définitive de la variole. Malgré les 400 000 vaccinations qui ont lieu en France entre 1800 et 1805, une hypothèse vient contrarier cette invention : de nombreuses doses de vaccine sont accusées d’être contaminées par le virus de la syphilis. Cette suspicion est alors un enjeu crucial du débat. En renfort de Bernoulli, qui protège autant l’inoculation que la vaccination, l’économiste Duvillard (1755-1832) brandit la raison d’État. Il déclare, à partir d’un calcul prédictif, que trois millions de personnes pourraient être sauvées grâce à la vaccination. Le vœu de Bernoulli s’est exaucé : les membres de la communauté politique atteignent « l’âge adulte ». Mais Hector Carnot retourne cet argument contre lui. La mortalité a certes reculé, mais ses calculs montrent qu’elle survient principalement à l’âge de la reproduction, ce qui menace la courbe démographique. À partir des années 1860, Alexandre Viennois certifie le lien entre vaccine de mauvaise qualité et syphilis. Pour aboutir à cette assertion, il associe à son regard expérientiel des données statistiques. Intuition clinique et statistique se mêlent, concourant à élucider l’ignorance du hasard.

5Le quatrième chapitre est centré sur les apports du mathématicien Pierre-Simon Laplace (1749-1827). Sa philosophie est basée sur une perspective de l’ignorance que la calcul doit combler. Un siècle auparavant, le mathématicien Jacques Bernoulli (1654-1705) avait forgé la célèbre loi des grands nombres. Elle établit un principe volumétrique : plus l’on dispose d’informations sur le phénomène observé, plus l’on sera en mesure d’affirmer des conclusions sur sa nature, sa fréquence future d’apparition et les caractéristiques susceptibles de le faire émerger. Pour que l’usage de la raison probabilitaire deviennent un « critère de vérité scientifique » (p. 89), Laplace reprend la loi des grands nombre et pactise avec les théories de Bayes (1702-1761), forgées cinquante ans plus tôt. Il formule un théorème (dit « de Bayes-Laplace ») qui établit que l’on peut connaître la probabilité à partir du préalable. L’a priori fonde donc l’a posteriori. Laplace s’inscrit ainsi dans la continuité de Newton qui avait démontré que l’état physique initial permettait de déterminer la vitesse et le mouvement des corps.

6Le chapitre suivant revient sur le projet du médecin Pierre-Charles Alexandre Louis (1787-1872) consistant à revisiter la thérapeutique à l’aune de la « méthode numérique ». Cette dernière se caractérise par l’exploitation de grandes quantités de données médicales à des fins d’évaluation de l’efficacité des connaissances cliniques. Son travail se concrétise par la remise en cause des nosographies traditionnelles. La médecine française est alors plongée dans un débat sur la nature des fièvres et sur leurs traitements. Dans ce contexte, Louis va déclencher la « crise des saignées » (p. 108). Il s’agit d’une controverse sur l’efficacité de cette thérapie reconnue et légitime des fièvres, portée par Broussais (1772-1838). Ce-dernier se saisit du chiffre pour entériner l’efficacité de sa méthode : il établit des statistiques de mortalité d’individus ayant subi des saignées pour prouver que celle-ci est bénéfique. Mais des contre-expertises démentent ces résultats. Parmi elles, la conclusion de Louis est sans appel : à partir des fiches de 78 patients, il met en évidence que les saignées augmentent de 44% le risque de décès des personnes atteintes de fièvres. Bouillaud revendique d’autres résultats et accuse Louis d’avoir omis le « talent du clinicien » (p. 113). La Société médicale d’observation est alors fondée en 1832 et défend les principes de Louis en publiant un Manifeste pour les soutenir. La suite de la discussion a lieu à l’Académie de Médecine après la lecture d’un mémoire contre la généralisation abusive des statistiques. Tandis que les Anciens revendiquent l’expérience des siècles, les Modernes font parler les chiffres.

7Le sixième chapitre se consacre à la « rupture épistémologique » (p. 137) accomplie par Claude Bernard (1813-1878) et sa médecine expérimentale Corteel décrit les expériences de Bernard sur la fonction glycogénique du foie, qui le mènent notamment à exprimer des réticences face à la méthode numérique. Pour lui, l’expérimentation prime sur la statistique: Il n’est pas nécessaire, selon Bernard, d’amasser des quantités importantes de données pour trouver la cause des phénomènes. L’expérimentation rigoureuse explique « la loi au niveau de l’espèce » (p. 142)., c’est-à-dire la manière dont s’agencent universellement les systèmes biologiques. Deux principes guident la médecine expérimentale de Bernard : un déterminisme universel et qualitatif que le médecin doit chercher en menant des expériences sur le vivant pour révéler les agencements de la Nature ; un déterminisme quantitatif correspondant à des mesures. Le déterminisme de Bernard déplace le problème. Il est à la fois condition de possibilité de l’exercice de la médecine – car, sans lois, nulle compréhension n’est envisageable – et objet – car c’est au médecin de révéler le secret des processus biologiques.

8La dernière partie du livre élargit la réflexion à la santé publique. Le septième chapitre porte sur l’hygiénisme. Au XIXe siècle, une statistique routinisée s’intègre progressivement dans la gestion des affaires publiques. Par exemple, le baron Haussmann (1809-1891) publie Les recherches statistiques sur la ville de Paris. Il y dresse un tableau exhaustif des données démographiques et urbaines de la capitale et sa région. C’est aussi à cette époque que la pauvreté est naturalisée, au sens biologique du terme. La loi de Villermé confirme par le chiffre un tournant moral du rapport aux indigents. Les premières topographies de la capitale matérialisent la distribution sociobiologique de la maladie et laissent considérer les classes inférieures comme des classes pathogéniques.

9Le dernier chapitre s’arrête sur les dispositifs politico-administratifs de qualification des causes de la mort. Mathieu Corteel s’appuie sur des données du terrain britannique. À l’origine, malgré l’obligation de déclaration, les termes employés pour définir la raison du décès d’un individu ne sont pas standardisés. Ils donnent donc l’impression d’une hétérogénéité des maladies. Il est donc important de mener un travail d’uniformisation. Le milieu du XIXe siècle est ainsi le théâtre d’une controverse nosographique entre deux statisticiens : William Farr (1807-1883) et Marc d’Espine (1806-1860). Le Congrès internationale de statistique leur avait commandé en 1853 la réalisation d’une classification des maladies. Mais tandis que d’Espine distinguait maladies aigues et maladies chroniques, son homologue, plus moderne, était partisan d’un découpage chimique des pathologies. Si c’est la classification d’Espine qui est d’abord retenue, les découvertes de la chimie au long du siècle contribuent à terme à imposer celle de Farr. Loin d’être anodines, ces discussions préfigurent « l’informatisation » (p. 178) de la statistique sanitaire anglaise, c’est-à-dire son développement à plus grande échelle et son extension à de nouvelles sphères, dont le marché.

10L’ouvrage de Mathieu Corteel se clôt sur une synthèse des trois mécanismes qui ont permis la légitimation du chiffre. Le premier est politique. Des épidémies de peste au Covid-19, la biostatistique est venue en appui à la décision. Corteel observe l’actualité de cette problématique : « Face à la pandémie de la Covid-19, c’est le calcul de probabilités du R0 qui a conduit les gouvernements éclairés à confiner leur population » (p. 187). En deuxième lieu, dans la continuité de Foucault, la métamorphose interne du point de vue médical a joué un rôle majeur. En témoignent les conflits de rationalité lors de la crise des saignées, dont il note « la forte rémanence avec le débat actuel sur l’hydroxychloroquine » (p. 189). Enfin, c’est la structure de l’esprit scientifique et avec elle son potentiel explicatif du hasard et des lois de la nature et du social qui donnent à la statistique un avantage de choix face à l’intuition, l’expérience des siècles ou le regard empirique. Accessible, instructif et réfléchi, l’ouvrage de Mathieu Corteel est assurément une pièce à ajouter à l’histoire de la médecine.

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Notes

1 Foucault Michel, Naissance de la clinique, Paris, Presses universitaires de France, 2015 [1963].

2 Mathieu Corteel utilise ce terme dans le sens d’une activité qui consiste à dénombrer, à décrire par les chiffres les phénomènes et les événements qui nous entourent.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Ali Choukroun, « Mathieu Corteel, Le hasard et le pathologique », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 18 août 2021, consulté le 05 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/50669 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.50669

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Rédacteur

Ali Choukroun

Doctorant en science politique à l’université de Lyon, IEP de Lyon, sur le thème de la gouvernance de l’innovation biomédicale au prisme des essais cliniques.

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