Patrick Cingolani, La colonisation du quotidien. Dans les laboratoires du capitalisme de plateforme
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- 1 Voir la page personnelle de l’auteur sur le site de son laboratoire, où peuvent être téléchargés ce (...)
- 2 Le titre fait en revanche écho aux travaux de l’École de Francfort, notamment aux écrits de Jürgen (...)
- 3 Nouvelles technologies de l’information et de la communication.
1La pandémie de Covid-19 et les mesures sanitaires prises pour l’endiguer ont donné un coup d’accélérateur remarqué au capitalisme de plateformes. Qu’il s’agisse de travailler ou de consommer, il est devenu difficile d’échapper à ces multiples sites ou applications en ligne qui se proposent de nous mettre en relation tout en maintenant paradoxalement un certain isolement. Loin de constituer une simple opportunité permettant de nous simplifier l’existence, ces outils numériques constituent la pointe avancée d’une transformation du capitalisme déjà à l’œuvre depuis une cinquantaine d’années, et qui affecte aussi bien les processus de production que les modes de consommation et même plus largement la globalité de la vie quotidienne. Telle est la thèse que développe ici Patrick Cingolani, professeur de sociologie à l’Université de Paris et auteur de travaux remarqués sur la précarité1. En dépit de ce que son sous-titre pourrait suggérer2, l’ouvrage ne repose pas sur une enquête empirique originale mais constitue un essai qui prend appui sur une riche bibliographie non seulement francophone, mais aussi anglophone, italophone et hispanophone, mêlant travaux de recherche et articles de presse. À partir de ce « matériau » quelque peu disparate, l’auteur s’emploie donc à caractériser cette nouvelle étape dans le processus de segmentation, déterritorialisation et flexibilisation du procès de production et ses implications socio-économiques, en avançant d’emblée que c’est « par leur capacité à délier ce qui est lié et à lier ce qui est délié, à travers la numérisation, que les NTIC3 ont donné de nouveaux moyens au processus d’externalisation des entreprises, mais elles ont, de fait, flouté les frontières de ces dernières, rendant possible l’effectuation d’un travail en dehors des limites instituées » (p. 16) – limites tant spatiales que temporelles. Cette affirmation, l’auteur va s’employer à l’étayer tout au long de son texte.
- 4 Cf. Deleuze Gilles, Pourparlers (1972-1990), Paris, Minuit, 1990, p. 241.
2Patrick Cingolani revient tout d’abord sur la manière dont les technologies numériques ont affecté en profondeur le processus productif en amendant le constat deleuzien selon lequel les « sociétés de contrôle » seraient en train de remplacer les « sociétés disciplinaires » (p. 23)4. Les deux principes de domination – discipline et contrôle – sont en effet conjugués par les NTIC, explique l’auteur, même si la structure hiérarchisée de l’entreprise fordiste a largement éclaté à de nombreux endroits par la généralisation de l’externalisation, sous la double-forme de la sous-traitance et du travail temporaire. Pis encore, comme l’illustre l’exemple des centres d’appel, l’externalisation de services implique un engagement émotionnel plus fort encore des travailleuses et travailleurs soumis à des tâches toujours largement standardisées, mais aussi paradoxalement dépersonnalisées, y compris dans les interactions humaines. De manière générale, c’est sur une asymétrie d’information, tant vis-à-vis des travailleurs ainsi exploités que des consommateurs, que prospère en premier lieu ce capitalisme numérisé. Celui-ci tend à imposer le modèle de l’« entreprise sans usine » vanté en son temps par Serge Tchuruk, l’ancien PDG d’Alcatel, en même temps qu’un nouveau « cybertariat » rémunéré à la tâche et mobilisable en permanence.
- 5 Cingolani Patrick, Révolutions précaires. Essai sur l’avenir de l’émancipation, Paris, La Découvert (...)
- 6 Weber Florence, Le travail à-côté. Étude d’ethnographie ouvrière, Paris, Éditions de l’EHESS, 1989.
3Patrick Cingolani se penche par la suite sur le secteur culturel, cible de choix de cette marchandisation de la créativité sociale et du temps libre, et sur lequel il avait directement enquêté pour son ouvrage Révolutions précaires5. Il montre ainsi comment les firmes du secteur s’approprient de multiples tâches qui perdent de ce fait toute l’autonomie qui caractérisait auparavant ces formes de « travail à-côté »6, en jouant sur une confusion croissante entre travail et loisir, professionnalisme et amateurisme, ou encore intime et public. Ceci amène l’auteur à conclure, après d’autres, que « le travail gratuit, quel qu’en puissent être au demeurant les formes, est le signe d’une inquiétante opération de réaménagement sémantique de la signification du mot travail au sein du monde contemporain » (p. 102).
- 7 Qui distingue plateformes publicitaires, plateformes de produits, plateformes industrielles, platef (...)
- 8 C’est-à-dire sa mise à disposition permanente tout en ne rémunérant que le temps effectivement trav (...)
4Le troisième chapitre est ensuite consacré à l’économie des plateformes en ligne, paradigmatique de ce nouveau capitalisme qui s’étend à toujours plus d’activités. Après avoir présenté la typologie proposée par Nick Srnicek7, Patrick Cingolani explique en quoi, au-delà de leur diversité apparente, toutes ces plateformes ne font en fait que pousser à son terme une certaine logique du capitalisme consistant à sortir de l’entreprise ce qu’il appelle la « relation triangulaire d’exploitation » entre ladite entreprise, sa main-d’œuvre, et ses clients. En d’autres termes, il ne s’agit plus pour ces firmes de faire, mais de faire faire, en mettant simplement à disposition leurs outils de mise en relation, mais en laissant aux travailleurs la charge et l’entretien de leur outil de production, de même que celle de leur protection sociale. C’est ainsi plus qu’une « tâcheronnisation », une véritable dérégulation du « marché » du travail en même temps qu’une « casualisation » de la main-d’œuvre8 qui s’opère à travers ces différents dispositifs qui permettent aujourd’hui à toute entreprise, et même tout particulier, de trouver un.e « indépendant.e » prêt à prendre en charge une palette presque infinie de tâches pour des tarifs sans cesse tirés vers le bas par la mise en concurrence. L’auteur illustre ces nouvelles formes de subordination à travers trois exemples emblématiques de l’époque actuelle : Amazon, Uber et Deliveroo, en montrant dans chaque cas comment l’appropriation du temps des travailleurs est poussée jusqu’à un point jamais atteint jusque-là, grâce à des formes de contrôle, d’astreinte et de « convocabilité-révocabilité » offertes par les algorithmes, qui permettent aux firmes concernées d’éliminer les « faux frais » du temps de travail, et de maximiser ainsi le rendement à un point que même Taylor n’aurait pu imaginer.
- 9 Zones à défendre, comme celle, fameuse, qui s’est développée sur le site du projet avorté d’aéropor (...)
- 10 Temporary Autonomous Zones. Voir Bey Hakim, TAZ. Zone autonome temporaire, Paris, L’Éclat, 1997 [19 (...)
5Se pose alors la question des résistances à ce rapport d’externalisation généralisée, qui fait l’objet du cinquième et dernier chapitre. Tout d’abord, force est de constater qu’en dépit de l’atomisation qui accompagne une propagande vantant leur indépendance, les travailleurs des plateformes parviennent à se mobiliser pour améliorer leur sort, voire faire reconnaître leur subordination de fait devant les tribunaux, comme l’ont illustré les chauffeurs d’Uber ou les livreurs de Deliveroo et consorts. Certains parviennent même à se réapproprier les algorithmes et à s’organiser en coopératives, communalisant recettes, protections et moyens de production, à l’instar de Coopaname. C’est la multiplication de tels espaces de résistance en actes, auquel il associe les ZAD9 et autres TAZ10, que l’auteur appelle de ses vœux pour finir dans une logique de ralentissement et même de « désœuvrement » collectif.
- 11 Voir Duvoux Nicolas, L’autonomie des assistés. Sociologie des politiques d’insertion, Paris, PUF, 2 (...)
- 12 Voir Gaxie Daniel, « Rétributions du militantisme et paradoxes de l’action collective », Revue suis (...)
6Si l’essai de Patrick Cingolani présente le mérite de ramasser de manière accessible et stimulante les résultats d’un certain nombre de travaux portant sur ces enjeux, tout en s’efforçant de mettre à jour la logique commune qui les sous-tend, il n’en présente pas moins certaines limites. La première réside dans ce qui fait en même temps la force de l’ouvrage, à savoir son ambition de monter en généralité, mais qui rend de fait le propos par moments un peu trop univoque. De fait, il serait intéressant, comme l’ont fait certaines enquêtes qui ne sont pas forcément évoquées dans l’ouvrage, de se pencher sur les multiples manières dont les travailleuses et travailleurs des plateformes vivent cette expérience en fonction notamment de leurs ressources, à l’instar par exemple des allocataires des minima sociaux enjoints à l’autonomie11. Il serait plus largement intéressant, et même essentiel, d’aller explorer plus avant cette « colonisation du quotidien » par ce capitalisme de plateforme afin de saisir les ressorts de ce qui s’apparente, sinon à une adhésion générale, du moins à ce que l’on pourrait qualifier de scotomisation des dégâts sociaux et écologiques de ces outils par la très grande majorité des consommateurs et travailleurs que nous sommes. Autrement dit, considérer le fait que, tout en les ayant sous les yeux, nous semblons ne pas voir ces méfaits, à l’instar des militant.e.s vis-à-vis des rétributions que leur apporte leur activisme12. On peut noter pour finir que, si l’auteur assume un certain normativisme, il va par moments un peu vite en besogne, comme lorsqu’il avance à plusieurs reprises sans l’étayer que ce nouveau stade du capitalisme serait la cause d’une montée du célibat, ou lorsqu’il affirme que « l’horizon de cette politique d’exception que serait la révolution est mort » et que celle-ci serait de nos jours « l’argument qui légitime le quiétisme et le ressentiment de ceux qui font de toute pratique sociale une compromission avec le capitalisme et spéculent dans le même temps sur un constat d’impuissance » (p. 186). Une sentence lapidaire qui efface d’un trait de plumes une montagne de débats politiques... Quoiqu’il en soit, nonobstant ces quelques remarques, il n’en reste pas moins un essai utile et agréable pour saisir et se saisir de ce qui nous arrive à travers nos écrans.
Notes
1 Voir la page personnelle de l’auteur sur le site de son laboratoire, où peuvent être téléchargés certains de ses travaux et visionnées plusieurs de ses interventions : http://www.lcsp.univ-paris-diderot.fr/Cingolani.
2 Le titre fait en revanche écho aux travaux de l’École de Francfort, notamment aux écrits de Jürgen Habermas et à son concept de « colonisation du monde vécu », auquel Patrick Cingolani ne se réfère cependant pas explicitement.
3 Nouvelles technologies de l’information et de la communication.
4 Cf. Deleuze Gilles, Pourparlers (1972-1990), Paris, Minuit, 1990, p. 241.
5 Cingolani Patrick, Révolutions précaires. Essai sur l’avenir de l’émancipation, Paris, La Découverte, 2014. Compte rendu de Umut Ungan pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.16666.
6 Weber Florence, Le travail à-côté. Étude d’ethnographie ouvrière, Paris, Éditions de l’EHESS, 1989.
7 Qui distingue plateformes publicitaires, plateformes de produits, plateformes industrielles, plateformes commerciales et plateformes « maigres » (lean platforms). Voir Srnicek Nick, Platform Capitalism, Cambridge, Polity Press, 2017.
8 C’est-à-dire sa mise à disposition permanente tout en ne rémunérant que le temps effectivement travaillé.
9 Zones à défendre, comme celle, fameuse, qui s’est développée sur le site du projet avorté d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes.
10 Temporary Autonomous Zones. Voir Bey Hakim, TAZ. Zone autonome temporaire, Paris, L’Éclat, 1997 [1991].
11 Voir Duvoux Nicolas, L’autonomie des assistés. Sociologie des politiques d’insertion, Paris, PUF, 2009.
12 Voir Gaxie Daniel, « Rétributions du militantisme et paradoxes de l’action collective », Revue suisse de science politique, vol. 11, n° 1, 2005, p. 157-188.
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Electronic reference
Igor Martinache, « Patrick Cingolani, La colonisation du quotidien. Dans les laboratoires du capitalisme de plateforme », Lectures [Online], Reviews, Online since 03 August 2021, connection on 05 December 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/50590 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.50590
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