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Michael Hudson, Dette, rente et prédation néolibérale

Marc Humbert
Dette, rente et prédation néolibérale
Michaël Hudson, Dette, rente et prédation néolibérale. Une anthologie de l'œuvre de Michaël Hudson, Lormont, Le Bord de l'eau, 2021, 240 p., préf. Alain Caillé, postf. Jean-Michel Servet, trad. Thibault Mirabel, Christophe Petit et Alain Caillé. Textes choisis et commentés par Thibault Mirabel et Christophe Petit, ISBN : 9782356877642.
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Texte intégral

1L’ouvrage Dette, rente et prédation néolibérale porte en sous-titre Une anthologie de l’œuvre de Michael Hudson. Il est composé de « textes choisis, traduits et commentés par Thibault Mirabel et Christophe Petit ». Les textes ne sont pas noyés dans les commentaires, comme c’est parfois le cas dans ce genre d’ouvrage. Ici, les traducteurs se bornent à indiquer en début de chacun des douze textes d’où ceux-ci sont extraits. Ils les ont choisis et ordonnés sans pour autant indiquer les critères qui ont été les leurs. Seul un court encadré au début de la deuxième partie (p. 112) nous livre ce qu’ils perçoivent comme central dans l’œuvre de Michael Hudson. L’ensemble commence par une préface (p. 5-14) de mise en contexte par Alain Caillé. Il considère que « cette œuvre est d’importance majeure » et commente les « découvertes » de Michael Hudson en les énonçant dans un ordre qui semble être celui dans lequel se suivent les textes offerts par l’ouvrage.

2On regrette que Michael Hudson (né en 1939) ne nous soit pas présenté – toutefois l’ouvrage commence par l’introduction que l’auteur a écrit en 2015 pour Killing the Host. How Financial Parasites and Debt Destroy the Global Economy, où il raconte la petite histoire longue et variée de sa vie intellectuelle. Cela fait cinquante ans qu’il publie, puisqu’il indique que son premier ouvrage majeur est paru en 1972 (p. 21). Toutefois, la présente anthologie ne reprend que des textes récents, écrits (à une exception près) depuis 2015. La traduction en français de textes antérieurs serait peut-être bienvenue.

3La postface de Jean-Michel Servet complète et nuance le commentaire d’Alain Caillé sur les apports à la connaissance que présentent les textes de Michael Hudson ici réunis. Ces textes nous montrent que les marchés libres sont antérieurs à ce que croyait Polanyi, qui les pensait régulés de toute Antiquité, et qu’il faut situer les origines de la monnaie non pas dans le troc interindividuel, mais dans une création par le Palais et les Temples en Mésopotamie. D’autres auteurs ont travaillé sur l’origine de la monnaie, en particulier Jean-Michel Servet, qui en retrace les apports pour partie antérieurs, et souligne qu’il y a 60 000 ans avait déjà cours une monnaie comme « commun » au sein de groupes de chasseurs-collecteurs.

  • 1 Voir Graeber David, Dette : 5000 ans d’histoire, Paris, Les liens qui libèrent, 2013 [2011].

4La première partie « archéologie de la dette » nous livre de manière bien détaillée et explicite les résultats des travaux de l’assyriologue Michael Hudson. On y trouve les divers volets de sa reconstruction de l’évolution antique de la dette et de son annulation fréquente qu’« en 2012, le livre de David Graeber a réunis »1 (p. 23), indique-t-il en ajoutant qu’il avait lui-même essayé au début des années 1990 de proposer son propre résumé, mais qu’il fut incapable de convaincre un éditeur.

5La deuxième partie s’intitule « une théorie institutionnaliste de la rente ». Elle est composée principalement d’un document de travail du Levy Institute écrit en 2012 sur la conception de la rente chez Thorstein Veblen, dont John Kenneth Galbraith était le disciple. Le reste est composé d’extraits de l’ouvrage publié en 2017 sous le titre J is for Junk Economics. A Guide to Reality in an Age of Deception. Michael Hudson explique qu’il emprunte à l’économie politique classique la critique de la rente et des rentiers qui s’enrichissent en dormant comme l’écrivait John Stuart Mill. Les classiques entendaient taxer les rentes foncières, les ressources naturelles et tous les revenus gagnés sans activité plutôt que d’imposer les salaires et les bénéfices industriels. Tout ce raisonnement a été retourné après 1870 par les marginalistes, puis les néoclassiques, en affirmant que tout ce que rémunère un marché libre de toute intervention de l’État est une contribution réelle à l’économie. Ce discours devenu dominant veut éviter que l’État taxe ce que les classiques appelaient des rentes, ce qui contribuerait à faire de cet État un dangereux Léviathan. Mais en procédant ainsi, nous dit Michael Hudson, ce sont les propriétaires, les financiers et les monopoleurs qui remplacent la démocratie par une oligarchie financière prédatrice.

  • 2 Titre du chapitre VIII, qui évoque celui d’un ouvrage de John Kenneth Galbraith.

6Dans la troisième partie de l’ouvrage sont repris des textes qui décrivent « l’économie de prédation contemporaine et les remèdes à y apporter ». Un premier chapitre commence par expliciter ce que cache le discours de la théorie économique standard, que l’auteur dit être une science frauduleuse2. Son caractère frauduleux tient selon l’auteur à ce que cette science axiomatique est fondée sur des hypothèses irréalistes, et appuie son discours sur des modèles mathématiques plutôt que sur la réalité. Ceci entretient alors l’illusion de la restauration de supposées tendances à l’équilibre, tout en abandonnant tout effort de considérer l’histoire économique concrète. Ce sont là des reproches qui ne sont pas originaux, mais communs à tous les courants de l’économie hétérodoxe. En revanche, la spécificité de Michael Hudson est de se centrer sur la question de la création de monnaie, que l’application de la théorie standard permet de réaliser de manière toujours plus massive par le secteur privé, et sous forme de dettes. Il en résulte cette situation qui fait que les particuliers, les entreprises et les États sont de moins en moins « en mesure de supporter le fardeau de leur dette » (p. 130).

7C’est manifestement cette spécificité et cette dimension de l’œuvre de Michael Hudson qui ont retenu l’attention de ceux qui ont préparé cette anthologie et qui, dans l’encadré susmentionné mis au début de cette partie, les amènent à écrire que chez Michael Hudson : « l’histoire économique […] est interprétée […] comme une lutte des classes entre créanciers et débiteurs […] pour l’appropriation des moyens de produire de la monnaie qui surdétermine la lutte des classes pour l’appropriation des moyens de production des biens et services » (p. 112).

8Michael Hudson montre pour quelle raison est acceptée la domination des 1% de la population que sont aujourd’hui les créanciers face aux 99% que sont les débiteurs. Les créanciers romains avaient dû, soutient-il, renoncer à leurs exigences excessives en raison de la répudiation de l’usure par les chrétiens. Les appels à la charité chrétienne ont alors remplacé l’appel de Jésus à une année jubilaire de « pardon des dettes » (devenues « offenses » dans le Pater Noster) comme elle se pratiquait dans l’antique Proche Orient. Mais, regrette-t-il, « la religion chrétienne est devenue une religion de résignation », car accepter cet âge sombre de la finance équivaut à une passivité face à la mort économique et démographique.

  • 3 C’est là la définition du néolibéralisme selon les traducteurs-commentateurs de cette anthologie.
  • 4 Une stratégie qu’il qualifie d’orwellienne.
  • 5 Par exemple à la page 131, en citant à l’appui l’affirmation d’Adam Smith selon laquelle « aucun Ét (...)

9Pour que cette « passivité » perdure, les créanciers agissent, en particulier en diffusant une « idéologie économique de défense des intérêts de la classe rentière »3 (p. 112) formée de ce que l’auteur appelle « les 22 mythes économiques les plus répandus de notre époque », présentés dans le chapitre IX, qui porte ce titre. Cette dénonciation des divers éléments qui conduisent à ce que Michael Hudson appelle « une supercherie rhétorique visant à représenter la finance et les autres secteurs rentiers comme faisant partie de l’économie et non comme extérieurs à elle »4 (p. 21) semble bien pertinente. Parmi ces mythes, certains peuvent paraître plus importants, mais ils forment un ensemble bien armé pour le combat qui est mené. Il reprend certains déjà cités comme faisant croire qu’il n’y a que des revenus et pas de prédation. On peut évoquer aussi un de ces mythes, certes pas plus mais tout aussi crucial que d’autres. On fait croire que les dettes pourront être payées en particulier en baissant les salaires et les prix, et en privatisant, car le privé est affirmé plus efficace que le public. Et cela semble réussir, ce qui est dramatique selon Michael Hudson : « à mesure que les oligarchies remplacent la démocratie, le taux de participation aux élections diminue – symptôme politique moderne de la tristesse sociale et de la capitulation » (p. 157). Et – pire encore ? – celui qui rappelle qu’il était connu dès 1989 comme « professeur apocalypse » (p. 23) considère que l’adoption de ces mythes nous conduit au krach : « la montée en puissance de l’épargne et de la dette a été politisée en vue de contrôler les États. L’ampleur de la dette tend à augmenter jusqu’à ce qu’un krach financier, une guerre ou une décision politique de réduction de la dette ne surviennent » (p. 25), car « les dettes qui ne peuvent pas être payées ne le seront pas », répète-t-il à plusieurs reprises5.

10Peut-on éviter de se retrouver dans une situation apocalyptique comme a failli l’être celle de la crise de 2008 ? Michael Hudson pense que oui. « Il y a une alternative bien sûr. C’est de faire de la tendance inexorable de la dette à croître au-delà de la capacité de remboursement le point de départ de la science économique. Ce qu’il faut c’est une politique pour sauver l’économie » (p. 133). C’est ce qu’il dessine dans les deux derniers textes, intitulés « dix réformes indispensables » et « le combat du XXIème siècle ». La lecture en est bien intéressante ; l’auteur y montre une certaine nostalgie pour l’époque keynésienne, qu’il caractérise comme une sorte de socialisme. Avant la postface, l’ouvrage offre ensuite deux annexes : l’une sur la liste des Jubilés anciens, l’autre sur le projet relatif à l’assyriologie que Polanyi avait conduit à l’université Columbia.

11On ne saurait qu’inciter à découvrir un auteur inconnu en France et dont on offre ici des analyses originales de notre monde en péril.

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Notes

1 Voir Graeber David, Dette : 5000 ans d’histoire, Paris, Les liens qui libèrent, 2013 [2011].

2 Titre du chapitre VIII, qui évoque celui d’un ouvrage de John Kenneth Galbraith.

3 C’est là la définition du néolibéralisme selon les traducteurs-commentateurs de cette anthologie.

4 Une stratégie qu’il qualifie d’orwellienne.

5 Par exemple à la page 131, en citant à l’appui l’affirmation d’Adam Smith selon laquelle « aucun État n’a jamais remboursé sa dette ».

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marc Humbert, « Michael Hudson, Dette, rente et prédation néolibérale », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 02 août 2021, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/50580 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.50580

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Rédacteur

Marc Humbert

Professeur émérite d’économie politique à l’université de Rennes, concepteur en 1980 du concept de système industriel mondial, co-fondateur en 2002 du réseau-projet PEKEA (a Political and Ethical Knowledge on Economic Activities / une approche politique et éthique des activités économiques), initiateur et co-animateur depuis 2010 du mouvement « convivialiste » inspiré par le concept de convivialité d’Ivan Illich et co-fondateur de l’internationale convivialiste en 2021.

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