Jérôme Baschet, Basculements. Mondes émergents, possibles désirables

Texte intégral
1La pandémie de Covid-19 a fait, à proprement parler, événement. Elle a ouvert une brèche dans nos existences comme dans le cours des jours. En mettant sur pause, pendant plusieurs semaines, l’ensemble des activités humaines sur la planète, elle nous a conduits à envisager une réorganisation de nos échelles de valeur et de besoins, désignant ce et celleux qui étaient essentiel·les ou ne l’étaient pas. Cette rupture dans l’ordre des choses et dans leur déroulement habituel a, qui plus est, fait naître (ou du moins rendu évident) des possibles qui semblaient jusqu’alors fantaisistes, irréalistes ou carrément utopistes. Nombreux furent celles et ceux qui ont en effet rêvé, à cette occasion, à l’avènement d’un monde nouveau, un « monde d’après », meilleur et recentré sur l’essentiel. On a ainsi vu se multiplier les tribunes appelant à profiter de cette mise sur pause de l’humanité que fut le Grand confinement de 2020 pour redémarrer le système, sur une base socialement, économiquement et écologiquement plus juste. Une véritable rupture semblait pouvoir se dessiner, faisant entrer l’humanité dans une ère nouvelle.
2Un an plus tard, force est de constater que le monde d’hier n’a pas dit son dernier mot et que c’est surtout un « retour à la normale » que beaucoup appellent de leurs vœux, impatient·es de pouvoir vivre, consommer et se déplacer comme avant. Pourtant, qu’on le veuille ou non, la Covif-19 nous a transformés. Elle nous a fait basculer dans un monde nouveau – de plain-pied dans le XXIe siècle, diront certain·es –, un monde marqué bien sûr par une instabilité et une imprévisibilité croissantes, mais aussi par une possibilité désormais tangible : celle de voir advenir un monde post-capitaliste. La porte ouverte par la pandémie vers un monde remis des excès d’un néolibéralisme destructeur reste entrebâillée, attendant seulement que certain·es y passent le pied. C’est ce que propose l’historien français Jérôme Baschet dans cet ouvrage.
3Constatant la crise systémique du capitalisme, dont la Covid comme maladie du Capitalocène est à ses yeux un symptôme, Baschet explore les mondes émergents et les possibles désirables engagés par tous ces basculements dont nous sommes actuellement les témoins. Pour le dire autrement, il prend la Covid-19 pour excuse afin d’explorer, sous un angle renouvelé, des thématiques qui lui sont chères et sur lesquelles il s’était déjà penché dans de précédents ouvrages, dont Adieux au capitalisme paru en 2014 à La Découverte. Il entend ainsi proposer, autour de la notion de basculement, un récit de notre époque et de son devenir qui se distingue des discours souvent catastrophistes et dépolitisés sur l’effondrement.
4Dans un premier chapitre intitulé « L’effet coronavirus », il s’attache d’ailleurs à critiquer cette notion d’effondrement en montrant que les trajectoires actuelles du « système-monde capitaliste » relèvent davantage de l’accélération (comme le virage numérique du travail), d’inflexions (comme la relocalisation de certaines activités productives), de retournements (comme le renforcement du rôle de l’État ?) ou de basculements (comme l’engagement dans une transition énergétique au détriment du pétrole). Il prend également soin de replacer ces transformations dans le cadre plus général et plus profond d’un capitalisme en crise structurelle. Pour autant, il ne faut pas selon lui verser dans l’effondrisme des collapsologues, dont il critique le scientisme, l’intrinsèque dépolitisation (si le système s’effondre, pourquoi continuer à lutter contre ?), mais aussi et surtout l’inscription dans une Histoire finie, déterminée voire déterministe. Face à cette « narration unique et fatale », il importe au contraire de « pluraliser les scénarios ». C’est ce que permet, selon Baschet, le recours à la notion « plurielle et chargée d’incertitudes » de « basculements » et à son pendant qu’est l’idée de « crise structurelle », « caractérisée par une conjonction croissante de dysfonctionnements ». Ainsi, au sein du système capitaliste mondial, les difficultés ne cessent de s’accumuler, conduisant à des effondrements partiels, locaux, tant dans les domaines économique qu’écologique. Autant de petits phénomènes sismiques qui fragilisent sa structure et rendent chaque jour davantage possible, non un effondrement généralisé, mais des basculements d’importance. L’important est ici, pour l’historien, d’insister sur la multiplicité des scénarios possibles et l’incertitude des temporalités, tout en remarquant néanmoins que « les réactions antisystémiques comme les basculements postcapitalistes gagnent en relief dans le champ des possibles » aujourd’hui grandissant.
5L’arrêt, au printemps 2020, de l’économie globale comme locale, qui est abordé au deuxième chapitre, illustre bien ce type de basculements. Il a en effet ouvert la porte à un examen des activités économiques qu’il pourrait être souhaitable de ne pas relancer à la fin de la crise pandémique, notamment celles qui en sont à l’origine (déforestation, aviation internationale, etc.). De proche en proche, c’est la question même de l’impératif de croissance comme moteur de l’accumulation toujours renouvelée du capital qui est posée. Après avoir expérimenté une décroissance forcée, pourquoi ne pas mettre en place une décroissance choisie ? D’autant plus qu’une bonne partie des activités économiques, constate Baschet, ne sert qu’à entretenir la logique de valorisation de la valeur et donc le système capitaliste lui-même. Mais le démantèlement du système productiviste ne serait que la première étape du monde postcapitaliste. Se poserait ensuite la question de savoir ce qu’il convient de produire et la manière dont ces choix pourraient être établis, car la transformation de l’économie est aussi une occasion de renouveau du politique. La notion de bien-vivre est ici mobilisée par l’historien pour exprimer le basculement du quantitatif, la loi de l’économie, vers le qualitatif, qui est au cœur de l’intérêt des vivants.
6L’organisation politique au centre de cette restructuration de l’activité humaine est abordée au chapitre trois, autour des principes de relocalisation et de gestion communale, qui ont été mis en avant par les initiatives d’entraide apparues à l’échelle locale lors de la pandémie. La rébellion zapatiste, que Baschet connait bien pour y avoir consacré un ouvrage en 2005 (Rébellion zapatiste. Insurrection indienne et résistance planétaire), sert ici d’exemple pour donner à voir en quoi consisterait une existence collective autour d’enjeux de production relocalisés, mais aussi d’une politique non étatique, où l’auto-organisation assure l’autonomie collective. Le bien-vivre évoqué précédemment prend ici la forme d’une existence communale, c’est-à-dire d’une modalité de vivre ensemble qui a « pour substance le sens du commun » et qui ouvre la voie à une mise en relation concrète du localisme des activités avec l’enjeu planétaire de la coexistence entre vivants et de la sauvegarde des environnements. Ce sont ainsi de véritables basculements anthropologiques qui se dessinent derrière les voies de possibles ouvertes par la crise structurelle du capitalisme mondialisé. Le quatrième chapitre y est consacré.
7Nombre de récits et de concepts autour desquels s’est construit le monde moderne ne permettent plus de penser le futur ni même de vivre adéquatement le présent. C’est le cas notamment du naturalisme, si bien étudié par Descola, de l’individualisme, mais aussi de l’universalisme. Ces trois notions qui organisent nos sociétés occidentales contemporaines ont contribué à nous mener dans l’impasse écologique et politique. Elles doivent donc être abandonnées au profit d’une refonte ontologique et anthropologique profonde qui assure la valorisation d’autres types de relations entre humains et non-humains, mais aussi entre les êtres humains eux-mêmes. Car sortir du capitalisme implique de sortir de cette modernité qui s’est fondée sur ces notions phares mais désormais caduques. La reconnaissance de l’interdépendance des êtres comme des individus, mais aussi de leur singularité, invite en effet à modifier notre représentation de l’autonomie tout comme celle de l’universalisme, qui ne peut plus viser l’Un mais doit défendre le multiple. Ainsi sera-t-il possible de changer notre regard sur le monde et sur nos vies, et donc nos pratiques productivistes, extractivistes et destructrices. « Assumer notre condition planétaire, c’est reconnaître une communauté de différences, dont le faire-commun se cherche dans l’hétérogénéité ouverte et relationnelle des mondes multiples », résume Baschet. Beau programme théorique, mais dont la mise en place reste encore difficile pour ne pas dire utopique.
8C’est pour cette raison que l’historien se propose, dans un cinquième et dernier chapitre, de « tenter de relier l’ouverture des possibles postcapitalistes à la situation présente et aux luttes qui s’y déploient ». Dans cette « Hypothèse stratégique par temps de crise », Baschet commence par désamorcer l’opposition entre un Grand Soir révolutionnaire et de petits îlots de résistance. Valorisant les espaces libérés et l’intensification de l’affrontement avec le monde l’économie, l’historien envisage les petits pas comme le plus sûr chemin vers la révolution sociale, économique, politique et anthropologique que l’urgence climatique, mais aussi sociale et politique, impose. Il importe en effet de cultiver toutes les initiatives individuelle ou collective pour nous « décapitaliser », c’est-à-dire pour « desserrer les contraintes du monde de l’Économie et […] faire émerger d’autres façons d’être et de vivre ». Ce sont ces initiatives que Baschet nomme les espaces libérés, espaces de combat autant que d’expérimentation. Espaces impurs, certes, mais porteurs de tant d’espoirs et de possibles, puisqu’ils sont selon lui les bases à partir desquelles, s’ils se multiplient, il sera possible à la fois de faire basculer le monde capitaliste et de reconstruire le monde d’après. Grâce à l’accumulation d’expériences postcapitalistes préalables et à l’intensification de la confrontation avec le monde économique et politique actuel, pourra advenir cette « insurgence communale » que l’historien appelle de ses vœux et qui sera à même de faire basculer notre monde.
9Les « arts de vivre postcapitalistes » dont Baschet se fait ici habilement l’analyste et le promoteur impliquent une rupture radicale avec le monde moderne, qui n’adviendra ni toute seule, ni sans heurts, tant le monde d’avant – on le voit avec l’urgence climatique – fera tout pour poursuivre, jusqu’au bout, son business as usual. Le meilleur moyen est de (se) préparer (à) ce monde nouveau dès maintenant en cultivant tous les biais possibles de basculement, et avec eux la fragile dynamique du vivant. L’ouvrage de Jérôme Baschet, s’il n’est pas à proprement parler un guide, est néanmoins un repère de choix dans cette aventure, une synthèse utile dans cette avancée vers une compréhension et un vécu renouvelés de notre existence individuelle et collective sur une planète qui ne peut déjà plus supporter que nous poursuivions nos activités comme si de rien n’était.
Pour citer cet article
Référence électronique
Alexandre Klein, « Jérôme Baschet, Basculements. Mondes émergents, possibles désirables », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 07 juillet 2021, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/50419 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.50419
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