Stéphanie Kelton, Le mythe du déficit. La Théorie moderne de la monnaie et la naissance de l’économie du peuple
Texte intégral
1Peut-on accroître indéfiniment les dépenses publiques ? C’est à cette question d’une actualité brûlante qu’entend répondre l’ouvrage de l’économiste Stéphanie Kelton, dont cette édition constitue la première traduction française présentant la Théorie moderne de la monnaie (TMM, ou MMT en anglais).
2Rédigé dans un style particulièrement accessible, le livre propose de réfuter six mythes entourant le déficit public, un par chapitre, avant de proposer un contre-projet politique. Le premier et le plus fondamental de ces mythes est qu’un État devrait gérer son budget comme un ménage, en s’assurant d’une source de financement préalable avant de pouvoir dépenser. La première réponse de l’autrice est que ce raisonnement ne s’applique pas à l’État fédéral américain, puisque celui-ci peut émettre autant de dollars qu’il le souhaite. Stéphanie Kelton précise ensuite que cette logique peut également s’appliquer en-dehors des États-Unis, mais à des degrés divers en fonction du niveau de « souveraineté monétaire » du pays concerné, qui dépend de son régime de change. Les pays de la zone euro se retrouvent quant à eux dans une situation particulière puisqu’ils ne sont pas « émetteurs » de leur propre monnaie. Dans la suite de l’ouvrage, Stéphanie Kelton se concentre exclusivement sur les pays qui émettent leur propre devise nationale et laissent flotter leur monnaie, et sur la marge de manœuvre que cette émission leur procure.
3L’idée centrale de la TMM est que, pour ces pays-là, toute dépense budgétaire est une émission monétaire ex nihilo, la taxation n’intervenant que dans un second temps et pour d’autres motifs que de récolter des recettes budgétaires – puisque l’État n’a pas besoin d’avoir préalablement des devises pour en émettre de nouvelles. Dans cette nouvelle vision, le système d’imposition poursuit d’autres fonctionnalités que la récolte d’argent, comme : encourager la population à utiliser la devise nationale, inciter la population à adopter certains comportements (ainsi, l’objectif d’une taxe sur les cigarettes devrait être de réduire la consommation de tabac, quitte à ce que la taxe ne rapporte aucun argent si tout le monde arrêtait de fumer), ou encore pour sortir d’une crise d’inflation. En fait, pour la TMM, il n’y a pas de différence fondamentale entre une dépense publique et une émission de dettes : il s’agit dans les deux cas d’une opération d’émission monétaire, et on peut considérer que « les bons du Trésor des États-Unis sont simplement des dollars portant intérêt » (p. 50). S’il n’y a pas de limite technique à cette émission, le déficit pouvant prendre n’importe quelle valeur négative, il existe néanmoins des limites réelles : en l’absence de ressources disponibles, la création monétaire pourra s’avérer inflationniste. L’essentiel des principes de la TMM est condensé dans ce premier chapitre, les suivants pouvant être considérés comme des conséquences.
4Le deuxième mythe réfuté est que l’ampleur du déficit public serait l’indicateur d’un niveau de dépenses excessif. Au contraire, selon la TMM, le seul indicateur valable est celui de l’inflation, qui elle-même témoigne du niveau de ressources disponibles dans l’économie : si celles-ci sont faibles, toute dépense supplémentaire pourra entraîner de l’inflation, alors qu’au contraire l’existence d’un potentiel de ressources inexploitées permet de relâcher toute contrainte sur le déficit. La mesure privilégiée par la TMM pour combattre l’inflation est d’augmenter ces ressources en mettant l’ensemble de la population au travail, avec la création d’une garantie d’emploi offrant à tous les chômeurs un travail (non obligatoire) rémunéré au salaire minimum.
5Le troisième mythe est de considérer la « dette publique » comme un fardeau que l’on devra un jour rembourser. L’autrice rappelle qu’un État monétairement souverain peut toujours monétiser sa dette libellée en devise nationale, tout en contestant l’intérêt d’une telle mesure : cela ne dégagerait aucune marge de manœuvre supplémentaire et risquerait de contracter l’économie. Stéphanie Kelton propose donc d’apprendre à la considérer comme une simple grandeur numérique, voire de changer son intitulé, afin de ne plus y voir une faute dont on devrait se sentir coupable mais un choix politique, celui de la bonne santé de l’économie réelle.
6La théorie de « l’éviction » constitue le quatrième mythe réfuté : selon les économistes orthodoxes, l’émission de dette publique ferait mécaniquement augmenter les taux d’intérêts et pénaliserait l’investissement privé. Stéphanie Kelton réfute ce lien mécanique et affirme au contraire la capacité des États monétairement souverains à mener une politique de bas taux d’intérêts, et à orienter la dette publique de telle sorte que celle-ci favorise l’économie et par ricochet les investisseurs du privé.
7Le cinquième mythe est de considérer une balance commerciale déficitaire comme une faiblesse, alors que la TMM y voit au contraire une opération gagnante, puisque les États-Unis échangent une monnaie qu’ils peuvent produire à volonté contre des importations de produits ou de services qui constituent des richesses réelles. Ici, Stéphanie Kelton s’oppose diamétralement aux politiques de guerre commerciale menées par Donald Trump, en considérant que la garantie d’emploi serait un meilleur moyen d’éliminer le chômage que l’imposition de droits de douanes. Toutefois, elle ne défend pas pour autant les traités de libre-échange, puisqu’elle reconnaît que les pays du Sud, obligés de payer leurs importations en monnaie étrangère, auraient tout intérêt à mener des politiques protectionnistes, en attendant l’instauration d’un ordre mondial plus juste, voire d’une garantie mondiale à l’emploi.
8Le dernier mythe est que les programmes sociaux financés par les cotisations, comme le sont une partie des retraites américaines, devraient obligatoirement être à l’équilibre. Stéphanie Kelton affirme au contraire qu’ils peuvent être financés de manière discrétionnaire par l’État et estime contre-productive la logique consistant à faire dépendre les prestations versées des cotisations récoltées : nous avons tous droit à une retraite et à une santé décentes, indépendamment de ce que nous avons cotisé.
9Les chapitres finaux détaillent les propositions esquissées dans les chapitres précédents. Si le déficit budgétaire n’a donc aucune importance, en revanche d’autres déficits comptent réellement : le manque d’emplois, de soins de qualité, d’éducation, d’infrastructures, d’énergies non polluantes… Or, toutes les ressources sont disponibles, et l’argent l’est également : seule manque la volonté politique de construire une économie pour le peuple.
- 1 Knapp Georg, The State Theory of Money, Londres, Macmillan, 1924.
- 2 Lerner Abba, « Functional Finance and the federal debt », Social research, vol. 10, n° 1, 1943, p. (...)
- 3 Minsky Hyman, Stabilizing an unstable economy, New Haven, Yale University Press, 1986.
- 4 Keynes John Maynard, A treatise on money, Londres, Macmillan, 1930.
10Avec cet ouvrage, Stéphanie Kelton fait preuve d’une grande pédagogie pour illustrer les principes de la TMM, qui rencontre une audience de plus en plus large. Héritière des thèses chartalistes de Georg Knapp1, selon qui la monnaie est une créature de la loi étatique, et de la théorie de la « finance fonctionnelle » d’Abba Lerner2, pour qui les dépenses publiques doivent être émises en fonction des besoins de la population, la TMM entend actualiser ces analyses dans le contexte du capitalisme financier contemporain, en intégrant notamment les travaux d’Hyman Minsky3 sur l’État employeur en dernier ressort. Le choix de l’appellation « Théorie moderne de la monnaie » est également une référence à une citation de John Maynard Keynes4 affirmant la validité pour les économies « modernes » de la conception chartaliste de la monnaie. Mais le grand apport de la TMM est de renouveler la réflexion autour du concept de « souveraineté monétaire », posé comme condition première ouvrant le champ des possibles.
- 5 Dufrêne Nicolas et Grandjean Alain, Une monnaie écologique pour sauver la planète, Paris, Odile Jac (...)
11Comment ce concept peut-il s’adapter à un pays comme la France participant à une union monétaire ? En l’absence de réponse précise, puisque tel n’était pas l’objet du livre, diverses interprétations pourront être apportées, l’autrice reconnaissant que « quand des pays qui ont peu ou pas de souveraineté monétaire ne privilégient pas la discipline budgétaire, ils peuvent se retrouver confrontés à des dettes insoutenables, exactement comme un ménage » (p. 30). On pourrait ainsi considérer la TMM comme un plaidoyer pour un retour aux monnaies nationales, et donc une sortie de l’euro, qui permettrait à chaque gouvernement qui le souhaiterait de recourir librement à la politique budgétaire sans avoir à se soucier des règles européennes. Mais on peut également y voir une proposition pour que la zone euro assouplisse ses contraintes budgétaires et que la Banque centrale européenne (BCE) recoure au financement direct des économies européennes, ce qui nécessiterait d’obtenir l’accord de tous les États membres. Cette seconde interprétation semble dominante chez certains économistes français s’inspirant de la TMM, comme Alain Grandjean et Nicolas Dufrêne5, qui réclament l’annulation des dettes publiques détenues par la BCE. Toutefois, cette réception de la TMM peut sembler paradoxale étant donné l’insistance de celle-ci à présenter la création monétaire à l’échelle nationale comme étant le moyen le plus adapté pour répondre aux urgences économiques.
Notes
1 Knapp Georg, The State Theory of Money, Londres, Macmillan, 1924.
2 Lerner Abba, « Functional Finance and the federal debt », Social research, vol. 10, n° 1, 1943, p. 38-51.
3 Minsky Hyman, Stabilizing an unstable economy, New Haven, Yale University Press, 1986.
4 Keynes John Maynard, A treatise on money, Londres, Macmillan, 1930.
5 Dufrêne Nicolas et Grandjean Alain, Une monnaie écologique pour sauver la planète, Paris, Odile Jacob, 2020.
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Référence électronique
Ramzi Kebaïli, « Stéphanie Kelton, Le mythe du déficit. La Théorie moderne de la monnaie et la naissance de l’économie du peuple », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 22 juin 2021, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/50134 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.50134
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