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Éloi Laurent, Et si la santé guidait le monde ? L'espérance de vie vaut mieux que la croissance

Corentin Bultez
Et si la santé guidait le monde ?
Éloi Laurent, Et si la santé guidait le monde ? L'espérance de vie vaut mieux que la croissance, Paris, Les Liens qui libèrent, 2020, 192 p., ISBN : 979-10-209-0927-5.
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Texte intégral

  • 1 Le PIB est un agrégat économique qui mesure la valeur de la production de richesses annuelle d’un p (...)
  • 2 Laurent Éloi, The new environmental economics: sustainability and justice, Cambridge, Polity Press, (...)

1Le 7 avril 2020, la moitié de l’humanité était immobilisée et l’économie mondiale paralysée dans le but de limiter la propagation de l’épidémie de Covid-19. L’auteur soutient qu’il s’agit d’une date importante à bien des égards. Pour la première fois, des gouvernements ont fait le choix de la santé de leur population plutôt que de la croissance économique. La crise actuelle permet donc de remettre au centre des préoccupations la santé et la nécessité de préserver la vitalité des écosystèmes. Dans cet ouvrage au titre évocateur, Eloi Laurent s’applique à enrichir la réflexion autour des indicateurs de bien-être humain en cherchant à articuler ces derniers avec la soutenabilité environnementale. Le bien-être humain et la sauvegarde des écosystèmes sont définitivement entremêlés, ils sont la condition de la prospérité. L’espérance de vie pourrait être une boussole permettant d’orienter les choix économiques et les politiques publiques en lieu et place du PIB, qui apparaît incomplet aux yeux de l’auteur. En effet, l’espérance de vie est un indicateur qui, contrairement au PIB, permet de tenir compte à la fois des inégalités sociales et des crises environnementales1. L’espérance de vie à la naissance d’une population représente la durée de vie moyenne d’une génération virtuelle qui serait soumise aux conditions de mortalité de l’année où cet indicateur est estimé. Elle permet de mettre en lumière des inégalités selon la catégorie socioprofessionnelle, le sexe, le lieu d’habitation. Par exemple, en France, l’écart d’espérance de vie entre les plus riches et les plus pauvres est de 5 à 7 ans, selon le facteur considéré. L’espérance de vie est également influencée par les conditions environnementales et sanitaires : pollution, épidémies et canicules influent sur la mortalité. L’ouvrage est le fruit de travaux antérieurs de l’auteur sur les liens entre inégalités et crises écologiques2. Il synthétise de nombreuses recherches issues de disciplines différentes (biologie, climatologie) et cherche à adopter une approche systémique et intégrée de la notion de santé (publique, animale, environnementale).

  • 3 Dans son Tableau économique (1758), François Quesnay compare l’économie nationale à un corps humain (...)
  • 4 Le capital humain est une notion de Théodore Schultz reprise par Gary Becker qui représente l'ensem (...)
  • 5 Sur 77 000 articles publiés depuis leur création dans les dix revues les plus influentes de la disc (...)
  • 6 Preston Samuel H., « The Changing Relation between Mortality and Level of Economic Development », P (...)

2Dans la première partie, l’auteur se livre à une critique de la science économique « impérialiste » et de sa prétention à s’ériger comme mode d’organisation et de rationalisation de la société. Depuis François Quesnay3, les économistes s’inspirent de la médecine pour établir des remèdes à certains maux comme la pauvreté ou le chômage. L’économie en tant que science de l’allocation des ressources cherche à mesurer les coûts et les bénéfices attendus de chaque activité. Or, dans le domaine de la santé, cela consiste à considérer celle-ci uniquement comme une forme de capital humain4 dans lequel les individus devraient investir pour améliorer leur productivité et permettre la croissance. Les systèmes de santé représenteraient donc un coût qu’il conviendrait de rationnaliser. L’auteur cite l’exemple du disability adjusted life years (DALY), l’espérance de vie corrigée de l’incapacité, mis en place par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour évaluer les systèmes de santé. Cet outil de rationalisation budgétaire est utilisé par le système de santé britannique pour valider ou invalider certains traitements. Le seuil fixé est de 20 000 livres sterling. Si un traitement rapporte une année de santé parfaite en plus mais nécessite d’investir un montant supérieur au seuil, il n’est pas validé. En outre, l’environnement qui influe directement sur l’état de santé des populations reste absent de la majorité des travaux économiques mainstream. Les économistes se sont moins intéressés aux questions environnementales au cours des vingt dernières années que dans les années 1960 ou même 19905. De plus, l’auteur considère que les économistes ont plutôt contribué à freiner la transition écologique en minimisant les coûts environnementaux de la croissance économique et en faisant de cette dernière la condition du développement humain. Ainsi, Samuel Preston, dans son article de 19756, établit une corrélation positive entre revenu par habitant et espérance de vie. Cette analyse est contestée par Eloi Laurent qui considère que celle-ci aurait tendance à minimiser les dégâts environnementaux causés par la croissance du revenu par habitant. Il faudrait passer d’une analyse en termes de coûts-bénéfices à une analyse en termes de co-bénéfices pour prendre en compte les avantages collatéraux liés à la préservation de l’environnement.

  • 7 Rockström Johan et al., « A safe operating space for humanity », Nature, n° 461, 2009, p. 472-475.

3Dans la deuxième partie, l’auteur cherche à expliciter le concept de « pleine santé » et à montrer l’imbrication entre cette notion et les dimensions sociales et écologiques de celle-ci. Le défi écologique contemporain peut être pensé de plusieurs manières. La première, que l’on retrouve dans les Accords de Paris – qui cherchent à limiter le réchauffement à 1,5 ou 2 degrés – est celle des limites planétaires. Or, cette approche considère le phénomène uniquement depuis un aspect physique ou chimique (Johan Rockström et ses co-auteurs7 parlent de « seuils biophysiques » à ne pas franchir) sans tenir compte de la responsabilité et de la vulnérabilité des groupes humains qui peuvent être les agents et les acteurs de cette crise. Les systèmes économiques doivent être pensés comme encastrés dans la biosphère, conscients de la nécessité vitale de la préservation de l’environnement. La pleine santé forme donc le nœud essentiel d’une boucle qui relie santé des écosystèmes et santé des humains. Elle comprend toutes les ramifications de la santé humaine : santé physique, santé psychique, liens sociaux, bonheur, inégalités sociales de santé, inégalités environnementales, bienfaits des écosystèmes. Par exemple, les environnements naturels peuvent avoir des effets positifs indirects sur notre bonheur, en encourageant certains comportements comme l’exercice physique ou les interactions sociales, ce qui améliore la santé mentale ou physique et la longévité. De même, la qualité des relations sociales est une variable essentielle de l’espérance de vie. Investir dans les relations sociales et lutter contre la solitude peut améliorer la santé des individus et permettre une adaptation au changement climatique. Les canicules illustrent la nécessite de ces investissements. Les premières victimes de ces grandes chaleurs sont les personnes âgées isolées.

  • 8 Selon la distinction établie par Frank Knight entre risque et incertitude. Knight Frank, Risk, unce (...)
  • 9 On peut à ce titre rappeler que les premières lois sociales sont mises en place par Bismarck en 188 (...)

4La troisième partie cherche à esquisser les contours d’un État social-écologique libéré de la croissance, visant la pleine santé. La révolution industrielle et la première mondialisation à la fin du XIXe siècle ont contribué à un accroissement des vulnérabilités économiques qui a fait naître en retour une demande de protection collective. Les crises écologiques, qui sont le produit de l’activité économique humaine contemporaine, appellent de nouvelles formes de protection collective pour préserver le bien-être humain. Pour l’auteur, cela passe par une mutualisation du risque écologique comme l’a fait l’État providence avec les grands risques sociaux liés au travail : chômage, vieillesse, maladie, invalidité. L’objectif est de transformer l’incertitude écologique (non probabilisable, non mesurable, individuelle8) en risque collectif mutualisé pour réduire et répartir sa charge plus équitablement entre les différents citoyens. On peut néanmoins s’interroger sur les conditions de financement de cet État social-écologique. L’auteur réfute d’abord l’idée selon laquelle la croissance économique serait la condition du financement des politiques sociales9. Il considère qu’il faut passer d’une logique de dépense à une logique de sobriété. Le financement de l’État social-écologique pourrait être assuré par des économies importantes de dépenses sociales permises par l’atténuation des crises écologiques et par des prélèvements social-écologiques progressifs. On peut imaginer qu’avec un système plus respectueux des écosystèmes, certaines épidémies comme le SRAS, Ebola ou encore le Covid-19 n’auraient pas eu lieu, ce qui aurait permis d’éviter des dépenses de santé importantes.

5La pandémie de Covid-19 aura eu pour vertu de rappeler l’importance de la vitalité des écosystèmes, de la santé humaine et des relations sociales. Cet ouvrage cherche à montrer qu’il s’agit d’une opportunité de changer de cap et même de boussole avant qu’il ne soit trop tard. L’auteur estime donc essentiel d’abandonner le PIB et les indicateurs macroéconomiques traditionnels pour consacrer la pleine santé et la mise en place d’un État social-écologique qui garantisse ce bien-être collectif.

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Notes

1 Le PIB est un agrégat économique qui mesure la valeur de la production de richesses annuelle d’un pays. Mais il ne donne pas d’information sur la répartition des richesses : deux pays ayant un PIB identique peuvent cacher une répartition des richesses totalement différente. Par ailleurs, le PIB n’évalue pas les dommages environnementaux engendrés par la production.

2 Laurent Éloi, The new environmental economics: sustainability and justice, Cambridge, Polity Press, 2020.

3 Dans son Tableau économique (1758), François Quesnay compare l’économie nationale à un corps humain dans lequel les classes sociales seraient les différents organes, et les revenus le sang qui circule entre eux.

4 Le capital humain est une notion de Théodore Schultz reprise par Gary Becker qui représente l'ensemble des connaissances, aptitudes, expériences, talents et qualités accumulées par une personne ou une équipe.

5 Sur 77 000 articles publiés depuis leur création dans les dix revues les plus influentes de la discipline, 57 ont été consacrés au changement climatique (0,1 %).

6 Preston Samuel H., « The Changing Relation between Mortality and Level of Economic Development », Population Studies, vol. 29, n° 2, 1975, p. 231-248.

7 Rockström Johan et al., « A safe operating space for humanity », Nature, n° 461, 2009, p. 472-475.

8 Selon la distinction établie par Frank Knight entre risque et incertitude. Knight Frank, Risk, uncertainty and profit, 1921.

9 On peut à ce titre rappeler que les premières lois sociales sont mises en place par Bismarck en 1883 dans un contexte de faible croissance économique. De même, l’extension de l’État providence après la seconde guerre mondiale se fait dans une situation de reconstruction.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Corentin Bultez, « Éloi Laurent, Et si la santé guidait le monde ? L'espérance de vie vaut mieux que la croissance », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 16 juin 2021, consulté le 06 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/50080 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.50080

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Rédacteur

Corentin Bultez

Professeur agrégé de sciences économiques et sociales.

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