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Sylvain Piron, Généalogie de la morale économique. L’occupation du monde, 2

Baptiste Pagnier
Généalogie de la morale économique
Sylvain Piron, Généalogie de la morale économique. L’Occupation du monde, t.2, Le Kremlin-Bicêtre, Zones sensibles, 2020, 448 p., ISBN : ISBN 978-2-930601-44-1.
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Texte intégral

  • 1 Sylvain Piron, L’Occupation du monde, Bruxelles, Zones Sensibles, 2020 ; compte-rendu de Léonard Am (...)

1Dans cet ouvrage qui fait suite à un premier volume intitulé L’occupation du monde1, l’historien médiéviste Sylvain Piron entend s’attaquer à la « domination de l’économie », en faisant « une histoire de longue durée des mythes occidentaux » qui la sous-tendent (p. 27). Le résultat en est un livre foisonnant, superbement édité, qui reprend quelques articles déjà publiés de l’auteur, et les mêle à des chapitres inédits d’histoire de la pensée scolastique sur l’économie, avec des incursions dans l’histoire antique voire des passages d’analyse de l’histoire récente, le tout dans une finalité explicitement politique : saper les bases idéologiques du néo-libéralisme. Il prend la forme de 12 chapitres assez indépendants, constituants chacun une fenêtre sur l’histoire d’un mot (travail, industrie, risque, valeur…), d’un texte ou d’une institution (par exemple, la monnaie).

2Le premier fil conducteur de l’ouvrage est la notion de « travail » : l’auteur entend faire la généalogie de la valorisation de l’effort et de l’accumulation, en étudiant d’abord les évolutions de l’iconographie biblique médiévale. Il y repère, entre le Xe et le XIIe siècle, l’apparition puis la diffusion du motif d’Ève au travail, d’abord aux champs puis filant la laine aux côtés d’Adam labourant la terre, et ce alors même que le récit biblique la réservait plutôt aux tâches procréatives. Cette innovation apparemment anodine attribue aux conséquences de la faute originelle des connotations plus positives, Ève filant sans que la punition ne l’y contraigne, à l’aide d’outils d’utilisation récente comme le fuseau. Le chapitre suivant dégage les significations successives du passage de la Genèse où Dieu place Adam dans le jardin d’Éden « pour le cultiver et le garder ». Toutes découlent, d’une manière ou d’une autre, des interrogations d’Augustin sur ce « paradoxe d’un travail […] imposé au premier homme avant la chute » (p. 113), qu’il résout en faisant de ce travail une œuvre de l’Esprit qui permet le rapprochement avec Dieu. L’exégèse médiévale reprend ce commentaire, en lui faisant subir une inflexion majeure au XIVe siècle : le travail humain devient alors « nécessaire à l’épanouissement et à la reproduction des plantations divines » (p. 119). De manière générale, les interprétations allégoriques de ces passages, qui prédominaient dans les débuts des commentaires juifs et chrétiens, et avec lesquelles Augustin lui-même commence à rompre lorsqu’il étend à l’humanité toute entière la déchéance d’Adam, deviennent de plus en plus littérales et diffusent l’idée d’un travail d’abord comme activité agréable, puis, avec La Réforme, comme condition impérieuse du salut.

  • 2 Si l’auteur mentionne quelques-unes des critiques faites à l’idée d’un lien entre l’existence d’une (...)

3Le chapitre 5 de l’ouvrage, « L’expulsion de la déesse », a un statut un peu à part : S. Piron quitte son champ d’étude habituel pour s’aventurer dans l’histoire de la composition des récits qui forment la Genèse. S’appuyant sur la littérature spécialisée (recherches archéologiques, d’analyse textuelle ou de mythologie comparée), il cherche à remonter au « sens originel du verset biblique » (p. 163) dont les usages ont été étudiés dans le chapitre précédent. Il formule l’hypothèse que « la transformation d’un dieu masculin en divinité exclusive s’est accompagnée de l’expulsion de la déesse qui lui était associée dans l’ancien panthéon des Israélites » – cette éviction d’Ashérah s’accompagnant peut-être de celle des femmes du culte chrétien (p. 167 sq.)2.

4L’auteur revient ensuite à sa généalogie de l’évidence du travail, avec une enquête sur les sources de l’obligation d’occuper son temps. Là encore, il balaye de larges périodes historiques, du dévouement aux occupations manuelles des Pères du désert Égyptiens au IVe siècle – pour lesquels il s’agissait de s’empêcher de divaguer à de mauvaises pensées, ce qui sera repris par le monachisme chrétien – aux sermons d’un prédicateur protestant au XVIIIe siècle, qui constate sidéré le basculement définitif de l’éthique protestante vers le capitalisme « quand le produit de l’industrie et de la frugalité se convertit exclusivement en investissement » (p. 176). S. Piron dégage ainsi une affinité essentielle entre la pensée chrétienne et le capitalisme qui ont en commun « l’abstraction du temps présent […], la tension vers un devoir abstrait ou des projets futurs » (p. 203). Un dernier chapitre consacré à la notion d’« industrie » clôt cette déconstruction progressive de la notion de travail. L’historien y décrit avec précisions l’évolution des usages du terme qui connaît des inflexions significatives. Tandis qu’industria du latin classique n’implique pas de « transformation de la matière » (p. 209), il est progressivement associé aux « œuvres artificielles » et au commerce à partir du XIIe siècle, jusqu’à revêtir l’acception moderne de « secteur d’activité » qui achève ainsi le passage d’une « capacité [personnelle] d’invention de nouvelles machines » à la « qualification du système de production défini par leur emploi systématique » (p. 216).

  • 3 Pour une présentation de son œuvre, on lira l’article de Clément Lenoble et Valentina Toneatto, « L (...)

5Le chapitre qui suivant, qui porte sur la notion de valeur, est des plus convaincant et stimulant : l’auteur complète ici la démarche de Giacomo Todeschini3 en portant davantage attention aux usages vernaculaires et aux controverses scolastiques. Il ne se limite pas ici à l’étude d’un mot mais embrasse le lexique économique médiéval dans son ensemble pour montrer le tournant général qui affecte ce concept entre le IXe et le XIIe siècle. Avant l’apparition du mot valor (forgé seulement à partir du VII siècle, et absent du latin classique), « les différents substantifs latins disponibles […] exprimaient toujours le résultat d’une activité sociale ou judiciaire d’évaluation, et non une caractéristique de la chose évaluée » (p. 231). Ainsi, et contrairement à ce qu’on peut lire dans beaucoup de textes d’histoire de l’économie, le mot de valeur est absent du texte et des premières traductions d’Aristote : l’égalité obtenue dans l’échange se fait en proportion du besoin que chacun a des biens produits par l’autre et reste contingente à celui-ci, elle n’implique pas d’équivalence plus large des marchandises. C’est à la faveur d’une ambiguïté de traduction, qu’Albert le Grand, théologien dominicain du XIIIe siècle qui fut l’un des premiers commentateurs de l’Éthique à Nicomaque, introduit l’idée que les biens sont échangés selon leur valeur, et donc que les choses ont la propriété d’être évaluables, même en dehors de l’échange. Les commentaires suivants reprendront cette erreur, qui a permis au texte d’Aristote d’être utilisé par les théologiens scolastiques du XIIIe siècle et qui témoigne ainsi d’un profond changement dans l’horizon du pensable de ces intellectuels. S. Piron exhume ensuite un second décalage, celui entre les cadres de pensée de ces penseurs scolastiques et ceux de leur réception par Adam Smith, décalage qui parachève ce mouvement vers « le recours au travail comme principe explicatif unique » (p. 264).

6Dans les chapitres suivant, S. Piron poursuit l’étude de la valeur en étudiant la question du capital, de la monnaie et des normes d’échanges. Il montre en particulier comment émerge chez Pierre de Jean Olivi, théologien franciscain du XIIIe siècle, la conception de sommes possédant plus que leur valeur nominale, en ce qu’elles sont des capitaux, et ouvrent à ce titre la possibilité de gains futurs. Deux chapitres portant respectivement sur la monnaie – et sur la notion d’antidora – matière à des éclairages utiles sur les concepts d’obligation et de don/contre-don – clôturent cette plongée dans les bouleversements de la pensée économique médiévale.

  • 4 Voir Julien Demade, « L’histoire (médiévale) peut-elle exciper d’une utilité intellectuelle qui lui (...)

7En définitive, l’ouvrage est aussi foisonnant que déconcertant. Les lecteurs et lectrices y trouveront des passages lumineux qui ouvrent une multitude de pistes dont on espère que d’autres historien·nes sauront se saisir, notamment pour les tester avec les outils plus rigoureux de la sémantique historique ; mais aussi des envolées étonnantes, des allers-retours parfois difficiles à suivre entre des textes et des auteurs répartis sur plusieurs millénaires parfois difficiles à suivre, une écriture très chargée en métaphores et des analyses de la situation contemporaine qui peuvent paraître parfois naïves. Enfin, et surtout, Sylvain Piron semble céder à une surestimation de l’effet politique de l’histoire, voire cultiver une certaine nostalgie pour les modes de pensée sur lesquels il se concentre, là où d’autres chercheur·euses plaident pour que l’on cesse d’« imaginer que la réflexion sur le monde médiéval pourrait avoir une nécessité quelconque par rapport à l’émergence d’un monde postcapitaliste »4. Cet ouvrage, qui vise à mettre au jour le rôle des penseurs scolastiques dans les fondations de l’économie capitaliste contemporaine, reste donc lui aussi éminemment scolastique. Ceci en fait toute la force, par son érudition et par la profusion d’analyses qu’il apporte, mais aussi les limites, tant scientifiques (avec une histoire qui reste parfois trop intellectuelle et qui n’interroge pas toujours les effets concrets sur les pratiques des idées décrites ni l’ancrage social des auteurs étudiés) que politiques.

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Notes

1 Sylvain Piron, L’Occupation du monde, Bruxelles, Zones Sensibles, 2020 ; compte-rendu de Léonard Amossou Katchekpele pour Lectures : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/25599.

2 Si l’auteur mentionne quelques-unes des critiques faites à l’idée d’un lien entre l’existence d’une déesse primordiale et celle d’« états lointains de la souveraineté féminine » (p. 169), il faudrait y ajouter la réfutation (postérieure à l’écriture du présent ouvrage) par Julien d’Huy de cette implication entre mythes de la matriarchie primitive et existence d’un matriarcat primitif : voir Julien d’Huy, Cosmogonies. La préhistoire des mythes, Paris, La Découverte, coll. « Sciences sociales du vivant », 2020 ; compte-rendu pour Lectures par Thomas Michaud : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/45387.

3 Pour une présentation de son œuvre, on lira l’article de Clément Lenoble et Valentina Toneatto, « Les “lexiques médiévaux de la pensée économique” : une histoire des mots du marché comme processus de domination et d’exclusion », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 74, no 1, 2019, p. 25-41.

4 Voir Julien Demade, « L’histoire (médiévale) peut-elle exciper d’une utilité intellectuelle qui lui soit spécifique ? », in Didier Méhu, Néri de Barros Almeida, Marcelo Cândido da Silva (dir.), Pourquoi étudier le Moyen Âge ? Les médiévistes face aux usages sociaux du passé, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, p. 53, disponible en ligne à l’adresse : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00688407.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Baptiste Pagnier, « Sylvain Piron, Généalogie de la morale économique. L’occupation du monde, 2 », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 14 juin 2021, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/49990 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.49990

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