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Mathias Delori, Ce que vaut une vie. Théorie de la violence libérale

Jane Cluzeau
Ce que vaut une vie
Mathias Delori, Ce que vaut une vie. Théorie de la violence libérale, Paris, Amsterdam éditions, 2021, 300 p., ISBN : 9782354802141.
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Texte intégral

1Dès ses premières lignes, l’ouvrage de Mathias Delori interpelle : « on a pris une mitrailleuse pour tirer sur un moustique » (p. 13). Dans le champ des études sur le terrorisme, son approche vient renverser les codes en proposant un focus sur la violence utilisée par les démocraties libérales dans la guerre contre le terrorisme. Les chiffres soulignent un problème pratique : les politiques anti-terroristes sont meurtrières, et peut-être plus que le terrorisme lui-même. Alors pourquoi semblent-elles ne pas interpeller autant ?

  • 1 En référence à l’œuvre de Tocqueville. Cf. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique. Tom (...)

2Dès son introduction, l’auteur pose son problème : il semble y avoir peu de réflexion sur la violence guerrière qui veut combattre le terrorisme. Il souligne ici un point aveugle des études actuelles, et propose de penser une interaction entre la violence terroriste et les politiques anti-terroristes. La méthode qu’il développe tout au long de cinq chapitres est celle d’une étude comparative des politiques contre-terroristes dites « euro-atlantiques » (p. 15) – comprenant l’Europe et l’Amérique du Nord – des professionnels de la guerre, ceci en s’inspirant de la méthode du miroir grossissant : l’étude comparative se focalise sur la politique de torture aux États-Unis sous Bush et ses alliés (2001-2008), ainsi que les bombardements, notamment français, en prenant appui sur des témoignages de pilotes. En s’appuyant sur de nombreux philosophes, comme Michel Foucault et Judith Butler, l’auteur développe progressivement ce qu’il nomme une critique de la violence libérale en convoquant de nombreux concepts qui permettent de faire la généalogie de cadres conceptuels et leur naturalisation dans un contexte socio-historique particulier. En procédant ainsi, l’auteur souligne que les démocraties libérales qui sont au premier plan dans la guerre contre le terrorisme ne sont pas exemptes non plus de dynamiques de déshumanisation ou de « réification ». Sa thèse est de souligner que les guerriers du contre-terrorisme de l’espace euro-atlantique ne sont ni totalement enfermés dans une économie de la pitié1 ni des démocrates qui accorderaient une valeur égale à toutes les vies humaines.

  • 2 Littéralement : droit de la guerre.
  • 3 Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.

3Pour entrer dans le problème, le chapitre 1 invite à « faire un pas de côté », soit à déposer les préjugés de lecture afin de pouvoir définir précisément l’objet de la présente étude en pratiquant une méthode généalogique sur la notion de « terrorisme ». En posant une définition extrêmement réduite, l’auteur souligne qu’il s’agit principalement d’une pratique discursive politiquement située, d’un objet de discours spécifique. Tout au long de ce chapitre, l’auteur invite à considérer que le terrorisme et le contre-terrorisme relèvent d’un même mouvement historique et son rattachés à des types de représentation particuliers. Dans le souci d’éprouver les limites des concepts qu’il utilise pour comprendre les rapports ambivalents des libéraux à la violence, ce chapitre met en valeur la nécessité de ne pas essentialiser les violences comme fondamentalement opposées. Trois principes de la violence libérale sont établis : non-intentionnalité de donner la mort à des civils, maîtrise de la force employée, et légalité du cadre d’intervention. En posant ces principes, l’auteur procède à plusieurs analyses d’exemples précis qui viennent étayer ses propos. Il en ressort des mécanismes de croyance, notamment au jus in bello2 comme garantie morale et justification de l’intervention armée. Ce chapitre montre comment des régimes de « savoir-pouvoir »3, qui sont des savoirs tous égaux dans leur régime de découverte mais inégaux dans leur régime de vérité, permettent de naturaliser la violence libérale.

  • 4 Judith Butler, Frames of War. When is Life Grievable?, Londres, Verso, 2009.

4Après ce premier pas de côté, il convient de « trouver la juste distance » (p. 83), comme titre le chapitre 2. Pour ce faire, l’auteur choisit une définition de la violence spécifique à son étude, toujours dans un souci de précision et de clarté pour conduire sa critique. Le lecteur aura à cœur d’observer ce perpétuel mouvement de va-et-vient critique, que l’auteur opère aussi bien concernant les définitions qu’il propose que les concepts qu’il convoque, ou encore les exemples sur lesquels il s’appuie. Ce chapitre développe une réflexion sur la définition de la violence, en passant par une réflexion épistémologique et étymologique sur ce terme. Cette réflexion est appliquée par la suite aux discours contre-terroristes. Le besoin de « juste distance » est mis en valeur ici dans un nouveau mouvement critique. La distance critique est ce que l’auteur appelle de ses vœux et qu’il applique par ailleurs consciencieusement tout au long de son travail dans l’ouvrage. Par ce regard, l’étude souligne l’importance des discours dans les mécanismes de violence et de légitimation de cette violence. C’est dans ce chapitre qu’est convoqué le concept de « cadres de guerre » (p. 102)4, qui sont autant de fragments qui donnent sens à la violence. Le raisonnement invite à prendre un juste recul pour comprendre que les mécanismes de la violence ne sont pas binaires, mais relèvent de dynamiques complexes qui travaillent tous contextes sociohistoriques.

5C’est pourquoi le chapitre 3 revient sur les « déshumanisations postcoloniales » et l’intérêt de l’utilisation d’une méthode généalogique pour conserver un regard plus critique sur la genèse et l’élaboration de ces interrelations de violence. La recherche d’un sens à la violence et l’évocation des cadres de guerre conduit nécessairement à se demander dans quelle mesure une hiérarchie de la valeur donnée aux vies est conditionnée par des formes de déshumanisation comme celles qui sont souvent évoquées dans les études critiques postcoloniales. L’auteur convoque la théorie foucaldienne, notamment en matière de biopolitique (d’une politique qui valorise et gouverne la vie) et de pratiques nécropolitiques (qui impliquent de donner la mort). La réflexion sur l’orientalisme et sur l’impérialisme européen et son héritage, ainsi que la critique de la thèse continuiste, permettent de dégager des logiques de co-construction de la violence et de mimétisme tactique. Le raisonnement en vient à souligner une « hiérarchisation des vies humaines davantage binaire et spatiale » (p. 170).

6Le chapitre 4 approfondit la notion de « réification » et effectue un long travail de définition conceptuelle : le caractère tout à fait moderne de la réification est souligné, ainsi que sa tendance à pousser les techniciens et les bureaucrates à ne pas s’interroger sur les conséquences morales de leurs actions. Toujours dans un référentiel foucaldien, la réification devient alors un des ressorts principaux de la biopolitique déjà questionnée aux chapitres précédents, notamment en prenant appui sur un des principes de la violence libérale soulevé par Mathias Delori, qui est celui de l’absence d’intentionnalité dans l’administration de la vie et de la mort. À travers ce chapitre, l’auteur revient sur les différents procédés de réification, notamment le langage techno-stratégique qui fait directement écho à la problématique des objets de discours évoqués précédemment.

7Cette recherche de sens qui sous-tend l’ouvrage se concrétise dans l’étude des « mythes et rites du moindre mal » proposée au chapitre 5 : quand décider de bombarder ? Quelle dichotomie entre la théorie, idéale, et « la réalité du chef » (p. 213) ? Ce chapitre se propose d’explorer les rouages d’une réflexion utilitariste sur le moindre mal, mais aussi ses limites. Le raisonnement du moindre mal est, selon l’auteur, la « clé de voûte du raisonnement de la violence libérale » (p. 217). En convoquant là encore des grands noms de la philosophie, tels que Hannah Arendt ou Thomas Hobbes, l’auteur réfléchit tout au long du chapitre à la genèse d’un type de discours. Loin d’être une condamnation, cette réflexion a pour but de souligner que la violence libérale est aussi un mécanisme qui fonctionne par son inscription dans un régime de limites, lesquelles peuvent être repoussées selon des modalités d’exception. Est alors soulignée l’importance d’une réflexion morale, et de la place que cette réflexion peut et doit prendre dans le processus de décision militaire en parallèle des raisonnements utilitaristes. Tout ceci aboutit à nouveau à la problématique principale, qui devient une réflexion sur la valeur d’échange des vies humaines, laquelle devient relationnelle, liée aussi bien à la proximité qu’à des processus d’identifications et de médiatisation (entres autres) développés dans l’étude.

  • 5 Cf. Mathias Delori et Alexandre Jubelin, « La guerre contre le terrorisme en actes : force et viole (...)

8La conclusion de l’ouvrage pose trois principes : la violence n’est pas la seule réponse à la violence ; il y a un devoir moral de critiquer cette violence ; il y a des situations où la violence est inévitable. Finalement, c’est la poésie comme processus de resubjectivation qui permet alors d’ériger les vies perdues en vies « dignes de chagrin » (p. 280). Ce faisant, le travail de Mathias Delori offre un angle de réflexion intéressant pour sortir du contexte des études habituelles, qui prennent le terrorisme lui-même pour objet. C’est aussi un moyen de lier directement philosophie et sciences sociales pour tenter de décrypter des mécanismes de violence qui vont bien au-delà de son application pratique. Un lecteur averti en philosophie peut souligner que la majorité des questionnements de l’auteur tiennent du problème de la représentation, notamment cognitive, et de son implication dans les processus de décision et d’action des guerriers du contre-terrorisme. Il est à noter cependant que les exemples et les chiffres extraits de bases de données peuvent porter à débat dans la communauté scientifique et militaire5.

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Notes

1 En référence à l’œuvre de Tocqueville. Cf. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique. Tome I, Paris, Flammarion, 1981 [1835] et Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique. Tome II, Paris, Flammarion, 1981 [1840].

2 Littéralement : droit de la guerre.

3 Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.

4 Judith Butler, Frames of War. When is Life Grievable?, Londres, Verso, 2009.

5 Cf. Mathias Delori et Alexandre Jubelin, « La guerre contre le terrorisme en actes : force et violence des démocraties libérales », Le Collimateur, Irsem, 23 mars 2021.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jane Cluzeau, « Mathias Delori, Ce que vaut une vie. Théorie de la violence libérale », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 02 juin 2021, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/49769 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.49769

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Rédacteur

Jane Cluzeau

Doctorante contractuelle en philosophie politique à l’Université Jean Moulin Lyon 3. Domaines de recherche : processus de radicalisation et radicalités ; philosophie politique ; éthique et morale ; philosophie de la violence ; terrorisme.

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Droits d’auteur

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