Sébastien Fleuriel, Jean-François Goubet, Stéphan Mierzejewski, Manuel Schotté (dir.), Ce qu’incorporer veut dire

Texte intégral
- 1 Recifes (EA 4520), Clersé (UMR 8019) et Ceraps (UMR 8026).
- 2 Bourdieu Pierre, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997.
1Cet ouvrage collectif est en partie le résultat écrit d’une série de séminaires intitulés « Les disciplines corporelles » qui ont été organisés par trois laboratoires lillois1et présentés à Lille, entre 2014 et 2016, par une équipe composée de sociologues, de philosophes et d’anthropologues. L’objectif de ces séminaires était de questionner l’incorporation comme un processus complexe et ramifié nécessitant l’articulation de plusieurs disciplines aussi bien théoriques (approche épistémologique) qu’empiriques (résultats de terrains menés par des sociologues et des anthropologues). Encore fallait-il, pour ne pas se perdre entre ces embranchements disciplinaires, baliser le champ scientifique à partir d’un terreau commun, celui des Méditations pascaliennes de Pierre Bourdieu2.
- 3 Vandebroeck Dieter, « Distinctions charnelles. Obésité, corps de classe et violence symbolique », A (...)
2Les auteur·e·s de cet ouvrage ont retenu, pour axer leurs questionnements, au moins trois réflexions qui sont développées au fil des Méditations pascaliennes : d’abord, la philosophie négative de Bourdieu, dans la mesure où elle s’inscrit contre la prétention d’une pensée « pure », hors-sol, qui se voudrait détachée des réalités matérielles et, par conséquent, de l’histoire collective et individuelle constitutive d’une « apesanteur sociale » ; ensuite, l’apprentissage par corps qui articule le rôle des institutions comme instances de socialisation et la trajectoire sociale des agents qui prolonge et nuance cette même socialisation ; enfin, la notion d’habitus en tant qu’histoire des expériences passées inscrites dans les corps et qui se manifeste dans un modus operandi, c’est-à-dire « une matrice d’actions, de perceptions et d’évaluations durablement somatisées dans des états corporels »3.Parmi les dix chapitres qui composent cet ouvrage collectif, trois sont présentés dans ce qui suit, les deux premiers pour la pertinence méthodologique de l’enquête et le dernier pour sa réflexion épistémologique.
3Dans son texte intitulé « Les coûts différés de la surenchère : les dispositions sociales et corporelles des femmes-chirurgien·ne·s à l’épreuve du temps », Emmanuelle Zolésio nous dévoile comment les femmes chirurgiennes ont intégré les processus de socialisation (famille, pratiques sportives, études, etc.), tant dans leurs dispositions que dans leurs pratiques, et la façon dont cette incorporation a été constitutive pour leur « carrière ». En s’appuyant sur une enquête ethnographique menée auprès d’une soixantaine de chirurgiennes, l’auteure parvient à dresser un profil commun à ces femmes. Trois quarts d’entre elles sont issues des classes supérieures à l’intérieur desquelles les valeurs de travail et d’effort ont été principalement inculquées par leur père ; la plupart des enquêtées se qualifient aisément de « garçon manqué ». Après être devenues internes et ayant déjà incorporé une forme de domination masculine, comme celle d’un humour misogyne mis en scène même dans le bloc opératoire, elles ont su, grâce à leur socialisation primaire, comment (ré)agir « pratiquement » pour être considérées d’égal à égal avec leurs confrères, par un travail acharné, jusqu’à « surenchérir » leur capacité d’endurance physique et mentale vis-à-vis de ces mêmes hommes qui les suspectent toujours d’être « trop fragiles émotionnellement pour “tenir” dans un métier difficile » (p. 157). Pour conclure, Zolésio articule judicieusement l’« arrangement des sexes » d’Erving Goffman avec l’élaboration d’un habitus « cristallisé » (c’est-à-dire un statut social parfaitement intégré, invisible, dans le champ où il est exercé) pour expliquer les conséquences interactionnelles d’un changement de rôle. Du fait d’une usure du corps et/ou de la transformation de l’étiquette de « femme à couilles », déclinaison professionnelle du « garçon manqué », au rôle investi de mère, l’habitus « cristallisé » se déchire, le rendant transparent à soi-même et aux autres, ce qui a pour conséquences de renforcer une « plus grande conformité dans l’arrangement traditionnel des sexes » (p. 164), et par là « la reproduction de l’ordre social sexué sur lequel repose le groupe » (p. 170).
4Le chapitre de Gildas Loirand s’intitule « L’expérience passée du sociologue comme archive incorporée. Remarques sur une méthode illégitime ». Son propos pourrait se résumer ainsi : lors de leurs enquêtes de terrain, qu’elles soient basées sur l’observation ou sur la participation, une majorité de sociologues font comme s’ils comprenaient les positions et les dispositions des « indigènes » qu’ils étudient, sans pour autant expliciter leur rapport à une distanciation méthodologique qui, d’après l’auteur, les empêche de comprendre par corps ce que l’indigène éprouve et a éprouvé au cours de sa socialisation (l’exemple de l’apprentissage de la boxe par Loïc Wacquant est cité). Afin de contourner cet écueil, Loirand propose une « sociologie réalisée a posteriori » qui s’axe sur une sorte d’anamnèse corporelle, au cours de laquelle le capital corporel de l’indigène devient interprétable dès que ce dernier parvient à appliquer, avec méthode, une socio-analyse. Pour illustrer l’interprétation de cette archive incorporée, Loirand explique le lien sociologique qu’il entretient avec son passé de parachutiste de haut niveau : « le réveil de mes anciennes expériences […] les affects et les représentations qui avaient autrefois été les miens […] ont orienté mes jeux de classement et de catégorisation […] [et] ce sont […] ces sentiments expérientiels qui, remis en scène par la mémoire, ont par la suite favorisé l’interprétation des données statistiques » (p. 240-241). Voilà résumé le principe d’une « sociologie a posteriori ». Pour autant, Loirand ne cesse de s’interroger sur la légitimité de son approche, puisque de nombreux sociologues dont les travaux concernent les « activités physiques et sportives » préfèrent taire leur « habitus indigène », peut-être pour paraître irréprochables dans leur méthodologie (Olivier Aubel avec l’escalade, Bruno Papin avec la gymnastique sportive, Gilles Raveneau avec la plongée, etc.). C’est donc avec humilité que Gildas Loirand définit sa démarche comme « un accès favorisé aux données du terrain » et une « ressource interprétative », le temps long de la pratique du parachutisme facilitant sa compréhension de ce que pensaient réellement les autres pratiquants de ce sport à propos des conduites dangereuses. Et de conclure sa démonstration : « c’est […] par sa capacité à réfuter des interprétations antérieures proposées par des analystes n’ayant pour expérience que celle contractée sur le temps de leur enquête, voire aucune, que le traitement sur mode de l’archive incorporée d’une expérience indigène peut apporter à la connaissance » (p. 257). Ainsi, avec sa « sociologie a posteriori », Gildas Loirand encourage les étudiants comme les chercheurs en sciences sociales à analyser avec méthode leur propre « habitus indigène », ce qui diversifierait les terrains et, par conséquent, la connaissance sociologique.
5Dans son texte « “Habitus” et “connaissance organismique” : la notion de connaissance par corps dans l’épistémologie de Karl Popper et la sociologie de Pierre Bourdieu », le philosophe Alain Firode confronte les représentants de deux champs savants et tente, à la manière d’un révélateur photographique, d’en saisir les contrastes. Parce que l’habitus est l’incorporation d’une extériorité matérielle (position sociale comprise dans un champ) et que l’intériorisation de cette extériorité s’exprime, notamment, à travers une codification de l’« apparence » (au sens goffmanien), la sociologie de Bourdieu est, par principe, radicalement opposée à la vision individualiste néodarwinienne de Popper, selon laquelle les dispositions de l’organisme étant endogènes, l’influence extérieure d’un monde social sur la connaissance par corps est inconcevable. Dès lors, toute volonté de l’auteur, bien que salutairement didactique par ailleurs, d’orchestrer une confrontation entre Popper et Bourdieu n’est pas pertinente. Pour cela, puisque Firode semble accorder à Popper un intérêt non dissimulé , il aurait été peut-être plus judicieux d’analyser la façon dont les prises de position sont incorporées, en confrontant les (di)visions politiques de ces deux auteurs : (néo)libéralisme poppérien contre social(isme) bourdieusien ; et proposer ainsi une approche plus « pratique » à « ce qu’incorporer veut dire ».
6En conclusion, malgré la maîtrise éditoriale de ce projet scientifique et la probité de tous les participants, Ce qu’incorporer veut dire souffre à notre avis de quelques disparités, voire de certaines contradictions dans le choix du corpus, que j’ai ne pas pu traiter ici (l’emploi à demi-mot de la biologie afin d’expliquer l’apprentissage par corps, ou la vision surplombante de juristes féministes américaines pour une définition universelle du consentement, sont des exemples de la pensée « hors-sol » que Bourdieu critique dans les Méditations pascaliennes, livre qui a pourtant servi de fil directeur à l’ouvrage). Hormis ces quelques observations, Ce qu’incorporer veut dire est très stimulant intellectuellement et offre de nouvelles perspectives à celles et ceux, plutôt universitaires en raison de son écriture académique, pour qui la problématique du corps suscite de l’enthousiasme.
Notes
1 Recifes (EA 4520), Clersé (UMR 8019) et Ceraps (UMR 8026).
2 Bourdieu Pierre, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997.
3 Vandebroeck Dieter, « Distinctions charnelles. Obésité, corps de classe et violence symbolique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 208, 2015, p. 14-39.
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Référence électronique
Sacha Demazy, « Sébastien Fleuriel, Jean-François Goubet, Stéphan Mierzejewski, Manuel Schotté (dir.), Ce qu’incorporer veut dire », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 31 mai 2021, consulté le 18 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/49603 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.49603
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