Damien Collard, Gériatrie : carrefour des souffrances. Une approche par la psychodynamique du travail
Texte intégral
1Construit en quatre chapitres, l’ouvrage de Damien Collard, enseignant-chercheur en sciences de gestion, rend compte d’une intervention que l’auteur a menée en 2018 dans une unité hospitalière de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), et pour laquelle il s’est largement appuyé sur les connaissances cliniques et théoriques accumulées par la psychodynamique du travail (PDT) depuis la fin des années 1970. En effet, Collard cherche à saisir le rapport subjectif que les soignant·es entretiennent à leur travail, de manière à comprendre à la fois les sources de souffrance au travail – en particulier celles relevant des transformations de l’organisation du travail hospitalier –, les stratégies de défense mises en œuvre pour en limiter les conséquences subjectives déstabilisantes et les effets que cela provoque dans le quotidien des patient·es âgé·es.
2L’ouvrage, relativement concis, est rédigé de manière claire ; il pose dans le premier chapitre les enjeux théoriques et méthodologiques d’une intervention mobilisant les outils de la PDT. L’auteur prend d’abord soin de rappeler le plus précisément possible les apports majeurs de la discipline, en mobilisant principalement les travaux de Christophe Dejours et Pascale Molinier. Collard insiste sur la place importante qu’occupent les stratégies défensives (genrées) dans les collectifs de travail, de manière à assurer la protection de la santé mentale de leurs membres. Il revient également sur le rôle central que tient, en PDT, la question de l’activité déontique, c’est-à-dire l’activité de production de règles de métier partagées, à partir de la délibération collective (plus ou moins controversée) rapportée à l’objet de la coopération et aux manières (pratiques et éthiques) de réaliser les différentes activités. Enfin, l’auteur présente son terrain, un service de soins de suite et de réadaptation (SSR) accueillant des patient·es de 75 ans et plus, affecté·es de pathologies lourdes sur le plan physique et/ou psychique, qui entraînent généralement une forte dépendance à l’Autre. Le SSR était composé de deux unités de 36 lits chacune, dont l’une (l’unité Michel-Ange) a fait l’objet de l’intervention, suite à la demande de ses responsables (un médecin et une cadre de santé), en raison de difficultés variées mais relativement fréquentes au milieu hospitalier : problème de coopération transverse (entre certain·es soignant·es et certain·es patient·es), sentiment d’un déni de reconnaissance du personnel, problèmes liés à la circulation de l’information (p. 31).
3Dans le deuxième chapitre, Collard commence son travail de description des dynamiques collectives au sein de l’unité Michel-Ange, renseignant l’existence d’un « groupe des fumeurs » dont les membres (mêlant infirmier·es et aides-soignant·es) sont particulièrement proches et soudés durant le travail et en dehors. ces soignant·es se retrouvent notamment autour d’une critique acerbe et empreinte de colère relatives aux transformations de l’hôpital consécutives au déploiement du New public management : éloignement des cadres, diminution des formations intéressantes, manque de reconnaissance matérielle et symbolique, etc. (p. 38-39). Pour Collard, ce groupe développe une « rhétorique “anti système” très virulente » (p. 42) à vocation défensive (permettant de se dédouaner de sa propre responsabilité dans la dégradation de certaines dimensions du travail, en raison d’une certaine démobilisation vis-à-vis du travail), articulée à un autre discours défensif dénonçant la « mascarade » jouée par la « direction », les « chefs », les « administratifs », déconnectés de la « vraie vie » de l’hôpital (p. 43). Certains membres de ce groupe adoptent par ailleurs des comportements agressifs (manque de patience, nervosité) et des paroles (très) péjoratives vis-à-vis de certain·es patient·es, expliqués par les soignant·es comme la résultante d’un manque d’efforts pour rester autonomes de la part de ces dernier·es. Pour Collard, l’expression verbalisée de cette forte agressivité constituerait une manière de « conjurer le passage à l’acte violent » (p. 56). Collard explique ensuite que, dans l’unité, existent trois lignes de fracture : une parmi les aides-soignant·es (entre fumeur·euses et non-fumeur·euses – qui critiquent le manque d’implication des premier·es), une entre les fumeur·euses et les infirmier·es (pour le même motif) et la dernière avec la kinésithérapeute du service (avec qui la coopération ne semble pas aussi bonne qu’avec ses prédécesseurs, dans la prise en charge des patient·es).
4Tous ces éléments indiquent pour Collard l’existence d’une stratégie de défense collective des fumeur·euses, et non une idéologie défensive (p. 65-66), forme radicalisée de défense où des groupes se font face de manière conflictuelle à partir d’affrontements de type psychologisant (laxistes versus sérieux, fainéants versus courageux, etc.), au cours desquels les questions de travail ne sont plus abordées. Car, selon l’auteur, existent toujours des espaces de délibération sur le travail (formels et informels), qu’il restitue dans le troisième chapitre. Dans ces espaces, la controverse professionnelle serait toujours de mise, soit sur des questions pratiques, soit sur des questions éthiques, permettant aux soignant·es de continuer à penser leur rapport au travail (et à la souffrance). Or, l’auteur de l’intervention souligne qu’existent malgré tout des malentendus et des incompréhensions entre médecins, infirmier·es et aides-soignant·es ; il propose donc de mettre en place des retours d’expérience (nouvel espace de délibération formel) structurés grâce à des outils spécifiques et à une prise en charge par un responsable hiérarchique (p. 80-81), tout en maintenant vivantes les possibilités de controverse.
5Enfin, dans le quatrième chapitre, Collard procède à un retour synthétique sur les trois précédents, avant de préciser que son intervention (déploiement des recommandations) n’a pu être menée à son terme, suite à une restructuration « brutale » du SSR (et d’autres services de l’hôpital). Puis l’auteur procède à une discussion comparant l’approche des espaces de délibération développée par la PDT à celle portée par les sciences de gestion à la suite de Pierre-Yves Gomez et Mathieu Detchessahar (p. 102-113) qui, s’ils s’intéressent au travail effectif et critiquent certaines pratiques managériales, ne s’appuient pas sur une théorie du sujet suffisamment précise pour analyser les rapports entre organisation du travail et santé mentale, et passent sous silence la question des rapports de domination dans le travail. Dans un tel cadre, la question de la délibération risque alors de se transformer rapidement en une forme de dialogue social irénique…
- 1 Notons à cet égard que la PDT ne propose pas de recommandations lors des interventions. Les transfo (...)
6On doit souligner ici l’effort salutaire de Damien Collard pour se dégager des méthodologies d’enquête généralement suivies en sciences de gestion lorsqu’il s’agit d’explorer les problèmes de santé mentale au travail. Délaissant une approche quantitative souvent désincarnée, l’auteur a fait le choix d’ancrer son approche dans le réel du travail, en utilisant une théorie radicalement opposée aux attendus gestionnaires. De la sorte, il livre des éléments empiriques intéressants, même si certaines analyses proposées suscitent des questions, qui ne sont pas sans lien avec la manière dont l’auteur a mené son intervention1. Bien qu’il se réfère à la PDT d’un point de vue théorique, son travail empirique est, selon ses propres mots, « très proche […] de l’enquête ethnographique » (p. 33) puisqu’il a procédé par observation et par entretiens semi-directifs individuels. Ce choix n’est pas sans conséquences du point de vue de la pertinence des analyses cliniques proposées pour expliciter les comportements coopératifs et défensifs des soignant·es. En effet, il est extrêmement périlleux de délaisser l’approche par enquête collective pour qui souhaite repérer et rendre compte des constructions défensives en jeu dans les collectifs de travail. Sauf à disposer d’une clinique collective et individuelle préalable particulièrement solide, qui permette au clinicien d’élaborer des hypothèses qui devront, quoi qu’il en soit, être validées par les principaux·ales intéressé·es.
7Par exemple, pour reprendre la question des discours critiques virulents du « groupe des fumeurs » contre la direction, les chefs, etc., il s’avère difficile, avec les éléments apportés par Collard, de savoir exactement ce qui relèverait d’un discours défensif pour s’empêcher de penser à sa propre responsabilité dans la dégradation de la prise en charge des patient·es, ou au contraire pour lutter contre la souffrance consécutive à une impossibilité de mettre en discussion avec la direction, les chefs, etc. des questions de travail importantes (une défense contre le déni de reconnaissance et les effets d’une forme d’aliénation culturelle observable dans de nombreux champs professionnels publics, dont celui de l’enseignement supérieur et de la recherche). On peut aussi faire l’hypothèse que ces discours s’appuient sur des faits réels (baisse des moyens matériels, diminution du nombre de collègues correctement formé·es, dégradation des rapports de coopération verticale, etc.), ce qui rend le statut de leur profération plus ambigu : défensif – c’est-à-dire bloquant toute pensée– ou critique – c’est-à-à-dire ouvrant vers d’autres possibles ?
- 2 Pascale Molinier, « Histoire de la vieille bouchère et autres récits. L’autodérision et la création (...)
8De même, les propos très agressifs vis-à-vis des patient·es sont-ils la marque que le groupe des fumeurs autorise l’expression de sentiments et d’affects négatifs permettant de lutter contre la violence physique dans le travail, comme l’affirme l’auteur (p. 56) ? Dans ce cas, comment ces propos s’articulent-ils avec la stratégie de défense par l’humour (p. 73-74) qui, comme l’a bien montré Pascale Molinier, dédramatise la souffrance vécue par les soignant·es, sans nier la vulnérabilité de l’autre (contrairement au discours péjoratif, donc)2 ? Ne pourrait-on pas avancer que ces propos agressifs constituent au contraire un discours collectivement construit pour se défendre contre la souffrance éthique consécutive à l’exercice de certaines formes de violence (les « arguments » justifiant l’usage de la violence à ses propres yeux et à ceux des autres) ? À moins qu’ils ne servent à se défendre contre la souffrance consécutive au déni de reconnaissance vécu dans l’hôpital ? Difficile de trancher en fait sans en passer par une identification précise de la souffrance en jeu…
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- 4 Comme on a pu le documenter dans le cas des livreurs à vélo de plateformes numériques, par exemple. (...)
- 5 Christophe Dejours, Travail : usure mentale. De la psychopathologie à la psychodynamique du travail(...)
9Par ailleurs, à plusieurs reprises des comportements qui pourraient être rapprochés de pratiques défensives – plutôt individuelles – sont décrits par Collard, sans que celui-ci ne les analyse. Que signifie par exemple la tendance des fumeur·euses à accélérer leur rythme de travail, puis à aller fumer ou à rester sur leur téléphone portable, en laissant les collègues s’occuper de certaines activités ? Ce « laxisme » dénoncé par une aide-soignante (p. 59) est-il d’origine morale ou d’origine pathique (c’est-à-dire lié à la protection de la santé) ? Est-ce que les fumeur·euses accélèrent leur rythme parce qu’ils·elles sont simplement négligeant·es, ou est-ce pour ne pas penser3 à ce qu’ils·elles font (pas très bien, visiblement), avant de se lancer dans des activités permettant de soutenir ce rythme (en calmant leur angoisse avec le tabac, en continuant à ne pas penser devant leur écran de téléphone, etc.)4 ? Bref, se trouve-t-on face à une forme d’auto-accélération individuelle visant à saturer le fonctionnement psychique pour ne pas souffrir5 ?
10Enfin, il est important de souligner que, parmi les fumeur·euses, les hommes sont majoritaires. Est-ce que leur désengagement dans les activités considérées comme les plus dégradantes (comme les soins d’hygiène, par exemple), et effectuées sous le contrôle de femmes statutairement et socialement dominantes, pourrait trouver des motifs du côté d’une déstabilisation du rapport viril au travail, consécutive à de récentes modifications de l’organisation du travail dans l’unité (moins d’activités techniques avec les kinésithérapeutes, notamment) ?
11Face à toutes ces questions, le lecteur – même bon connaisseur des configurations hospitalières – demeure sur sa faim, faute d’éléments cliniques plus précisément analysés et articulés entre eux. Reste toutefois une description ethnographique – plutôt accablante – d’une unité de soins gériatriques sans doute plus banale qu’on aimerait le penser…
Notes
1 Notons à cet égard que la PDT ne propose pas de recommandations lors des interventions. Les transformations de l’organisation du travail ou des modes de coopération relèvent des premier·ers intéressé·es. L’intervention collective a surtout vocation à relancer le processus de pensée.
2 Pascale Molinier, « Histoire de la vieille bouchère et autres récits. L’autodérision et la création du semblable dans le travail de soin », Champ psy, n° 67, 2015, p. 133-145.
3 Collard considère que les soignant·es (notamment fumeur·euses) font la démonstration d’un travail de discussion sur leur travail, alimentant par exemple une réflexion sur « l’empathie ». Or, il me semble que l’auteur surinterprète les échanges. Ce n’est pas parce qu’un soignant dit ne pas savoir ce qu’est l’empathie qu’il mène une réflexion interrogeant le concept. De même, utiliser la péjoration vis-à-vis de patient·es lors d’une discussion informelle sur le rapport éthique au travail est un peu étrange.
4 Comme on a pu le documenter dans le cas des livreurs à vélo de plateformes numériques, par exemple. Stéphane Le Lay et Fabien Lemozy, « “Pour faire 100, il faut suer du sang !”. La place de l’auto-accélération dans la rationalité pathique des livreurs de plateformes numériques », Socioscapes, à paraître 2021.
5 Christophe Dejours, Travail : usure mentale. De la psychopathologie à la psychodynamique du travail, Paris, Bayard éditions, 1993 [1980].
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Référence électronique
Stéphane Le Lay, « Damien Collard, Gériatrie : carrefour des souffrances. Une approche par la psychodynamique du travail », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 31 mai 2021, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/49585 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.49585
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