Édouard Jourdain, L’anarchisme
Texte intégral
- 1 Compte-rendu de Célia Poulet pour Lectures : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/10613.
1L’anarchisme, ouvrage d’Édouard Jourdain publié initialement en 20131, a bénéficié d’une réédition presque à l’identique en 2020. L’auteur, spécialiste de Proudhon, y relève avec succès le défi d’offrir en 125 pages un tour d’horizon de l’anarchisme, à la fois comme courant de pensée théorique et comme pratique politique ancrée dans un contexte historique. Ce format dense et didactique, propre à la collection Repères des éditions de La Découverte, offre une porte d’entrée assez complète sur la question de l’anarchisme, ainsi qu’une riche bibliographie pour guider le lecteur qui souhaiterait aller plus loin.
2Ce travail met en valeur la diversité des pensées et des pratiques qui peuvent se rattacher à l’anarchisme. Plutôt qu’une définition figée et englobante, Édouard Jourdain propose d’identifier trois « dénominateurs communs » aux pratiques et théories anarchistes (p. 6). Malgré leur grande diversité, elles peuvent être regroupées autour d’un triple rejet « de l’autorité coercitive incarnée par l’État », « du capitalisme et de l’exploitation », ainsi que « de l’aliénation » (p. 6). À ces trois maux, les anarchistes opposent « la libre association », « la réorganisation de la production » et le « développement de l’esprit critique […] pour briser la servitude volontaire » (p. 6). Au fond, toute l’histoire de l’anarchisme peut être appréhendée comme un effort théorique et pratique pour penser et vivre l’articulation entre l’égalité et la liberté. En cela, l’anarchisme est un pur produit de l’histoire politique et sociale du XIXème siècle, dans un dialogue critique permanent avec le libéralisme d’une part et le communisme d’autre part.
3L’ouvrage est divisé en trois grandes parties, abordant successivement les principaux théoriciens et les différents courants de l’anarchisme, puis l’histoire du mouvement anarchiste et les principales expériences libertaires, et enfin les prolongements contemporains de l’anarchisme.
4La première partie propose une présentation synthétique de la pensée des trois principaux théoriciens de l’anarchisme au XIXème siècle, qui ont donné naissance à trois courants anarchistes distincts : le mutuellisme de Proudhon, le collectivisme de Bakounine et le communisme libertaire de Kropotkine (p. 9).
5Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) est souvent considéré comme le père fondateur de l’anarchisme. Il concentre ses critiques sur trois formes d’aliénation fondamentales : la religion comme « aliénation de la raison », la propriété comme « aliénation des corps », et l’État comme « aliénation de la volonté » (p. 13). Non seulement critique, la pensée de Proudhon se veut aussi démonstrative, en proposant un fonctionnement économique sous forme de coopération de production et de consommation, et un fonctionnement démocratique sous forme de fédération. Mikhaïl Bakounine (1814-1876) est un penseur engagé dans les luttes anarchistes de son temps, il parcourut l’Europe au grès des insurrections et des révoltes. Son œuvre prolifique questionne en particulier la notion d’idéologie comme support de l’aliénation et s’attaque à tous les dogmes, les illusions ou les mythes, notamment religieux, qui « maintiennent le peuple dans la servitude » (p. 21). En outre, selon lui, la dictature du prolétariat défendue par Marx ne peut pas être un moyen d’atteindre la liberté. Enfin, Pierre Kropotkine (1842-1921), géographe de formation, est connu pour sa réinterprétation des théories de l’évolution de Darwin au sein du monde social, mettant en évidence l’importance de l’« entraide » dans la survie des espèces. Il défend l’anarcho-communisme organisé autour de communautés de biens de production et de consommation.
6Édouard Jourdain ajoute et oppose à ces trois figures tutélaires – qu’il regroupe sous la bannière de l’anarchisme social – la présentation de Max Stirner (1806-1856), le représentant le plus connu de l’anarchisme individualiste. Stirner préconise une « association des Égoïstes » (p. 31) et préfère une insurrection existentialiste plutôt qu’une révolution politique ne permettant pas la véritable expression individuelle. En marge de l’anarchisme et de ses principales figures, l’auteur passe en revue plusieurs courants plus minoritaires : l’anarchisme romantique d’Ernest Coeurderoy, l’anarchisme religieux incarné par le judaïsme libertaire ou l’anarchisme chrétien de Léon Tolstoï, le socialisme libertaire de Fournière ou Malon, ou encore l’anarcho-capitalisme et la pensée libertarienne.
7La deuxième partie aborde l’histoire du mouvement anarchiste et les principales expériences libertaires. D’abord intégré au sein de la première Internationale, le mouvement anarchiste en tant que tel va s’organiser au sein de la Fédération jurassienne qui nait au Congrès de Saint-Imier en 1872, suite aux désaccords avec les marxistes et à l’exclusion des anarchistes du conseil général de l’Association internationale des travailleurs (AIT). En s’attaquant à la fois « au régime propriétaire, à la religion et à l’État » (p. 48), la Commune de Paris est en 1871 la première expérience fondatrice du mouvement anarchiste. Édouard Jourdain dresse ensuite le portrait des nombreuses insurrections et expériences libertaires qui ont émaillé la fin du XIXème et le début du XXème siècle en Europe et en Russie. Il détaille en particulier « l’épopée makhnoviste », entre 1918 et 1922, qui voit l’armée insurrectionnelle révolutionnaire d’Ukraine s’opposer à la fois à l’armée blanche et aux bolcheviks, illustration en acte des tensions entre anarchistes et marxistes-léninistes à propos de la stratégie révolutionnaire et du rôle de l’État. La guerre civile espagnole (1936-1939) est un autre épisode historique fondateur pour l’anarchisme. L’importance de l’anarcho-syndicalisme de la Confédération nationale du travail (CNT), au sein du mouvement ouvrier espagnol, va permettre un « bref règne de l’anarchie » (p. 59), à travers la reprise en main des industries par les ouvriers et la création de collectivités agricoles autogérées, notamment en Catalogne et en Aragon. Le mouvement anarchiste espagnol, notamment emmené par Buenaventura Durruti, sera combattu à la fois par les franquistes et les communistes.
8À travers l’histoire du mouvement anarchiste, Édouard Jourdain insiste sur la diversité des modalités d’expression et d’action mobilisées par les anarchistes. L’anarcho-syndicalisme – ou syndicalisme révolutionnaire – défend ainsi la « capacité des travailleurs à s’autogérer, sans État ni capitaliste » (p. 69). Si l’action directe est un principe largement partagé au sein du mouvement anarchiste, en revanche la question de la « propagande par le fait » et du terrorisme ont divisé les rangs anarchistes. Un aspect moins connu du mouvement anarchiste est son attention à l’éducation comme moyen d’émancipation. Les pédagogues libertaires, à l’image de Sébastien Faure, Paul Robin ou Francisco Ferrer Guardia, font de l’autonomie et de l’échange réciproque les bases de l’apprentissage.
9Dans une dernière partie, l’auteur aborde les prolongements contemporains de l’anarchisme. Après une période de foisonnements théoriques et d’expériences libertaires au tournant du XXème siècle, l’anarchisme connait un reflux dans la deuxième moitié du XXème siècle, éclipsé par une hégémonie marxiste chez les intellectuels à la sortie de la Seconde Guerre mondiale. Néanmoins, la chute de l’URSS favorise un renouveau des pensées et des pratiques libertaires. Depuis, une « sensibilité libertaire » (p. 79) irrigue un renouveau des pensées critiques, notamment à travers l’écologie sociale et le municipalisme libertaire de Murray Bookchin, l’anthropologie anarchiste de David Graeber, l’économie participaliste de Michael Albert et Robin Hahnel, les zones d’autonomie temporaires d’Hakim Bey, la critique du « système technicien » de Jacques Ellul ou la défense de l’autonomie de Cornelius Castoriadis.
- 2 Sommier Isabelle, Le Renouveau des mouvements contestataires, Paris, Flammarion, 2003.
- 3 Dupuis-Deri Francis, Les nouveaux anarchistes. De l’altermondialisme au zadisme, Paris, Textuel, 20 (...)
- 4 Bulle Sylvaine, Irréductibles. Enquête sur des milieux de vie de Bure à N.-D.-des-Landes, Grenoble, (...)
10Cette dernière partie est la moins convaincante de l’ouvrage. Contraint par le format très serré, l’auteur se limite à un survol d’une série de penseurs dans une liste à la Prévert, désarticulée. Les prolongements contemporains du mouvement anarchiste sont abordés en guise d’ouverture conclusive au sein d’un ouvrage qui insiste plutôt sur l’histoire et la diversité théorique de ce mouvement. Pourtant, il aurait été intéressant de souligner, dans cette nouvelle édition, l’influence des pensées anarchistes sur le renouveau contestataire à partir des années 19902 et de mettre en avant les « nouveaux anarchistes »3 qui, au croisement de l’altermondialisme, du féminisme, de l’anticapitalisme ou de l’écologisme, (re)placent sur le devant de la scène les pratiques libertaires et renouvellent les formes de mobilisations guidées par le principe politique de l’autonomie4 : black blocs, centres sociaux autogérés, zones à défendre, etc. On peut également regretter que les débats théoriques entre marxisme et anarchisme, qui structurent pourtant l’histoire du mouvement libertaire, ne fassent l’objet que d’un si court développement (voir p. 85).
11Néanmoins, de manière claire, synthétique, et dans un style accessible à tous, Édouard Jourdain réussit à présenter le mouvement anarchiste dans sa richesse et sa diversité. Il parvient à faire tenir ensemble et à articuler les dimensions théoriques, historiques et pratiques de l’anarchisme. C’est un ouvrage utile dans un contexte où, face à l’effondrement du communisme soviétique, aux échecs répétés de la social-démocratie occidentale et à l’extension d’un capitalisme financier et technologique, la pensée anarchiste et les principes libertaires semblent, plus que jamais, à l’ordre du jour des luttes contemporaines.
Notes
1 Compte-rendu de Célia Poulet pour Lectures : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/10613.
2 Sommier Isabelle, Le Renouveau des mouvements contestataires, Paris, Flammarion, 2003.
3 Dupuis-Deri Francis, Les nouveaux anarchistes. De l’altermondialisme au zadisme, Paris, Textuel, 2019.
4 Bulle Sylvaine, Irréductibles. Enquête sur des milieux de vie de Bure à N.-D.-des-Landes, Grenoble, UGA éditions, 2020 ; compte-rendu d’Antoine Dubiau pour Lectures : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/44131.
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Référence électronique
Adrien Mollaret, « Édouard Jourdain, L’anarchisme », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 28 mai 2021, consulté le 03 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/49583 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.49583
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