Daniel Mercure et Marie-Pierre Bourdages-Sylvain (dir.), Société et subjectivité. Transformations contemporaines
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- 1 Daniel Mercure et Marie-Pierre Bourdages-Sylvain (dir.), Travail et subjectivité : perspectives cri (...)
1Le présent volume collectif s’interroge sur les formes contemporaines de la subjectivité. Il regroupe un ensemble de contributions intervenant dans des champs variés de la sociologie, allant de la sociologie de l’action à la sociologie du travail en passant par la sociologie du couple. Il s’inscrit plus généralement dans une sociologie de l’individuation, qu’on peut faire remonter à Durkheim mais qui s’est surtout développée en Europe depuis les années 1980. Le livre prend place dans un programme de recherche international appelé Les nouvelles voies de la subjectivité, et fait suite à un premier ouvrage de 20171, centré sur la subjectivité au travail, mais adopte une perspective plus large. Embrassant une pluralité d’options théoriques, les contributions se révèlent diverses aussi bien dans leurs méthodes que dans leurs objets d’études et cherchent à esquisser des perspectives de recherche pour comprendre la position du sujet dans un monde contemporain, marqué par une dynamique d’individualisation. Malgré les possibles désaccords qui peuvent apparaître, les différents contributeurs veulent éviter deux écueils : considérer que nous vivons dans une ère où la subjectivité est marquée par un repli total sur soi, d’un côté, et, de l’autre, penser que les métamorphoses de la subjectivité vont systématiquement dans le sens d’une plus grande émancipation.
2L’ouvrage se divise en quatre parties. La première, « Subjectivité et individualisation », s’intéresse à la genèse du sujet moderne. Elle s’ouvre sur un chapitre de Jean-Paul Willaime intitulé « Les réformes protestantes entre émancipation et disciplinarisation ». Cette étude historique se propose, dans la lignée des travaux de Weber, de souligner le lien entre ethos protestant et formes modernes de subjectivité. L’auteur précise toutefois que ce processus mêlant religion et subjectivité est à la fois indirect et ambigu. En effet, Jean-Paul Willaime ébauche une histoire les luttes interprétatives internes au protestantisme et montre comment elles ont contribué au développement de la subjectivité (en permettant au sujet de se définir par son appartenance religieuse librement choisie), tout en menaçant de supprimer celle-ci par l’organisation sectaire (au sens de Weber) que prenaient les organisations protestantes. Le second chapitre, par Daniel Mercure, aborde le rapport entre individu et institution en se demandant « comment se conjuguent les dynamiques individuelles d’un sujet qui ambitionne d’être l’auteur de sa vie, avec les dispositifs de nos institutions vouées à favoriser l’intériorisation d’un certain nombre de structures normatives de l’action » (p. 29). L’auteur renvoie alors dos à dos deux perspectives : celle proposée par Beck et Honneth qui insiste sur le rôle normatif que jouent encore les institutions, enjoignant par un ensemble de leviers subtils les individus à devenir les auteurs de leurs propres vies ; et celle, illustrée par Anthony Giddens, qui souligne la réflexivité et l’arrachement progressif des individus aux normes institutionnelles. À travers une étude des évolutions du marché du travail depuis la fin des années 1970, notamment dans l’économie de l’immatériel et du cognitif, Daniel Mercure veut montrer que ces deux approches sont incomplètes. En effet, si les employés ont aspiré à une plus grande implication subjective dans leur travail, cette aspiration a été reprise et convertie en une nouvelle injonction d’investissement personnel par les instances managériales. Cela ouvre une nouvelle question : comment cette demande d’auto-réalisation du sujet s’est-elle retournée contre lui et a-t-elle organisé « sa propre colonisation par le travail » (p. 44) ?
- 2 Marina d’Amato, Téléfantaisie. La mondialisation de l’imaginaire, Québec, Presses de l’université L (...)
3La seconde partie, « Subjectivité et identité », s’intéresse à la constitution de l’identité, dans un monde contemporain où l’affirmation d’une identité choisie librement prime sur toute appartenance par défaut. Michel Wieviorka l’entame avec un chapitre qui propose de rassembler deux champs de la sociologie qui communiquent assez peu : d’un côté, l’étude des mouvements de subjectivation, c’est-à-dire de mouvements sociaux à travers lesquels les individus s’affirment comme sujets libres, choisissant un modèle de société progressiste contre le poids des traditions ; de l’autre, ce que l’auteur appelle au contraire des mouvements d’anti-subjectivation, qui visent à dénier la qualité de sujet à certaines populations (on y trouve notamment les mouvements racistes, le jihadisme, etc.). L’enjeu est alors de comprendre comment l’on peut se constituer comme sujet, ou anti-sujet, au sein de ces mouvements. D’un point de vue théorique, Michel Wieviorka entend ainsi rapprocher interactionnisme symbolique et sociologie de l’action, le processus permettant « de passer de l’étude des interactions à celle des transformations de la subjectivité des acteurs » (p. 57). Le chapitre de Marina d’Amato propose quant à lui une sociologie de l’imaginaire. Il s’agit de montrer que la consommation de productions médiatiques joue un rôle crucial dans la définition de soi, puisque ces productions projettent un ensemble de modèles qui participent à la construction de la subjectivité des téléspectateurs. Le rôle de la figure du « héros » dans les contenus médiatiques est ainsi analysé, dans un chapitre qui synthétise certains résultats développés dans un ouvrage de 2009, et auquel on pourra se reporter pour une étude plus détaillée2. Jean-Claude Kaufmann clôt cette partie avec un chapitre intitulé « Le défi politique des petits mondes : intimité, subjectivité, identité ». Il souligne le paradoxe suivant : l’autonomisation de l’individu, entendue comme indépendance totale à l’égard du social, est une fiction ; mais, en tant qu’elle est intégrée par les individus, elle se trouve productrice d’effets réels. Apparaît ainsi une relation conflictuelle entre désir d’indépendance et désir d’appartenance à un groupe, où la fiction se confronte à la réalité. Kaufmann analyse ces tensions dans la sphère de l’intime, centrant son analyse sur la notion de couple. La perspective étant en prise avec des défis politiques nouveaux, il aborde aussi la question de l’engagement militant et du repli communautaire.
4La troisième partie est consacrée à la sociologie de l’action. La première contribution revient à Guy Bajoit qui entend défendre la thèse suivante : il y aurait eu modification du modèle culturel des sociétés occidentales, c’est-à-dire de l’ensemble des principes donnant un cadre et une valeur aux actions individuelles, entre la première modernité et la modernité tardive. L’auteur propose ainsi une typologie de ces modèles et s’appuie sur trois secteurs pour défendre sa thèse : la socialisation familiale et à l’école, la question du libre rapport à son propre corps et l’engagement militant. Dans « Nouvelle gestion publique et formes de subjectivité », Marie-Pierre Bourdages-Sylvain prolonge l’article de Daniel Mercure en s’intéressant aux nouvelles pratiques managériales dans l’administration publique et à leur impact sur la subjectivité. Elle pointe notamment la contradiction existante entre un discours institutionnel qui prône une plus forte implication personnelle des acteurs, les encourageant à l’innovation et la prise de risque, et une bureaucratisation du contrôle sur les activités, qui prive les travailleurs d’une véritable implication au travail en normalisant leur activité, les empêchant d’accéder à la reconnaissance. Cette troisième partie s’achève avec l’article de Laurent Willemez, qui s’intéresse aux processus de subjectivation à l’œuvre dans le militantisme. Il montre ainsi comment une transmission de savoir et de savoir-faire s’effectue dans l’engagement militant, permettant aux individus d’entamer un récit de soi et de se poser comme sujets, malgré la contradiction apparente qu’il y aurait à se poser comme sujet dans une organisation qui exige une certaine unicité des discours et des modes d’action pour être efficace.
5La dernière partie s’intéresse au rapport entre subjectivité, agir et déterminisme. La contribution de Jan Spurk offre un plaidoyer pour une sociologie critique, dans une perspective qui s’inscrit dans les travaux de l’école de Francfort. L’auteur défend une approche normative, visant à opérer une transformation sociale, sans imposer des normes extérieures aux individus. Le chapitre propose ainsi plusieurs arguments en faveur d’une sociologie qui rejette la neutralité axiologique, afin de proposer des solutions aux pathologies de la subjectivité contemporaine. Bernard Lahire clôt l’ouvrage avec une défense du principe déterministe en sociologie, affirmant que cette discipline ne peut prétendre à la scientificité si elle s’en passe. Il ouvre alors deux lignes argumentatives pour conjurer l’illusion du libre-arbitre : la sociologie de l’enfance d’un côté, la sociologie des rêves de l’autre. La première car l’intégration de la culture dans le comportement humain y est la plus claire, la seconde car elle semble être un des rares îlots de liberté que laisse la sociologie.
6Ainsi s’achève un ouvrage qui réunit un ensemble de contributions certes courtes mais passionnantes. On y trouve un ensemble de pistes pour développer la question de la subjectivité, et ainsi approfondir notre compréhension du monde contemporain et des tensions qui l’animent.
Notes
1 Daniel Mercure et Marie-Pierre Bourdages-Sylvain (dir.), Travail et subjectivité : perspectives critiques, Paris, Québec, Éditions Hermann et Presses de l’université Laval, 2017.
2 Marina d’Amato, Téléfantaisie. La mondialisation de l’imaginaire, Québec, Presses de l’université Laval, coll. « Sociologie contemporaine », 2009.
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Thibault Vareilles, « Daniel Mercure et Marie-Pierre Bourdages-Sylvain (dir.), Société et subjectivité. Transformations contemporaines », Lectures [Online], Reviews, Online since 12 May 2021, connection on 13 December 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/49328 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.49328
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