Olivier Chadoin, Sociologie de l’architecture et des architectes
Texte intégral
- 1 22 écoles sont aujourd’hui reconnues par l’État et l’Ordre des architectes : les ENSA (Écoles natio (...)
- 2 Olivier Chadoin, Sociologie de l’architecture et des architectes. Une tradition sociologique ?, HDR (...)
1L’architecture constitue aujourd’hui un objet de recherche et d’enseignements de sciences humaines et sociales au sein des écoles formant à ses métiers1. Ce sont ces liens qu’interroge ici Olivier Chadoin. Son ouvrage, issu d’une habilitation à diriger des recherches2, part d’une question : « Peut-on identifier une sociologie de l’architecture ? » (p. 5). Ses huit chapitres la traitent à partir de plusieurs dimensions, à savoir : l’intérêt de l’étude de l’architecture et des architectes pour la connaissance du monde social, la constitution d’un ensemble de pratiques et d’individus faisant exister un tel espace intellectuel, les usages de la sociologie dans la production et l’analyse de l’architecture et encore ses frontières avec d’autres branches de la discipline, dont les sociologies économique, de l’art et de la culture, de la consommation, du travail et des professions.
- 3 De nombreux architectes diplômés doivent recourir à des doctorats de sociologie, alors même qu’il n (...)
2Un premier chapitre retrace l’histoire de la rencontre entre sociologues et architectes, dans les années 1960, à un moment où ces derniers remettent en cause le modèle des beaux-arts. Dans ce contexte, les sciences humaines et sociales (sociologie, géographie…) participent à la rénovation de l’enseignement de l’architecture. Fruits de cette histoire, les enseignements sociologiques sont très prégnants au sein des Écoles nationales supérieures d’architecture (ENSA) ; toutes n’en sont pas pour autant dotées et le nombre d’enseignants en poste qui se définissent exclusivement comme sociologues se révèle finalement très réduit (32 titulaires ou contractuels). Les doubles définitions (architecte-sociologue, urbaniste-sociologue, socio-économiste…) sont d’autant plus fréquentes qu’il est désormais nécessaire d’être titulaire d’un doctorat pour enseigner dans des écoles d’architecture3. Les rapports à la discipline varient également, certains enseignants jouant le jeu d’une sociologie pour l’architecture tandis que d’autres, plus jeunes, sont davantage attachés au titre de sociologue. Un même objet commun, l’architecture, les rassemble toutefois ; pour leur part, les architectes se sont appropriés la rhétorique sociologique dans leur pratique professionnelle, après plus de cinquante ans de présence des sociologues dans les ENSA.
3Le chapitre 2, « Sociologies de l’architecture », présente la manière dont les productions architecturales ont pu être analysées en sciences humaines et sociales. Un « premier âge » regroupe des travaux « pré-sociologiques » qui saisissent l’architecture comme matériau pour la compréhension des phénomènes sociaux ou culturels. Les approches inspirées par l’anthropologie structurale (Erwin Panofsky, Michael Baxandall...) décrivent pour leur part l’espace en termes de structure et de catégories de classement. Les recherches plus empiriques ciblent plutôt l’habitat, ses usages et ses modes de production ; pour cette raison, la sociologie de l’architecture est davantage tournée vers les phénomènes de sociologie urbaine et des professions que vers la sociologie de l’art ou de la culture.
- 4 Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne (1958), Paris, Arche, 1977. L’auteur présente ainsi (...)
- 5 Voir. Isaac Joseph (dir.), L’espace du public. Les compétences du citadin, Paris, Plan urbain, 1991
4Les trois chapitres suivants éclairent le poids de l’approche fonctionnelle de l’architecture et ses mises en cause contemporaines. D’abord définie par ses usages, l’architecture n’est guère prise en compte par la sociologie de la culture, tandis que les politiques publiques l’ont longtemps considérée comme un instrument d’action sur le territoire ; son exposition est elle-même un phénomène récent. C’est ce que montre le chapitre 3, qui se conclut sur les écueils persistants auxquels se heurterait la sociologie de sa réception :les enquêtes privilégiant toujours la question du logement, elles n’envisagent pas la fréquentation des « œuvres architecturales » comme pratique culturelle. À rebours, l’auteur milite pour une nouvelle approche empirique de la « culture architecturale » qui privilégierait le questionnement des situations de réception, des publics et des médiations. Le chapitre suivant insiste sur la dimension symbolique de tous les espaces habités qui ne se contentent pas de répondre à des besoins élémentaires, dimension que montrent bien les recherches qui s’inscrivent dans la continuité des travaux d’Henri Lefebvre4 ou qui portent sur la « compétence ordinaire » des habitants5. L’architecture a également une dimension politique, mise en avant dans le chapitre 5 à propos de la fabrique de la ville néolibérale. L’auteur retrace la césure constituée par les années 1970. Au cours de cette période de réflexions et d’expérimentations, le recours aux concepts et aux méthodes des sciences sociales a contribué à substituer la figure de « l’architecte intellectuel » à celle de « l’architecte artiste » (p. 121). Si cet engagement perdure aujourd’hui à travers la recherche d’une architecture « capacitaire », le « retour du symbolique » s’est fait ces dernières années, via une contestation « post-moderne ». Ce mouvement étend la notion de monument à une grande variété de bâtiments (centres commerciaux, logements…) et ouvre la voie à un usage esthétique et communicationnel de l’architecture, dans un contexte de marchandisation des valeurs du monde créatif. L’émergence d’un pluralisme stylistique en architecture convergerait finalement avec celle de la société postindustrielle ou postfordiste. L’action sur la ville ne semble plus s’appuyer sur aucune certitude, avec l’abandon du paradigme moderniste ayant longtemps régné parmi les architectes, mais également avec l’apparition d’acteurs privés dans l’aménagement ; par ailleurs, de nouveaux centres de décision émergent en matière d’urbanisme et les doctrines architecturales se multiplient, marquant la fin d’un modèle fondé sur la planification et la confiance dans le progrès technique. La griffe architecturale est pour sa part désormais mise au service du marketing urbain et de la concurrence internationale des aires urbaines. Le tourisme redéfinit également les villes qui se peuplent de complexes hôteliers, quartiers touristiques … D’où la double tendance qui travaille l’architecture spectaculaire : entre patrimonialisation et offre récréative. L’architecture occupe une place essentielle « comme objet de communication » avec deux ingrédients : le « grand projet » et la contribution d’architectes stars. À l’image de la mode, elle serait finalement un « art mêlé » où se croisent considérations de goût et motifs fonctionnels.
5Les trois chapitres suivants ciblent le groupe des architectes et leurs activités. Le chapitre 6 interroge leur identité professionnelle et montre le poids persistant du modèle libéral, qui ne correspond plus, pourtant, à la réalité du métier. En effet, la mission globale de l’architecte se disperse désormais en de multiples mandats tandis que de nouveaux métiers émergent, tels que ceux d’économiste de la construction ou de programmateur. Ces changements s’accompagnent de glissements sémantiques conduisant à l’emploi des termes de maîtrise d’œuvre, de concepteur, de monteur d’opérations, plutôt que ceux d’architecte, de commanditaire et de chantier. La féminisation contribue également à la diversification du groupe ; toutefois, la persistance d’une identité fondée sur l’exercice libéral contribue à déclasser l’exercice salarié et à associer cette féminisation à la dévalorisation de la profession. Le chapitre suivant traite du travail architectural, pris dans un jeu d’interdépendances avec d’autres professions (économistes, ingénieurs, paysagistes, urbanistes, etc.) Les parcours et les activités sont pluriels ; « la référence au seul terme d’architecte ne suffit plus à dire ce qu’ils font » (p. 169). Rappelant que les architectes ne produisent pas seuls, l’auteur montre le poids de l’interprofessionnalité dans l’espace de la maîtrise d’œuvre, où l’opposition la plus établie est celle qui cloisonne architectes et ingénieurs. Confrontée à de multiples transformations affectant l’univers de la construction (logiques de concentration, rationalisation, spécialisation) et à des dynamiques internes (féminisation, croissance de ses effectifs), la profession d’architecte n’en réalise pas moins un travail d’entretien de la croyance en ses compétences propres pour continuer à exister. Ce corps professionnel montre une réelle faculté de préserver la croyance en un modèle précapitaliste de la « profession libérale » et de la pratique professionnelle généraliste, fut-ce au prix d’une dénégation par ses membres de logiques de spécialisation pourtant à l’œuvre au sein des agences et d’un fonctionnement en réseau qui leur permet d’éviter un processus de concentration. Plus frappante encore est leur capacité à la multipositionnalité dans un contexte de division croissante du travail, le titre d’architecte se doublant alors d’un terme spécifiant (architecte-urbaniste, architecte concepteur…). L’auteur fait à cet égard l’hypothèse que la magie du titre d’architecte et la force de son indétermination, entretenues dans la profession, lui permettant cette multipositionnalité salvatrice ; « c’est sans doute dans cette affirmation d’une aptitude et d’une compétence généraliste et tout-terrain que réside la force de repositionnement des architectes, en fonction non seulement des cycles des marchés mais aussi de la concurrence des autres professions de la maîtrise d’œuvre » (p. 197).
- 6 On regrettera toutefois l’absence de bibliographie et d’index.
6Proposant une analyse plutôt stimulante d’une « sociologie d’objet » à partir d’une lecture des travaux sociologiques consacrés à l’architecture et aux architectes6, ce livre contribue à la compréhension de l’univers architectural en France et de ses mutations contemporaines ; il éclaire en particulier les dynamiques d’une profession d’architecte fortement concurrencée par autres métiers de l’acte de bâtir.
Notes
1 22 écoles sont aujourd’hui reconnues par l’État et l’Ordre des architectes : les ENSA (Écoles nationales supérieures d’architecture), une école privée, l’ESA (École spéciale d’architecture) à Paris, et une école d’ingénieurs publique, l’INSA (Institut national des sciences appliquées) à Strasbourg.
2 Olivier Chadoin, Sociologie de l’architecture et des architectes. Une tradition sociologique ?, HDR, Université de Limoges, 28 septembre 2018. Olivier Chadoin est aujourd’hui professeur de sociologie à l’École d’architecture et de paysage de Bordeaux et membre du PAVE, équipe de recherche au sein du Centre Émile Durkheim.
3 De nombreux architectes diplômés doivent recourir à des doctorats de sociologie, alors même qu’il n’existait pas de doctorat d’architecture jusqu’en 2010 et qu’avant 1994, les enseignants n’étaient pas recrutés par la voie du concours.
4 Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne (1958), Paris, Arche, 1977. L’auteur présente ainsi les travaux d’Henri Raymond et de son équipe sur l’habitat pavillonnaire ainsi que ceux de Philippe Boudon sur la Cité Fruges de Le Corbusier à Pessac.
5 Voir. Isaac Joseph (dir.), L’espace du public. Les compétences du citadin, Paris, Plan urbain, 1991.
6 On regrettera toutefois l’absence de bibliographie et d’index.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Corinne Delmas, « Olivier Chadoin, Sociologie de l’architecture et des architectes », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 12 mai 2021, consulté le 14 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/49298 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.49298
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page