Sophie Béroud et Martin Thibault, En lutte ! Les possibles d’un syndicalisme de contestation
Texte intégral
- 1 Un autre ouvrage rédigé par d’anciens et actuels responsables de Solidaires relate la genèse et le (...)
1Cet ouvrage présente l’histoire de l’organisation syndicale Solidaires1 et les principaux conflits sociaux qui ont émaillé la France au cours de ces trois dernières décennies. Il expose le résultat de différentes enquêtes, menées par les auteurs depuis 2008, à la demande du bureau national de Solidaires. Ces enquêtes comprennent un volet quantitatif : questionnaires distribués à l’occasion de congrès, et un volet qualitatif : entretiens individuels avec des militants et observations rapprochées d’équipes syndicales. La grille d’analyse choisie par les auteurs s’articule autour du concept de « champ syndical ». Autrement dit, l’évolution ainsi que la structuration de cette organisation syndicale se conçoivent à partir de ses interactions avec d’autres organes institutionnels, qu’ils soient semblables ou d’ordre étatique. Les auteurs suivent également la trajectoire de certains militants qui ont participé à l’éclosion du syndicat Solidaires, et d’autres qui sont prêts à prendre la relève des aînés. Cette approche confère au récit une sensibilité plus intimiste, sans pour autant l’assimiler à une étude ethnographique.
- 2 Au sein de l’Union européenne, le taux moyen de syndicalisation des salariés s’élève à 23%, alors q (...)
2L’introduction se focalise sur une question qui intéresse fortement les observateurs de la conflictualité sociale : comment les organisations syndicales se sont-elles positionnées face au mouvement des Gilets jaunes ? Le rapprochement de ces deux acteurs s’est déroulé non sans peine et bien tardivement après les premières manifestations. Les auteurs résument ce rendez-vous manqué (dans un premier temps) en ces termes : « les Gilets jaunes dessinent les angles morts d’un syndicalisme surtout arrimé aux grandes entreprise » (p. 9). La suite de l’introduction traite également d’une problématique que l’on retrouve tout au long du livre : comment une organisation syndicale relativement récente et minoritaire, qui réfute le centralisme bureaucratique et la professionnalisation de ses élus, peut-elle exister au niveau de l’entreprise et au niveau interprofessionnel, tout en collaborant à la défense de causes sociétales ? Les auteurs rappellent pertinemment que la crise du syndicalisme en France mérite d’être nuancée, comme en témoigne le nombre des personnes syndiquées, qui dépasse le nombre d’adhérents aux partis politiques2. Ils ne donnent cependant pas plus de précisions quant à l’ampleur de cet écart.
3Le premier chapitre est consacré à l’origine du mouvement. Les syndicalistes à l’initiative des premiers syndicats Sud (Solidarité, unité et démocratie) proviennent essentiellement de la CFDT. Les auteurs retracent ainsi le cas d’Annick Coupé, dont le parcours militant illustre la rupture de la CFDT avec l’idéologie de Mai 68, l’organisation s’accommodant finalement de l’ordre capitaliste. Cette évolution s’explique par la forte diminution des adhérents que connaissent les organisations syndicales dans le courant des années 1970, en raison du démantèlement des grands ensembles industriels, dont la production est distillée à des sous-traitants et où les types de contrats et les conditions de travail sont moins favorables. C’est dans ce contexte que la direction de la CFTD décide, dans le courant des années 1980, de prendre un virage à droite et d’adopter la stratégie réformiste. Cette évolution entraîne la rupture avec certains secteurs de la base militante. D’aucuns partent d’eux-mêmes, d’autres sont exclus de l’organisation. Lors du conflit social de l’hiver 1987-1988, les instances syndicales désavouent les actions de grève menées au sein des PTT. Annick Coupé, alors responsable régionale au sein de la CFDT, prend acte de la rupture définitive avec la direction cégétiste et décide avec d’autres militants de créer le premier syndicat, Sud PTT, en décembre 1988. D’autres suivent, comme Sud Santé Sociaux et Sud Cheminots en 1996. Sud s’implante principalement dans le secteur public, caractéristique qui perdure jusqu’à aujourd’hui. Chaque syndicat Sud défend ardemment son autonomie. Toutefois, un rapprochement sous une coupole faîtière aboutit à la création de l’Union syndicale Solidaires au début des années 2000. Cette entité fédérale regroupe alors d’autres syndicats minoritaires liés à une profession ou à une entreprise. L’ambition de la nouvelle organisation est de dépasser syndicalisme d’entreprise pour devenir un acteur de poids au niveau interprofessionnel et sectoriel. La loi de 2008 qui porte sur la réforme de la règle de la représentativité a, de manière inattendue, procuré à Solidaires une meilleure visibilité dans le paysage syndical français, ce qui s’est traduit concrètement par l’obtention de financements publics et de sièges au sein d’institutions spécialisées. Cette évolution pousse dans son sillage la professionnalisation de certains militants, ce qui donne aujourd’hui une certaine image de normalité à cette organisation syndicale. Selon les auteurs, Solidaires représente 3,46% des suffrages lors des élections professionnelles. Son pouvoir d’influence est donc insuffisant pour qu’il organise à lui seul une mobilisation populaire, ce qui l’oblige à s’inscrire dans une posture de force d’appoint.
- 3 Les dates du procès indiquées p. 103-104 sont cependant inexactes : celui-ci s’est déroulé de mai à (...)
4Le chapitre suivant s’intéresse à la manière dont les militants Sud investissent les différents secteurs de la conflictualité sociale. Car, au-delà de l’entreprise, les adhérents veulent participer à des luttes sociales habituellement ignorées par les syndicats traditionnels. Les auteurs citent comme exemples emblématiques le lancement d’ATTAC en 1998, les combats féministes et, au niveau local, les mouvements de défense des droits des chômeurs ou des sans-papiers. Solidaires a su profiter des différents mouvements de contestation des réformes de modernisation du code du travail pour consolider son empreinte au sein de l’intersyndicale et augmenter sa visibilité aux yeux du grand public. Contrairement à l’idée dominante, l’enquête menée par les auteurs fait ressortir que les militants de Solidaires ne sont pas plus politisés que ceux des autres centrales syndicales. Actuellement, l’Union syndicale Solidaires peine toujours à exister dans le secteur privé. Sa participation aux différentes luttes sociales ne lui a pas permis d’engranger un capital de confiance suffisant pour être représenté au sein des petites et moyennes entreprises. Lors des grandes négociations sur la réforme des retraites en 2019, le dialogue social prôné par le gouvernement trouve ses limites. Des mouvements de contestation de grande ampleur se concrétisent, à travers des actions de grève ou sous d’autres formes participatives. Selon les auteurs, l’ensemble de ces mobilisations démontre qu’un syndicalisme de lutte est encore possible en France. Le chapitre se termine par un encart consacré au procès de France Télécom, pour lequel Sud PTT a joué un rôle majeur, en mettant en place dès 2007 des dispositifs d’observation relatifs à la gestion du stress puis en déposant une plainte en 2009 auprès de l’inspection du travail3.
5Le troisième chapitre est consacré à l’étude du parcours de jeunes syndiqués, au sein de Sud Rail. Il en ressort que, contrairement aux idées reçues, les jeunes s’engagent également dans des luttes syndicales. Certes, reconnaissent les auteurs, l’investissement des jeunes militants se manifeste essentiellement dans les entreprises structurées, qui offrent des statuts plus favorables. Leurs motivations sont celles que l’on rencontre habituellement sur le terrain : conviction idéologique ou prise de conscience de l’utilité d’un soutien collectif, dans le cadre du rapport de force avec la hiérarchie. L’organisation promeut le renouvellement des générations. Malheureusement, pour certains de ces jeunes, la prise rapide de responsabilités les entraîne dans une dynamique syndicale chronophage et empreint de pressions en tous genre. Finalement, ils craquent et prennent leurs distances avec le monde syndical. Pour les anciens, l’engagement syndical implique le respect de certaines valeurs, comme le refus des idées d’extrême droite ou des idées à caractère raciste. La considération pour ces valeurs et l’investissement syndical sont deux dimensions indissociables aux yeux des militants d’origine. Or, les anciens doutent parfois de l’adhésion sincère des plus jeunes à ces idéaux, qui fondent pourtant l’identité de l’organisation.
6Le dernier chapitre s’intéresse à un problème que peut rencontrer tout militant syndical. Ce dernier croit sincèrement à la justesse de son combat. Toutefois, cet idéal est parfois perverti par les hommes qui l’incarnent. La déception est alors profonde, au point que certains syndicalistes s’éloignent, alors que d’autres arrivent à s’en remettre, en différenciant leur idéal et les pratiques du terrain, lesquelles mettent parfois en cause la respectabilité du travail syndical.
7Le livre se termine par un retour sur le mouvement des Gilets jaunes. À l’origine de l’émergence d’un nouveau pôle contestataire, il a favorisé le clivage du champ syndical et a permis de mettre en avant les avantages que représente la lutte frontale. Il a également incité les autres centrales syndicales à se préoccuper d’enjeux qui dépassent la sphère socio-économique. En conclusion, il a contribué de manière offensive à la politisation de l’action syndicale, en créant des espaces de débat, en dehors de tout formalisme. La présence sur les ronds-points de catégories sociales peu représentées syndicalement illustre l’importance des ressources disponibles pour la création d’une nouvelle ligne de force contestataire.
8Pour finir, on peut saluer le prix modique de l’opus, dix euros, qui met à la portée d’un large public un ouvrage de qualité qui rassemble une grande quantité d’informations.
Notes
1 Un autre ouvrage rédigé par d’anciens et actuels responsables de Solidaires relate la genèse et le fonctionnement de cette organisation syndicale. Eric Beynel, Annick Coupé (dir.), Découvrir Solidaires. L’Union syndicale, Paris, Éditions de l’Atelier, 2019.
2 Au sein de l’Union européenne, le taux moyen de syndicalisation des salariés s’élève à 23%, alors qu’il ne dépasse pas 11% en France, ce qui situe notre pays dans le bas du classement des pays européens. Source : « La syndicalisation en France », Darès Analyses, n° 25, mai 2016, en ligne : https://dares.travail-emploi.gouv.fr/publications/la-syndicalisation.
3 Les dates du procès indiquées p. 103-104 sont cependant inexactes : celui-ci s’est déroulé de mai à juillet 2019.
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Référence électronique
Richard Abramowicz, « Sophie Béroud et Martin Thibault, En lutte ! Les possibles d’un syndicalisme de contestation », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 11 mai 2021, consulté le 24 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/49178 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.49178
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