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Ivan Sainsaulieu, Petit bréviaire de la lutte spontanée

Antoine Hormidas
Petit bréviaire de la lutte spontanée
Ivan Sainsaulieu, Petit bréviaire de la lutte spontanée, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2020, 182 p., ISBN : 978-2-36512-234-4.
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Texte intégral

1L’ambition de cet ouvrage à mi-chemin entre l’essai et l’enquête sociologique, rédigé par le sociologue et politiste Ivan Sainsaulieu, est de remettre au goût du jour une notion peu utilisée en sociologie des mouvements sociaux et en sciences sociales en général : la notion de spontanéité. Pour alimenter cette réflexion, il s’appuie d’une part sur des travaux français et étrangers en sciences sociales et en philosophie (parmi lesquels figurent ses propres enquêtes portant notamment sur les mobilisations collectives dans le secteur hospitalier, le syndicat SUD-PTT, et les Gilets Jaunes), et d’autre part sur des sources non-académiques telles que des articles de presse ou des textes militants. Fait original pour un travail de sociologie, l’auteur déclare également s’appuyer sur son expérience propre de dix-sept années de militantisme. Il justifie cette démarche qu’il considère comme faisant partie intégrale d’une méthodologie réflexive, déclarant que « mettre à distance cette expérience [risquerait] d’introduire un biais normatif » (p. 16). Tout sociologue qui travaille sur un objet portant sur l’une de ses expériences antérieures « puise[rait] dans cette matière noire pour comprendre » (Ibid.). Ainsi présente-t-il un inventaire de réflexions sur cet objet ambivalent qu’est la spontanéité et la place qu’elle occupe au sein des luttes sociales, ouvrant le débat sur la pertinence et les limites de cette notion. Ces réflexions sont réparties en quatre sections dont il sera donné ici un rapide aperçu.

  • 1 Bien qu’il ne faille pas exclure de sa compréhension les déterminations sociales, le poids des stru (...)

2La première partie aborde la question de la validité épistémologique de la notion de spontanéité et de ce qu’elle désigne. Il est d’abord rappelé qu’elle fait l’objet d’une certaine méfiance en sciences sociales. Car communément le spontané relève de l’autonomie, de la liberté, et caractérise une action dont l’existence ne serait tributaire d’aucune cause spécifique. Or a priori, cette conception serait incompatible avec les cadres des sciences sociales, qui rejettent toute explication naturelle des faits sociaux pour chercher à comprendre le social par le social. Dire qu’un mouvement de lutte est spontané serait alors un retour à la prénotion, au sens commun, dont le sociologue cherche à se départir. Ce serait passer à côté des contraintes et des normes sociales, et de l’influence du contexte dans lequel la lutte émerge, soit en faire une analyse irrationnelle. Toutefois, il s’agirait de garder une posture critique face à ce postulat. Toute lutte sociale relèverait également d’une part de non-intentionnel, d’une part d’imprévu, tirée de la dynamique propre des mouvements sociaux où les « échanges de coups » entre le mouvement et les représentants de l’ordre public sont toujours imprévisibles. Tout mouvement social, bien qu’en partie déterminé, connait ses moments d’incertitudes qui laissent place à une certaine forme de spontanéité. Celle-ci est à comprendre comme un acte « conscient mais rapide », qui s’il n’est pas déterminé par une organisation, l’est bien par une socialisation antérieure ainsi que par l’espace dans lequel l’action prend place. Pour l’auteur, un mouvement spontané est donc un mouvement au caractère imprévisible, ou en tout cas largement imprévu1. Certes, il reste possible que certains acteurs aient œuvré dans le but explicite de créer un tel mouvement. Mais cela ne suffit pas à expliquer l’émergence de ces mobilisations.

  • 2 L’auteur se base sur l’entretien de deux militants du Collectif Inter-Urgences (mouvement gréviste (...)

3En second lieu, l’auteur défend que si le mouvement spontané se définit en opposition au mouvement social organisé, il s’inscrit également dans une relation de concurrence avec lui. Les mouvements spontanés ont été le lieu d’éducation politique des masses et des conquêtes sociales au long de l’histoire de la lutte ouvrière, que ce soit par exemple en juin 36 ou en mai 68. À cette inhérente dimension révolutionnaire s’oppose le bureaucratisme des organisations syndicales aux tendances réformistes, dont la seule fonction subsistante aujourd’hui serait le contrôle et le maintien de la paix sociale. En s’institutionnalisant, les syndicats auraient donc perdu leur faculté à représenter les masses et à promouvoir la lutte sociale. Nombreux sont les exemples de présidents syndicaux corrompus, ou motivés par des perspectives de carrières personnelles, les amenant à agir en leur nom au détriment du collectif, ou les exemples de permanents syndicaux et de responsables intermédiaires dont les enjeux personnels liés à leur position font diverger leurs intérêts de ceux qu’ils doivent représenter. Au sein de ces syndicats affaiblis, il ne reste comme force d’initiative que quelques rares outsiders qui parviennent parfois à construire des mobilisations. Ces vingt dernières années, que ce soit en France ou au Chili, les syndicats auraient même tendance à freiner les mouvements sociaux en voulant imposer une structure militante inefficace, faisant l’économie d’un réel travail de terrain2. La tâche de restructurer le mouvement revient alors aux collectifs spontanés pour qui la charge de travail s’en trouve alourdie. Pour les mouvements sociaux spontanés, tels que le Collectif Inter-Urgences ou le mouvement social chilien de 2019, les syndicats institués deviendraient un adversaire de plus, contre lequel ils doivent lutter pour préserver leur autonomie et la force de leurs revendications.

  • 3 Katz Richard S., Mair Peter, « Changing Models of Party Organization and Party Democracy », Party P (...)

4Plus éclectique, la troisième partie regroupe des réflexions qui nuancent l’opposition entre spontanéité et organisation. Elle revient sur les conditions dans lesquelles émergent les mouvements spontanés, sur les liens entre ces mouvements et les partis politiques, ainsi que sur la dimension minoritaire des actions propres à ces mouvements. Il en ressort un continuum polarisé par le couple « spontané-organisé ». En effet, si ces mouvements sont considérés comme spontanés parce qu’il y une absence manifeste d’organisation antérieure à leur apparition, leur pérennisation implique généralement une forme d’organisation (au moins informelle) du mouvement. Il apparait que ces mouvements spontanés, en plus d’être en concurrence avec des groupes institués, s’entremêlent et composent notamment avec les militants partisans. Ces derniers peuvent être à l’origine de l’émergence du mouvement, y participer, l’organiser ou en construire l’image médiatique. Sainsaulieu dresse une typologie de leurs attitudes vis-à-vis des mouvements sociaux, proposant une version enrichie et réadaptée du triptyque léniniste « agitateur, propagandiste, organisateur ». Toutefois, l’histoire de la lutte sociale spontanée s’inscrit souvent en opposition au système partisan, davantage marquée par un courant conseilliste. Ainsi, si le succès des mouvements spontanés de ces dernières années (Gilets Jaunes et black blocs pris en exemples) s’explique en partie par des décisions politiques et économiques d’austérité, il se comprend aussi au regard de la déstructuration du salariat, et par le délitement des partis cartellisés3.

  • 4 Snow David A., et al., « The Emergence, Development, and Future of the Framing Perspective: 25+ Yea (...)
  • 5 Martin Greg, Understanding social movements, London, Routledge, 2015

5En dernière partie, l’auteur brosse un portrait impressionniste des mouvements spontanés contemporains et s’intéresse aux contenus critiques dont ils sont porteurs. En rupture avec les mouvements ouvriers des siècles derniers qui portaient une logique de lutte des classes et des revendications révolutionnaires, les mouvements spontanés récents sont caractérisés par une population hétérogène rendant difficile la lecture en termes de classes. En outre, les discours qui en émergent sont davantage centré sur la justice sociale, ainsi que sur la demande d’un renouveau démocratique. Par leur nature spontanée ces mouvements mettent au jour une opposition entre État et démocratie, en rejetant les organisations et la représentation politique et en valorisant des formes de démocraties plus directes. Ces formes de démocratie directe, comparables au modèle conseilliste où le pouvoir découle d’assemblées populaires, seraient aujourd’hui rendues possibles par les outils de communication numérique en ligne, qui permettent d’ores et déjà l’émergence de mobilisations. Les acteurs des mouvements spontanés portent également une attention marquée aux symboles renvoyés par leurs actions, et à travers eux, aux valeurs qu’elles transmettent et aux émotions qu’elles suscitent. Est alors évoquée dans cette partie la part subjective de la lutte spontanée. Dernièrement, une sociologie davantage pragmatique est venue rompre avec la tendance rationaliste de l’analyse des cadres4 qui prévalait dans l’étude des mouvements sociaux, et éludait la place des émotions dans l’expérience activiste et militante5. Celle-ci prise en compte, on peut désormais s’apercevoir : du rôle de l’indignation, de la colère ou de la tristesse dans la décision de s’engager ; de la fierté d’avoir participé à un mouvement plus grand que soi ; de la joie que l’on peut trouver dans les interactions collectives ; mais aussi du « courage » et de la persévérance qu’il y a dans l’accomplissement d’un « travail instituant », qui consiste à remettre en question quotidiennement l’ordre social institué afin d’en renouveler les normes. Ce travail instituant s’accompagne d’un imaginaire radical et, pour Ivan Sainsaulieu, donne à la lutte spontanée sa capacité à faire un monde nouveau.

  • 6 Ces particularités semblent être assumées par l’auteur qui précise en introduction qu’il s’agit « d (...)

6Ce livre aborde donc de manière condensée une large variété d’aspects relatifs au sujet de la lutte spontanée. Les angles d’analyse sont eux-mêmes variés, puisque l’auteur s’appuie à la fois sur des travaux de philosophie, de science politique et de sociologie. Cette pluralité de sujets et de domaines théoriques, combinée à la forme dense de l’ouvrage, peut donner l’impression au lecteur que certains points sont traités en surface et lui faire regretter qu’ils ne soient pas plus développés6. De cette forme particulière, il découle également que certaines idées et concepts théoriques mobilisés ne sont pas explicités, ce qui en fait une lecture destinée à un public relativement averti.

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Notes

1 Bien qu’il ne faille pas exclure de sa compréhension les déterminations sociales, le poids des structures, ou l’influence d’expériences antérieures pour les acteurs considérés.

2 L’auteur se base sur l’entretien de deux militants du Collectif Inter-Urgences (mouvement gréviste rassemblant des soignants de services d’urgence partout en France en lutte pour de meilleures conditions de travail) disponible en ligne : https://mouvements.info/lutte_interurgences/, ainsi que sur un entretien avec Emmanuelle Barozet, chercheuse au Centre d’étude du conflit et de la cohésion sociale de la Faculté des sciences sociales de l’Université du Chili à Santiago, et spécialiste des questions sociales au Chili.

3 Katz Richard S., Mair Peter, « Changing Models of Party Organization and Party Democracy », Party Politics, vol. 1, n°1, 1995, p. 5–28. 

4 Snow David A., et al., « The Emergence, Development, and Future of the Framing Perspective: 25+ Years Since "Frame Alignment” », Mobilization: An International Quarterly, vol. 19, n°1, 2014, p. 23–46.

5 Martin Greg, Understanding social movements, London, Routledge, 2015

6 Ces particularités semblent être assumées par l’auteur qui précise en introduction qu’il s’agit « d’une forme raccourcie [qui] permet de faire le tour de la question sans se perdre dans les méandres » (p. 16)

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Pour citer cet article

Référence électronique

Antoine Hormidas, « Ivan Sainsaulieu, Petit bréviaire de la lutte spontanée », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 10 mai 2021, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/49169 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.49169

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Rédacteur

Antoine Hormidas

Étudiant de master en sociologie à l’Université de Liège.

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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