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Lodovica Braida, Brigitte Ouvry-Vial (dir.), Lire en Europe. Textes, formes, lectures (XVIIIe-XXIe siècle)

Maxime Boeuf
Lire en Europe
Lodovica Braida, Brigitte Ouvry-Vial (dir.), Lire en Europe. Textes, formes, lectures (XVIIIe-XXIe siècle), Rennes, Presses universitaires de Rennes, col. « Histoire », 2020, 378 p., avec la collaboration d'Elisa Marazzi et Jean-Yves Samacher, ISBN : 978-2-7535-8046-6.
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  • 1 Pour un aperçu historique général, voir Barbier Frédéric, Histoire du livre en Occident, Paris, Arm (...)

1Le présent volume collectif apporte de nouvelles contributions au vaste domaine de recherche qu’est l’histoire du livre et de la lecture1. Lire en Europe frappe d’abord par ses multiples ambitions : volonté de se placer à une échelle transnationale, prise en compte d’une période large (du xviiie siècle à nos jours), vision assez globale de l’histoire de la lecture (en témoigne le sous-titre Textes, formes, lectures). Cela se traduit par la diversité des contributeurs, issus de différents pays et disciplines (principalement l’histoire et la littérature), et des thématiques abordées dans les articles.

2Le volume s’ouvrant par un essai introductif de Roger Chartier, historien pionnier du domaine de recherche en question, ce n’est qu’à la fin qu’une conclusion plus détaillée passe en revue l’ensemble des contributions pour les (re)mettre en perspective, ce qui donne tout son sens à l’ouvrage. Puisque ce dernier comporte dix-huit contributions, nous ne pourrons évoquer (de façon synthétique) que celles qui nous paraissent les plus intéressantes et novatrices, tâche difficile qui, précisons-le d’emblée, n’enlève rien à la qualité des autres articles.

3Dans son avant-propos théorique, Roger Chartier livre ses réflexions sur plusieurs questions ayant trait à l’histoire du livre et de la lecture : la matérialité du texte, l’opposition « entre l’œuvre en sa pureté essentielle et le livre » (p. 13), ou encore le rôle et la place du lecteur. Son raisonnement aboutit à la conclusion que le xviiie siècle, point de départ temporel du volume, n’est pas forcément, comme on le dit souvent, celui d’une « révolution de la lecture », mais qu’une nuance doit être apportée en considérant plutôt l’« ensemble de conditions de possibilité définies dans chaque moment historique par les stratégies d’écriture, la matérialité même des écrits et les horizons d’attente des communautés d’interprétation » (p. 28).

4La première partie de l’ouvrage porte sur les « Évolutions et révolutions de la lecture ». Les quatre contributions qui la composent présentent chacune une (r)évolution significative, à commencer par celle de la lecture silencieuse, qui explique la naissance du roman moderne au xviiie siècle comme « forme narrative capable de charmer et captiver ses lecteurs » (p. 36). Pour illustrer cette (r)évolution, Rosamaria Loretelli opère une comparaison intéressante entre le Perceval de Chrétien de Troyes, dans lequel « ce que nous, lecteurs du xxie siècle […], percevons comme absent, était fourni dans la période médiévale par les contextes communicationnels de la lecture oralisée, par les qualités expressives de la voix, la gestuelle de la personne qui en donnait lecture » (p. 40), et Orgueil et Préjugés de Jane Austen, plus parlant et évocateur pour des lecteurs modernes. La contribution de Jean-François Botrel analyse quant à elle l’émergence des images dans le livre en France et en Espagne au xixe siècle. Ces dernières ont une fonction didactique, car l’image « facilite la compréhension [du texte] : elle joue un rôle de préfiguration ou de validation du sens » (p. 49), par exemple grâce aux légendes, et une fonction séductrice, puisqu’elle est souvent perçue comme un élément qui donne au livre de la beauté, donc une certaine valeur ajoutée. Jean-Yves Mollier analyse ensuite les effets de la hausse exponentielle du nombre de lecteurs et des débuts de « l’ère des grands tirages et des ventes record » (p. 77) à la fin du xixe siècle, période qu’il qualifie de « révolution culturelle silencieuse » (Ibid.) car elle modifie en profondeur le rapport à la lecture et augure les phénomènes de culture de masse. Enfin, Danielle Fuller et DeNel Rehberg Sedo se penchent sur les phénomènes de lecture partagée et de bookcrossing en Amérique du Nord et au Royaume-Uni au début du xxie siècle. Ces pratiques « participent d’un espace de culture littéraire populaire où foisonne toute une gamme de pratiques médiatiques, de technologies et d’occasions de dialoguer avec d’autres lecteurs » (p. 96), en contribuant à « faire de la lecture de loisir un divertissement » (p. 100). À l’issue de cette partie, on saisit donc mieux les principaux phénomènes cognitifs, historiques, culturels et sociaux qui, chacun à son époque, apportèrent des nouveautés en matière de lecture, rendant ainsi possible l’émergence du livre tel que nous le connaissons à notre époque.

5La deuxième partie du volume, intitulée « Nouveaux lecteurs, nouvelles collections », porte plutôt sur la question de « l’interaction entre éditeurs et lecteurs » (p. 359). Parmi les contributions de cette section, celle de Matthew O. Grenby se penche sur les débuts de la littérature enfantine en Grande-Bretagne entre 1740 et 1840, dressant une sorte de portrait-robot du jeune lecteur de l’époque, malgré la difficulté de cette tâche, puisque les enfants ne témoignent pas directement de leurs expériences de lecture. Il s’appuie donc sur d’autres sources telles que des témoignages d’adultes, ce qui montre d’ailleurs que la littérature enfantine de l’époque répond « aux attentes éducatives des parents plus qu’aux véritables appétits de lecture des enfants » (p. 359). Damiano Rebbechini étudie quant à lui la réception de Gogol chez les paysans russes par le biais d’une littérature de colportage à bas coût. Hormis des contes populaires, ces livres donnaient à lire des œuvres canoniques largement remaniées voire réécrites par des auteurs issus de milieux populaires et ayant reçu une éducation de base. Il présente la façon dont les paysans ont reçu ces textes en s’appuyant notamment sur les réactions consignées par des maîtres d’école lors de séances de lecture collective. Il en ressort que, si « les œuvres de Gogol s’avèrent compréhensibles et intéressantes pour les paysans » (p. 166), ces derniers ont souvent du mal à comprendre les passages imagés ou métaphoriques. Dans sa contribution, Christine Rivalan-Guégo analyse la collection espagnole « El Cuento Semenal » qui, au début du xxe siècle, représente un « renouvellement […] de l’offre en matière de littérature de grande diffusion avec une distribution en kiosque » (p. 190), et dont le but est d’attirer un maximum de lecteurs grâce à des textes d’une longueur convenable, un prix abordable et la présence d’illustrations. À travers cet exemple, on voit donc comment les éditeurs s’adressent aux lecteurs de plus en plus directement en cherchant à leur plaire. Dans cette deuxième partie, le rôle central joué par les éditeurs prend tout son sens. Les contributions montrent tout l’intérêt d’étudier les collections, les politiques éditoriales ou encore la manière dont les traductions et les traducteurs sont employés : en perdant de vue ces questionnements, on risque de ne pas voir que l’histoire de la lecture n’est pas seulement façonnée par les lecteurs ou les (r)évolutions socio-culturelles.

6La troisième partie, « Formes, supports et modalités de lecture », s’intéresse à « la pluralité des formes matérielles sous lesquelles les mêmes textes peuvent parvenir à de nouveaux destinataires » (p. 360). La contribution de María Esther Pérez Salas Cantú propose une belle analyse des illustrations du roman Paul et Virginie paru chez Lara en 1843. Elle montre comment cet éditeur mexicain reprend des images de l’édition française de l’éditeur Curmer, mais avec des modifications comme le fait de mettre « davantage l’accent sur les passages dramatiques du récit, plus en accord avec le goût des lecteurs mexicains » (p. 288). Signalons également l’article passionnant de Matthew Rubery sur l’émergence de bibliothèques sonores au Royaume-Uni après la Grande Guerre pour les nombreux soldats ayant perdu la vue au combat. Il évoque aussi les débats suscités par cette innovation, puisque certains voyaient le « livre audio comme [une] forme illégitime de lecture », considérant que « lire par soi-même est supérieur à se faire lire » (p. 313) ou interrogeant « la relation entre la lecture, la technologie et l’autonomie » (p. 312). Cette dernière partie de l’ouvrage insiste donc très justement sur l’importance de la matérialité du livre : on ne peut réduire l’histoire du livre et de la lecture aux éditeurs ou aux lecteurs en négligeant les aspects formels qui, pour des raisons esthétiques, pratiques ou politiques, sont en quelque sorte des arguments pour tenter de convaincre le lecteur.

7Nous conclurons en saluant la grande qualité des contributions de cet ouvrage collectif, que nous encourageons vivement à consulter car la brièveté de ce compte rendu ne rend pas vraiment justice au travail important fourni par les auteurs et les directrices de publication. Le livre est plaisant à lire, et certaines contributions sont accompagnées de plusieurs illustrations, qui rendent particulièrement éloquents les propos tenus dans les articles. Saluons également le travail des traducteurs, car bon nombre de contributions qui n’avaient pas été écrites en français ont dû être traduites. Au final, ce volume collectif, assez ambitieux par son échelle transnationale et la période considérée, se révèle donc une réussite, même si l’on peut regretter que certaines aires culturelles et linguistiques (notamment germanique) ne soient que trop peu évoquées et ne fassent pas l’objet d’articles à part entière. Il évite soigneusement l’écueil qui consisterait à proposer des études trop générales (et donc à répéter des choses déjà mises en évidence dans d’autres travaux sur l’histoire du livre et de la lecture) et se concentre légitimement sur des études de cas et de situations particulières, sans pour autant tomber dans l’écueil inverse qui consisterait à proposer des études hors-sol, dénuées de sens et sans aucune cohérence ou articulation entre les contributions.

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Notas

1 Pour un aperçu historique général, voir Barbier Frédéric, Histoire du livre en Occident, Paris, Armand Colin, 2020 ; Cavallo Guglielmo, Chartier Roger (dir.), Histoire de la lecture dans le monde occidental, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Histoire », 2001.

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Referencia electrónica

Maxime Boeuf, « Lodovica Braida, Brigitte Ouvry-Vial (dir.), Lire en Europe. Textes, formes, lectures (XVIIIe-XXIe siècle) », Lectures [En línea], Reseñas, Publicado el 30 abril 2021, consultado el 12 octubre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/49038 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.49038

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Redactor

Maxime Boeuf

Agrégé d’allemand, doctorant contractuel à l’Université d’Aix-Marseille (ECHANGES, EA 4236) en cotutelle avec l’Université de Tübingen. Domaines de recherche : littérature pour la jeunesse en Allemagne et en France ; roman colonial pour la jeunesse (fin xixe s.) ; corps et altérité.

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