Charles T. Wolfe, Lire le matérialisme
Texte intégral
1Avec ce livre, Charles T Wolfe propose une lecture du matérialisme philosophique à travers son histoire. Celle-ci n’est pas conçue comme un récit linéaire puisqu’elle insiste sur la diversité des formes de matérialisme (métaphysique ou anti-métaphysique, mécaniste ou vital, athée ou non, ancien ou moderne, voir postmoderne) et que certains textes et traditions philosophiques présentés y sont questionnés. Bien que des références plus anciennes soient citées, l’auteur, spécialiste de l’histoire et de la philosophie des sciences de la vie aux XVIIe et XVIIIe siècles, se concentre avant tout sur les formes de matérialisme développées depuis les Lumières et jusqu’à certaines tentatives de réinventions contemporaines. L’exposé de ces formes de matérialisme permet d’élaborer une réflexion actuelle sur le rapport entre cerveau et esprit, de questionner les fondements de courants de pensée « néo-matérialistes » ou encore de réaffirmer le rôle subversif du matérialisme à l’âge classique.
2Le matérialisme, au sens général, « est la doctrine philosophique selon laquelle tout ce qui existe est matériel, ou le produit de l’interaction entre entités matérielles » (p. 17). Une première distinction entre deux formes de matérialisme est importante car elle remet en question certains discours selon lesquels le matérialisme exclurait toujours les entités spirituelles. Ainsi, la forme « cosmique » ou « cosmologique », qui consiste à expliquer le monde en termes physiques, se distingue de la forme « psychologique » ou « cérébrale », qui consiste à établir une thèse sur les rapports corps-esprit en termes cérébraux (ou corporels).
3Le premier chapitre tente de répondre à la question « Sommes-nous les héritiers de Lumières matérialistes ? », faisant face d’une part aux difficultés de la recherche d’une continuité entre matérialisme des Lumières (plutôt « cosmologique ») et matérialisme contemporain (plutôt « cérébral ») et d’autre part à celles de la définition du matérialisme des Lumières. Ainsi, bien que des points communs existent entre le matérialisme des Lumières et le matérialisme contemporain – par exemple la forte présence (mais pas omniprésence) du refus du principe de raison –, la refondation du matérialisme sur de nouvelles bases à chaque époque résulte en l’impossibilité d’affirmer la transmission d’une tradition continue le concernant. De plus, le changement de statut de la science, de celui de contre-pouvoir à celui de pouvoir, conduirait les matérialistes contemporains à se considérer davantage comme les « héritiers bâtards » des Lumières.
4Le deuxième chapitre traite la question du lien entre athéisme et matérialisme, en prenant à contre-pied les discours considérant ce lien comme nécessaire et systématique. Une approche historique de ces concepts souligne leur diversité à travers des hétérodoxies s’appuyant sur des argumentaires matérialistes (sans être nécessairement athées), un matérialisme chrétien (prônant un univers qui serait matériel et pourtant de création divine), ou encore en évoquant des penseurs athées se préoccupant peu du statut de la matière ou d’une quelconque empirie.
5Le troisième chapitre aborde la question du rêve matérialiste, ce concept permettant d’appréhender l’intentionnalité en les naturalisant. Le rêve matérialiste est essentiellement présenté à travers le matérialisme de Diderot et son caractère « vital », ce dernier allant jusqu’à attribuer des propriétés comme la sensibilité à la matière. Le rôle expérimental de ce rêve (qui ne se confond pas totalement avec la science) caractérise le naturalisme de Diderot. Si le rêve, au-delà de l’approche neurophysiologique, est nécessairement fictif, il peut sembler incompatible avec le matérialisme. Pourtant, c’est par l’invention métaphorique que peut se fonder un monisme matérialiste et c’est dans ce sens que le rêve matérialiste est compris.
6Le quatrième chapitre aborde la question du rire matérialiste. Ce rire, par sa dimension subversive, met fin à la contemplation et permet au matérialiste d’accéder au monde de la pratique et, ce faisant, à l’éthique. Deux options se présentent aux penseurs matérialistes concernant le rire (et le rêve) : l’expliquer physiologiquement, donc en détruire la portée, ou l’intégrer et considérer le matérialisme comme un positionnement et non une grille explicative fixe, lui conférant une dimension éminemment politique.
7Le cinquième chapitre tente d’établir des éléments pour une théorie matérialiste du soi. Une telle théorie peut être élaborée de différentes manières. Premièrement, en s’appuyant sur un « externalisme », c’est-à-dire un refus de l’intériorité, une affirmation qu’aucun « vécu » n’est inaccessible à autrui. Deuxièmement, en s’appuyant sur une « biologisation » de l’individualité, reconnaissant une existence au soi en cela qu’il est « corporel ». Troisièmement, en s’appuyant sur une réduction et reconstitution logique de l’identité personnelle, refusant la réduction à des explications externes de notre expérience personnelle (et donc opposée sur ce point à la forme externaliste). L’auteur aborde également dans ce chapitre la question du mécanisme de la mémoire comme support de l’identité personnelle, en tant que fonction du cerveau, permettant de développer une théorie des rapports entre le cerveau et l’esprit, n’éliminant pas le soi mais posant son existence et l’étudiant.
8Le sixième chapitre approfondit des approches matérialistes du cerveau, en particulier celle de Diderot, reconnaissant la difficulté que pose le cerveau pour le matérialiste. Diderot s’appuie sur l’idée que le cerveau est une entité plastique, qui se transforme elle-même. Ainsi, son approche s’oppose à celles qui considèrent le cerveau comme étant plus passif, comme la théorie de l’identité cerveau-esprit qui vise à articuler philosophiquement l’identité entre processus cérébraux et processus mentaux. Le statut plastique du cerveau le conduit à interagir et à se former en contact avec une culture, ce qui éloigne l’approche de Diderot d’un réductionnisme neuronal, et permet à l’auteur d’illustrer une fois de plus la richesse conceptuelle des idées matérialistes.
9Le septième chapitre insiste sur la théorie de l’identité cerveau-esprit, théorie s’appuyant sur une ontologie physicaliste (donc un cas particulier de matérialisme cosmologique) et sur une logique béhavioriste. En présentant cette théorie, l’auteur pointe une limite de l’approche fonctionnaliste du cerveau, selon laquelle un processus mental pourrait tout aussi bien être réalisé par un autre support que le cerveau (comme un ordinateur par exemple), approche qui est issue d’un réductionnisme physique, alors qu’un matérialisme biologique est également envisageable. Selon ce matérialisme, « le “mental” doit être compris comme appartenant à l’activité de l’organisme biologique pris comme un tout[...] il n’a aucun sens en dehors de ce contexte... » (p. 210).
10Le huitième chapitre aborde la question du « néo-matérialisme ». Les partisans de cette forme contemporaine de matérialisme effectuent une distinction entre un matérialisme ancien, « mécaniste », qui s’appuierait sur une conception passive de la matière, et un nouveau matérialisme, doté d’une vision plus dynamique de la matière et s’appuyant sur des références comme Marx, Nietzsche ou Freud. Si cette distinction peut être pertinente, il apparaît que des conceptions dynamiques de la matière existaient déjà au XVIIIe siècle. Ainsi, des formes de matérialisme « actif » de l’âge classique présentaient déjà des caractéristiques du néo-matérialisme. Ce dernier dispose tout de même de caractéristiques propres, ses partisans mettant l’accent sur le concept de subjectivité, bien que l’auteur ne considère pas cela comme « un progrès conceptuel indiscutable ».
11Dans le neuvième et dernier chapitre l’auteur conclut le propos de l’ouvrage en insistant sur la notion d’embodiment, comprise comme l’attention particulière portée au corps vécu. Ce corps mis en avant dans les discours sur l’embodiment peut être « plus ou moins subjectif, plus ou moins construit, plus ou moins éloigné d’une “biologie” souvent vue comme un regard objectivant et déshumanisant » (p. 246). Une conception incarnée (embodied) de la vie mentale, non réductible au mécanisme, peut faire appel aux analyses sociales et culturelles de la plasticité cérébrale, sans se réduire à une expérience de l’intimité purement subjective.
12La qualité première de cet ouvrage réside en ce qu’il donne véritablement à voir la diversité de la pensée matérialiste, en illustrant la richesse de son histoire non linéaire. Une interrogation subsiste tout de même concernant l’affirmation de l’auteur selon laquelle le statut de la science serait passé de celui de contre-pouvoir à celui de pouvoir. Que dire de celle-ci maintenant que les sciences sociales font l’objet de vives critiques autour de la notion floue de l’« islamogauchisme » de la part de ministres en France ? On peut également se demander dans quelle mesure il est encore pertinent de parler du matérialisme au singulier. La grande diversité de ses formes incite à se demander si tous les penseurs mentionnés par l’auteur sont véritablement matérialistes, en particulier les matérialistes chrétiens et les néo-matérialistes qui tendent au dualisme.
Pour citer cet article
Référence électronique
Timothée Guilhermet, « Charles T. Wolfe, Lire le matérialisme », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 30 avril 2021, consulté le 12 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/49028 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.49028
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