Delphine Lagrange, Marieke Louis et Olivier Nay (dir.), Le tournant social de l’international. Les organisations internationales face aux sociétés civiles

Texte intégral
1Depuis la fin des années 1980 et le début des années 1990, les organisations internationales semblent avoir connu une mutation d’ampleur, caractérisée par une ouverture plus importante à la société civile et la participation accrue d’acteurs non gouvernementaux. C’est ce constat, qui a déjà fait l’objet d’une littérature essentiellement en anglais, que Delphine Lagrange, Marieke Louis et Olivier Nay ont souhaité analyser plus avant dans une perspective sociologique. L’ouvrage qu’ils coordonnent et publient avec le soutien du Centre européen de sociologie et de sciences politiques, de l’université Paris I Panthéon Sorbonne et du laboratoire PACTE de l’université Grenoble Alpes, rassemble ainsi huit contributions organisées en trois thèmes : les interdépendances entre organisations intergouvernementales et organisations non gouvernementales, la représentation de la société civile au sein des organisations internationales et les mobilisations de ces acteurs dans le cadre (ou à l’encontre) des institutions internationales. La neuvième et dernière contribution fait office de synthèse et de conclusion. Une postface de Bob Reinalda, chercheur reconnu dans l’analyse des organisations internationales, clôt le volume. Chaque contribution dispose par ailleurs de sa propre bibliographie en fin de chapitre.
2L’introduction, par Olivier Nay, évacue d’abord un certain nombre d’apories lexicales : le concept de société civile, tel qu’utilisé dans le titre de l’ouvrage, est davantage employé comme un concept-valise, qui renvoie à ce qui n’est « ni de l’ordre du gouvernemental, ni de l’ordre du marché » (p. 19) ; pour autant, aucune autre formulation ne semble adéquate pour désigner un ensemble d’acteurs aussi variés. Deux propositions sous-tendent l’analyse développée : d’une part, les organisations internationales ne sont pas des univers homogènes et cohérents mais sont traversées par des tensions et des rapports de force internes ; d’autre part, elles sont enchâssées dans des réseaux. De là découle une invitation à envisager l’écosystème de ces organisations, d’abord en termes d’environnement social et professionnel dans lequel existent des échanges, des alliances et des circulations, puis au niveau inter-organisationnel, avec les organisations liées ou opposées à l’organisation internationale considérée.
3La première partie, intitulée « Interdépendances », s’ouvre sur une contribution théorique d’Olivier Nay, précisant les cadres d’analyse sociologique pouvant être utilisés pour saisir ce « tournant social » : la sociologie des mobilisations, qui étudie la montée en puissance des réseaux d’ONG, leur composition, leurs modes d’actions, leurs ressources et leur influence ; la sociologie des organisations, qui pose la question de l’intérêt des organisations ou de certains de leurs segments à nouer des relations avec ces acteurs non-gouvernementaux, notamment pour capter des ressources ; et enfin la sociologie des institutions, qui s’intéresse davantage à l’évolution des cultures d’organisation et des procédures au contact de ces échanges. Cette réflexion initiale est prolongée par deux études de cas très intéressantes. La première, de Jens Steffek, présente le cas des ONG parrainées, c’est-à-dire créées indirectement, financées ou coalisées par des organisations internationales pour capter des ressources, à travers l’exemple de la création et du financement du Bureau européen de l’environnement par la direction Information de la Commission européenne. Cette contribution a le mérite de mettre en lumière un phénomène ancien – sans doute déjà présent au temps de la Société des Nations – mais pour autant méconnu. La suivante, encore d’Olivier Nay, montre comment l’idée de participation s’est imposée au sein de la Banque mondiale par divers relais – les chercheurs en sciences sociales employés par l’organisation, un « groupe réformateur » de fonctionnaires – puis a été reformulée et réappropriée par l’institution au sein de la norme de « bonne gouvernance ».
4La seconde partie explore davantage la question de la représentation effective de la société civile au sein des organisations internationales. La première contribution, de Marieke Louis et Coline Ruwet, met en regard deux organisations, l’Organisation internationale du travail (OIT) et l’Organisation internationale de normalisation (ISO), qui se caractérisent par une ouverture ancienne à des acteurs non étatiques – les organisations de travailleurs et d’employeurs, d’une part, et les instituts de normalisation d’autre part – mais avec une forte sélectivité et une exigence de représentativité. Des critiques et une volonté d’ouverture ont amené à l’inclusion de davantage d’acteurs, mais, à l’OIT, cette prise en compte se fait sous le contrôle des organisations syndicales et patronales, et plutôt pour compenser le déficit de représentativité de ces dernières, notamment en matière de travail informel et domestique ; à l’ISO, à l’occasion de la discussion de la norme 26 000 sur la responsabilité sociétale des entreprises, cette ouverture a amené la prise en considération de plusieurs catégories d’acteurs (travailleurs, consommateurs, industriels…), au grand dam de l’OIT qui s’est émue de cette concurrence dans un domaine relevant de sa compétence. La contribution de Frédérique Channac et d’Audrey Charbonnier, plus limitée, constate que le Haut-Commissariat aux réfugiés, dans un contexte de concurrence accrue avec d’autres organisations, a mis en place des procédures d’association d’acteurs non gouvernementaux, via des temps de consultation, des partenariats dans les activités opérationnelles et une invitation aux séances du comité exécutif. L’analyse montre cependant que ce sont finalement les consultations plus informelles et moins codifiées qui ont la faveur des ONG. Il serait intéressant de voir ce qu’il en ressort effectivement.
5Enfin, la troisième partie, consacrée aux mobilisations des acteurs de la société civile au sein de l’écosystème des organisations internationales, contient trois contributions riches d’enseignements. Hélène Baillot explique d’abord que la participation des membres de la campagne Jubilee 2000 aux sommets annuels des Institutions financières internationales est à la fois révélatrice d’une ouverture limitée et d’une hiérarchisation des acteurs admis à échanger, qui bénéficie à des représentants passés par les grandes universités du Nord. C’est aussi ce qui apparaît dans la contribution de Delphine Thivet consacrée à La Via Campesina, une coalition de « petits et moyens paysans » au sein de laquelle ce sont les acteurs maîtrisant l’anglais et rompus aux techniques de négociation qui finissent par dominer. La Via Campesina se caractérise aussi par une double stratégie de contestation de l’Organisation mondiale du commerce et de participation aux travaux de l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO). Enfin, Marame Ndour montre comment la coalition entre des ONG, des États et certains fonctionnaires de l’Organisation mondiale de la santé a permis de modifier les critères de composition de la liste des médicaments essentiels pour répondre aux défis posés par l’accord de l’OMC sur la propriété intellectuelle.
6La conclusion de Delphine Lagrange, tout en reprenant et en synthétisant ces apports, rappelle que la hiérarchie des organisations internationales reste dominée par celles qui ont pratiqué le moins d’ouverture jusqu’ici (notamment le G7/G8) et que la hiérarchisation des acteurs admis à participer interdit de parler de représentation du social. De même, si une certaine perméabilité existe, les contrôles exercés par les organisations internationales empêchent de considérer qu’il s’agit d’une véritable intégration de la société civile. Enfin, l’ouverture des organisations internationales a certes permis quelques avancées en termes d’agenda, mais elle a surtout évacué les contestations les plus radicales. À ce titre, il n’est pas possible de parler d’un contre-pouvoir issu de la société civile et l’auteure invite à poursuivre la recherche pour voir ce qui bloque la formulation de propositions radicales au sein des organisations internationales.
7La postface de Bob Reinalda se limite à un panorama de la recherche sur le thème qui permet de situer la place de cet ouvrage parmi les travaux novateurs qui prennent en compte les acteurs non gouvernementaux, à la suite de ceux de Willetts, Keck, Finnemore et Sikkink.
8C’est probablement ici que réside le premier mérite de cet ouvrage : celui de rendre accessibles, d’appliquer et de prolonger avec bonheur des travaux jusque là essentiellement réalisés en anglais, ainsi que ceux des auteurs impliqués, pour devenir une référence en français sur cette question. Le second, plus important encore, est d’offrir une série de réflexions et de points d’appui très utiles : la mise en évidence des stratégies déployées par les organisations internationales, à travers l’exemple des ONG parrainées, ou par certains acteurs au sein des organisations internationales (comme dans le cas de la Banque mondiale ou de l’OMS), est tout aussi éclairante que l’analyse de leurs conséquences en termes de hiérarchisation, de spécialisation et de modération des ONG. Les apports sur la manière dont cette ouverture redéfinit la culture des organisations et dont les normes sont reformulées sont également très précieux.
9Ces éléments donnent envie d’appliquer ces analyses à la sociohistoire des organisations internationales, pour explorer la question qui reste un peu en marge de ce volume : si tournant il y a, à quand remonte-t-il exactement ? Car si l’on peut effectivement, dans les contributions, dater une série de changements des années 1980 aux années 2000, d’autres organisations comme l’Unesco – absente de ce volume – ont par exemple créé et financé des ONG parrainées dès les années 1945-1965 et il est possible de retrouver certains traits dans les actions de la Société des Nations et de l’Organisation internationale du travail dans l’entre-deux-guerres – certes de manière moins formalisée. Plus qu’un aboutissement, cet ouvrage est donc une invitation à poursuivre et à étendre cette recherche dans une perspective transdisciplinaire.
Pour citer cet article
Référence électronique
Aurélien Zaragori, « Delphine Lagrange, Marieke Louis et Olivier Nay (dir.), Le tournant social de l’international. Les organisations internationales face aux sociétés civiles », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 27 avril 2021, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/48884 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.48884
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