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Charlotte Courreye, Augustin Jomier, Annick Lacroix, Le Maghreb par les textes. XVIIIe-XXIe siècle

Victor Mercier
Le Maghreb par les textes
Charlotte Courreye, Augustin Jomier, Annick Lacroix, Le Maghreb par les textes. XVIIIe-XXIe siècle, Paris, Armand Colin, coll. « U Histoire », 2020, 328 p., ISBN : 978-2-200-62729-4.
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Texte intégral

1En dépit du renouvellement des études historiques sur le Maghreb depuis les années 2000, il n’existait pas de recueil proposant une entrée par les sources sur cette région elles-mêmes. C’est ce manque que cherchent à pallier Charlotte Courreye (chercheuse postdoctorale à l’École normale supérieure), Augustin Jomier (maître de conférences en histoire moderne et contemporaine du Maghreb à l’INALCO) et Annick Lacroix (maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’Université Paris-Nanterre) en publiant cet ouvrage rassemblant une centaine de documents – articles de presse, témoignages, lettres ou encore poèmes et chansons – sur une période longue, du XVIIIème siècle à nos jours.

2À l’instar d’Anne-Laure Dupont, Catherine Mayeur-Jaouen et Chantal Verdeil, autrices de Le Moyen-Orient par les textes (2011), les auteur·e·s du présent ouvrage proposent une histoire du Maghreb par le bas, à la fois politique, culturelle, sociale et économique, et sur le long terme. L’enjeu, présenté en introduction, est de décloisonner chronologiquement et spatialement le Maghreb en « [multipliant] les points de vue et [en variant] les échelles d’étude » (p. 4) afin de dresser une histoire de cet espace sur temps long, qui ne se résume pas, loin s’en faut, au moment colonial. Comme les auteur·e·s l’expliquent, si « la prévalence des États-nations conduit souvent à envisager de façon distincte l’Algérie, la Libye, le Maroc et la Tunisie », le Maghreb reste marqué par une « commune proximité de cultures berbérophones et arabophones, musulmanes et juives » (p. 3) et par un héritage politique commun, ottoman (Libye, Tunisie et nord de l’Algérie) et marocain. Par ailleurs, tous les pays qui le composent ont « éprouvé la domination coloniale et partagé les multiples défis de la décolonisation » (p. 3).

3L’ouvrage est composé de deux parties. La première, « Le Maghreb politique », se subdivise en quatre chapitres chronologiques. À la fois « histoire politique et évènementielle » (p. 4), celle-ci « embrasse les temps modernes, coloniaux et post-coloniaux et permet de penser la région dans son ensemble » (p. 4). L’anthologie débute ainsi avec un court chapitre sur la fin de la période moderne (p. 9-23) où figurent cinq textes multipliant les points de vue. Notons avec intérêt la présence d’un extrait de la chronique d’un agriculteur et éleveur, Muhammad al-Saghîr b. Yûsuf, qui dépeint la mahalla du bey Husayn Ier. L’auteur la décrit comme un « outil de collecte fiscale, de pacification et d’affirmation du pouvoir central » (p. 9), une colonne militaire conduite par le bey à travers la province pour percevoir l’impôt. L’ouvrage se poursuit avec un deuxième chapitre intitulé « Confrontations impériales. Entreprises de modernisation et colonisation (1830 – années 1900) » (p. 25-64). Y figure un premier texte d’un Algérois, Hamdan Khodja, dénonçant « l’arbitraire », « l’extermination », les « fléaux de la guerre » ainsi que « toutes ces horreurs commises au nom de la France libre » (p. 26). Celui-ci dénote avec un autre document publié une trentaine d’années plus tard, en 1864. Dans un poème de louange, M’hammad al-Wannâs, un notable d’Alger, exalte la venue de Napoléon III en 1860 et s’inscrit « dans la glorification de la politique du Royaume arabe par des élites algériennes qui espéraient en tirer des fruits » (p. 44). Le troisième chapitre s’intéresse à la première moitié du XXème siècle, « l’âge des nations » (p. 66-91). Celui-ci recueille en grande majorité des textes de personnalités politiques maghrébines, comme une lettre de Messali Hadj adressée au peuple algérien, un discours de Mohammed V proclamé au lendemain de l’indépendance, ou un extrait des mémoires d’Ahmad Tawfiq al-Madanî sur « l’importance des médias dans la formation d’un militant nationaliste » (p. 67). Remarquons toutefois la publication d’extraits du Journal de bord de Stanislas Hutin qui relate plusieurs épisodes de tortures par des militaires français lors de la guerre d’indépendance algérienne. Cette première partie consacrée au politique se referme avec un dernier chapitre dédié aux indépendances. Notons avec intérêt trois textes relativement récents : un extrait de l’ouvrage de Lina Ben Mhenni, Tunisian Girl, Blogueuse pour un printemps arabe (2011), la traduction de l’hymne du Hirâk algérien de 2019, « La Casa Del Mouradia », ainsi que la lettre de démission d’Abdelaziz Bouteflika du 2 avril 2019.

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  • 2 Caroline Brac de la Parrière, Derrière les héros. Les employées de maison musulmanes en service che (...)

4La seconde partie, « Appréhender des sociétés et des cultures en mutation », est plus longue et s’intéresse à plusieurs thématiques. Les auteur·e·s rassemblent ainsi trois documents relatifs à des demandes de naturalisation qui « nous plongent au cœur des procédures qui transforment l’‘‘indigène’’ ou l’étranger en citoyen français » (p. 132). Elles permettent de saisir les critères de l’administration française, notamment l’évaluation de la « moralité » et d’un certain degré d’assimilation au travers l’étude du parcours professionnel et militaire. Deux autres textes respectivement rédigés par un administrateur colonial et un officier français, futur chef d’état-major des armées, permettent également de comprendre la fabrique coloniale d’une « identité berbère », à la fois « guerrière » et « musulman[e] à la surface » (p. 136-137). Le sixième chapitre s’intéresse aux différents aspects des sociétés urbaines maghrébines (chapitre 6, p. 151-176), avec par exemple une description raciste et culturaliste d’Alger et de ses habitants par un orientaliste français en 1852. Un extrait du scénario du film Omar Gatlato de Merzak Allouache est publié. Le jeune personnage éponyme raconte son quotidien dans son appartement exigu d’une cité de Bab El Oued dans les années 1970, entre écoute de « chaabi » et coexistence avec les enfants « pisseurs » de son aînée. Le septième chapitre (p. 177-198) est l’occasion pour les auteur·e·s de recueillir des textes ayant trait aux migrations entre les pays du Maghreb et la France. Notons, par exemple, une lettre de Fatima P., adressée au chef du service des Affaires indigènes nord-africaines datant de 1932. Algérienne et Kabyle, elle demande à ce dernier de retrouver son fils émigré en métropole 12 ans plus tôt et qui l’a laissée sans nouvelles depuis. Cette lettre révèle un phénomène plus large de de migrants Kabyles « oublieux » et « égarés », notamment étudié par Emmanuel Blanchard1, qui « rompent avec leur société d’origine » (p. 182). Le huitième chapitre est consacré au travail et à l’économie (p. 199-228). Il présente l’intérêt de mettre en évidence des irrégularités sociales grâce à des documents originaux, comme par exemple la transcription d’un entretien issu d’un ouvrage de Caroline Brac de la Perrière2. L’historienne s’entretient avec Madame F., qui a travaillé pour une famille de pharmaciens français durant la guerre d’indépendance algérienne, d’abord comme coursière pour son patron en ville dès huit ans, puis comme femme de ménage « jusqu’au dernier jour de sa grossesse ». Elle fait ainsi partie de ces « 2 % des “musulmanes” âgées de 15 à 69 ans qui travaillent en dehors de l’espace domestique ou des exploitations agricoles familiales » en 1954.

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  • 4 Claude Lefébure, « Tensons des Ist Atta : la poésie féminine béraber comme mode de participation so (...)

5Le chapitre 9 s’attache à montrer la grande diversité religieuse du Maghreb avec les trois monothéismes mais aussi au sein de l’islam. Celle-ci ressort par exemple d’un poème écrit en judéo-arabe qui déplore le sac du quartier juif d’Alger en 1805. Le chapitre comprend également divers textes d’auteurs soufis ou ibadites3, et des documents polémiques, tel un communiqué de l’Association des oulémas musulmans algériens condamnant l’organisation d’une zerda, un hommage aux saints, à Constantine en 1936. Le dixième chapitre, consacré aux langues, aux arts et à la culture (p. 265-290), comporte notamment le rapport d’inspection d’une école musulmane réformiste dans le Sud algérien par un sous-lieutenant français des Affaires musulmanes militaires en 1944 qui décrit minutieusement et positivement l’école et les pratiques éducatives. Y figurent également des « tensons » de femmes berbères rassemblés par l’ethnologue Claude Lefébure4 qui permettent d’écouter la voix de femmes, trop souvent marginalisées. Ces « montagnardes marocaines » s’expriment sur « plusieurs aspects de [leur] vie […] : les alliances matrimoniales, l’exil des hommes, les rivalités de pouvoir et les structures politiques locales » (p. 287). Cette seconde partie s’achève sur un onzième chapitre, « Sociétés en guerre » (p. 291-316), dans lequel on trouve l’extrait d’un manuel scolaire italien rédigé par l’historien officiel du régime de Mussolini. Exaltant la conquête de la Libye au regard de l’Empire romain et les « légionnaires » italiens, Gioacchino Volpe, le rédacteur, décrit quand bien même la résistance des habitants de ce « grand pays, peu cultivé et peu peuplé, exposé aux incursions ravageuses des prédateurs du désert » (p. 300). Texte qui rappelle combien l’histoire du Maghreb est une histoire de la violence coloniale guerrière.

6Cet ouvrage remarquable l’est tant par le choix des documents, dont certains sont traduits par Charlotte Courreye et Augustin Jomier, que par l’introduction, la contextualisation et les précieuses références bibliographiques qui complètent chaque texte, permettant au lecteur de « se faire une idée [de ses] conditions de rédaction et d’en cerner les principaux enjeux » (p. 5).

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Notes

1 Emmanuel Blanchard, « Des Kabyles ‘‘perdus’’ en région parisienne. Les recherches dans ‘‘l’intérêt des familles’’ du Service des affaires indigènes nord-africaines (années 1930) », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, n° 144, 2018.

2 Caroline Brac de la Parrière, Derrière les héros. Les employées de maison musulmanes en service chez les Européens à Alger pendant la guerre d’Algérie (1954-1962), Paris, L’Harmattan, 1987.

3 L’ibadisme est une branche de l’islam principalement présente à Oman où il est majoritaire. L’ibadisme est aussi présent à Zanzibar, à Djerba en Tunisie, au Mzab en Algérie et dans le Djebel Nafûsa en Libye.

4 Claude Lefébure, « Tensons des Ist Atta : la poésie féminine béraber comme mode de participation sociale », Littérature orale arabo-berbère, n° 8, 1977.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Victor Mercier, « Charlotte Courreye, Augustin Jomier, Annick Lacroix, Le Maghreb par les textes. XVIIIe-XXIe siècle », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 13 avril 2021, consulté le 15 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/48514 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.48514

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Lieu

Maghreb

Algérie

Libye

Maroc

Tunisie

France

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