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Norbert Elias, Moyen Âge et procès de civilisation

Théo Leschevin
Moyen Âge et procès de civilisation
Norbert Elias, Moyen Âge et procès de civilisation, Paris, EHESS, 2021, 217 p., trad. Anne-Marie Pailhès, texte présenté par Étienne Anheim, ISBN : 978-2-7132-2864-3.
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Texte intégral

  • 1 Norbert Elias, La Dynamique de l’Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1975

1En 1939, un chapitre sur le Moyen Âge ouvrait le second volume du Über den Prozess der Zivilisation de Norbert Elias. Des contraintes éditoriales ont amené Elias à le retirer de la version française parue en 19751. Aujourd’hui, les Éditions de l’EHESS le rendent enfin accessible au lectorat français. Comme le rappelle dans son introduction Étienne Anheim, médiéviste et directeur d’étude à l’EHESS, il convient de garder à l’esprit que ce texte n’avait pas vocation à être publié isolément.

2Elias y expose une concordance devenue célèbre. À la fin du Moyen Âge, l’institution de cours aristocratiques conduit à la fois à la stabilisation de l’absolutisme et à la civilisation des comportements. Cette transformation résulte d’après lui de l’évolution du socle commun des sociétés féodales européennes : une balance entre forces décentralisatrices et centralisatrices du pouvoir, qui tend vers le premier pôle au Xème siècle, puis vers le second à partir du XIIème siècle.

3Au Xème siècle, l’Empire carolingien se morcèle. Jusque-là, ceux qui parvenaient au rang de « seigneurs centraux » (p. 60) ou de rois conquéraient de nouveaux territoires. Ils entretenaient alors leur unité en concédant des terres à d’autres « seigneurs territoriaux » (p. 69) pour s’assurer de leurs loyautés, tout en leur déléguant l’administration de ces fiefs. En revanche, plus un seigneur dominait un territoire, plus il était susceptible de s’autonomiser à l’égard du roi. Elias explique ainsi l’existence de forces décentralisatrices, à la source de continuelles tensions. Alors qu’elles apparaissent dès la période mérovingienne, deux facteurs rendent plus difficile de contenir ces forces centrifuges à partir du Xème siècle. Sous les Carolingiens, les guerres menées de front par le roi et ses fidèles ont pour effet de contrecarrer ces tendances, en favorisant une « intégration par la lutte » (p. 183). Ce n’est plus le cas sous les Capétiens. La Francie occidentale n’est guère menacée de l’extérieur depuis la défaite des Normands et n’a plus de territoire limitrophe à conquérir (p. 77). Les seigneurs revendiquent alors davantage de droits héréditaires sur leurs fiefs.

4Ensuite, Elias montre que l’économie du troc fournit peu d’appuis à la formation d’un corps de fonctionnaires centralisé. En période de paix, chaque seigneur tend à réguler la production et les échanges de son fief. Peu d’intermédiaires séparent la personne qui cherche un bien ou un service de celle qui peut les lui offrir. Dans chaque seigneurie, une pyramide d’obligations directes pousse chacun à être attentif au fait qu’il doit rendre des services à ses supérieurs et protéger ses subalternes. La raréfaction des campagnes militaires renvoie le roi à cet état morcelé de son territoire. Il devient alors, par effet de double bind, moins apte à réunir les forces armées qui lui permettraient d’unir ou d’affronter les autres seigneurs. L’économie de troc entretient donc l’alternance rapide entre des phases où le roi tente de conquérir de nouvelles terres, et celles où il tente tant bien que mal de conserver celles qu’il possède déjà. Pour Elias, le contrôle de la terre et la vassalité comme forme d’interdépendance sont deux faces des mêmes mécanismes de féodalisation (p. 81), qui accompagnent la désintégration de l’empire.

5Cependant, dès la fin du XIIème siècle, d’autres mécanismes prennent le dessus et favorisent de nouvelles formes de centralisation. L’économie de troc fait place à une économie monétaire, les groupes sociaux ayant davantage recours à des moyens d’échange mobile. Pour Elias, ce passage à l’accumulation monétaire constitue la continuité de l’accumulation des terres (p. 107). C’est cette dernière qui régissait la balance féodale des pouvoirs entre seigneurs, balance beaucoup plus instable que celle des sociétés aux chaines d’interdépendances plus longues. Elias explique ce plus grand recours à l’argent par le fait que « la construction cellulaire de la société » (p. 116) et les « forces sociales » (p. 140) se sont différenciées. Cette différenciation participe à la centralisation de grands territoires, là où la lutte peu différenciée pour la terre favorisait un morcellement.

  • 2 Alfons Dopsch, Die Wirtschaftsentwicklung der Karolingerzeit vornehmlich in Deutschland [Le dévelop (...)
  • 3 Norbert Elias, La Dynamique de l’Occident, ibid., Première partie.

6Les évolutions démographiques en sont une cause centrale. Après le déclin de l’Empire romain, les grandes invasions ont entraîné une croissance démographique et des conquêtes, qui conduisent au blocage de l’accès à la terre en Europe de l’Ouest. Quand la population augmente à nouveau au IXème siècle, ce blocage entraîne un « trop-plein » chez les seigneurs comme chez les non-libres. Certes, le défrichage massif ou les nouvelles expansions – à l’origine des croisades – entreprises par les élites guerrières libèrent de nouveaux espaces, mais ces ajustements ont eu leurs limites. Dès lors, non seulement la société s’étend « sous la pression du blocage de l’accès aux terres et de la croissance de la population, [mais] elle s’étend aussi […] en elle-même » (p. 113). Par le déplacement des couches non-libres, des « artisans et des communes ont conquis des droits, une juridiction, des privilèges et une autonomie (p. 113). De nouvelles occupations viennent complexifier les formes de dépendance, enclenchant une boucle de rétroaction positive avec la monétarisation des échanges. Renvoyant aux travaux d’Alfons Dopsch2, cette accélération de la monétarisation est un préambule à la place qu’accorde Elias à la monopolisation fiscale dans la sociogenèse de l’État3. À cette période, des avancées techniques, tel le fer à cheval, entraînent aussi un plus grand contrôle des ressources et du travail animal. Les premières avancées de ce type avaient favorisé le morcellement de l’empire en permettant aux zones rurales de se développer. Elles soutiennent désormais un tel degré de production que cela entraîne la différenciation, la communication terrestre puis la centralisation politique. Elias compare enfin la croissance démographique, monétaire et technique du XIème siècle et celle de l’Antiquité : l’absence de classes d’esclaves au Moyen Âge a permis que s’exprime une plus forte tendance à la différenciation des occupations.

7En dernière analyse, les échanges monétaires ont défavorisé les couches sociales à revenu fixe – les seigneurs rentiers – et favorisé ceux qui pouvaient tirer profit de l’augmentation des prix, notamment les artisans et les marchands, ce qui donne naissance à une classe bourgeoise. Le pouvoir du roi est favorisé dans son rapport de force avec les seigneuries, via la fiscalisation des revenus de ces groupes qui accompagne l’émergence d’armées rémunérées. Un double monopole, fiscal et militaire, commence à poindre. En retour, la force sociale des guerriers est réduite. Cette nouvelle tension entre noblesse descendante et bourgeoisie montante est la « condition structurelle » (p. 59) de l’autocratie qui dominera à partir du XVème siècle. Elias conclut en introduisant la transformation conjointe des structures sociales et des codes de conduites dans les cours féodales tardives, où un plus grand contrôle des pulsions dans les rapports entre les sexes pose les jalons de la « courtoisie ».

  • 4 Franz Oppenheimer, The State, New York, Vanguard Press, 1922, p. 248.
  • 5 L’historicisme est un courant intellectuel qui s’est développé au cours du XIXème siècle sous l’inf (...)
  • 6 Land und Herrschaft de Otto Brunner et La société féodale de Marc Bloch, publiés en 1939, témoignen (...)

8Franz Oppenheimer avait déjà établi qu’un cercle vicieux poussait l’État féodal « dans une impasse entre agglomération et dissolution »4. Elias reprend ici cette lecture pour montrer que le blocage de l’accès au sol a ouvert un moment clé du processus de civilisation : « le système de tension sociale » issu de la désintégration féodale « cont[enait] en même temps les germes d’une poussée inverse, d’une nouvelle centralisation » (p. 145) qui allait faire « pencher la balance, à partir du XVe [siècle], en faveur des pouvoirs centraux » (p. 64). Elias voit dans ce double bind la matrice du processus de civilisation, en tant qu’il engendre des dynamiques de différenciation et d’intégration, soit des interdépendances croissantes. Il fait alors de la société curiale un chainon manquant entre sociétés féodales et capitalistes. Face à la crise de l’historicisme allemand5, Elias explique par des dynamiques sociales continues – et non des évènements, des individus ou des institutions juridiques – le passage d’une configuration historique à une autre6. C’est ainsi qu’il aborde le rôle de l’échange monétaire dans l’avènement des sociétés modernes. Se saisissant de la lecture marxiste, il nuance son argumentaire : la focalisation sur les rapports de productions « non-libres » rend difficilement compte de la transformation des sociétés féodales. Elle amène soit à faire remonter l’accumulation monétaire à la période féodale elle-même, soit à voir dans l’émergence du capitalisme une rupture – la dispute entre Maurice Dobb et Paul Sweezy concrétisera, dix ans plus tard, cette opposition. Par la balance dynamique des forces sociales, Elias entend éviter ces deux écueils. En liant calvinisme et capitalisme, Max Weber avait opéré un geste similaire, souvent réduit à un renversement du matérialisme historique. Si Weber se refusait à déduire la spécificité d’un idéal religieux de l’évolution de couches sociales, il a tenté d’extraire les concepts marxistes de la confusion entre Théorie et Histoire dans laquelle ce courant les avait selon lui plongés. Elias prolonge cet effort. Le lien entre Marx, Weber et Elias s’articule alors autour d’un nœud central : le rôle de l’impersonnalité des relations marchandes et de l’administration politique dans l’évolution des sociétés occidentales.

9Certaines formules d’Elias l’exposent encore à la critique d’une explication déterministe, que seule la prise en compte de cette approche d’ensemble permet d’atténuer. À travers ce portrait des tensions féodales, les lecteur·ice·s de cet ouvrage saisiront plus distinctement l’analyse eliassienne de l’émergence des mécanismes absolutistes. Sociologues, historien·ne·s et politistes y trouveront alors des appuis précieux pour penser le passage d’une phase historique à une autre.

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Notes

1 Norbert Elias, La Dynamique de l’Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1975

2 Alfons Dopsch, Die Wirtschaftsentwicklung der Karolingerzeit vornehmlich in Deutschland [Le développement économique en Allemagne à la période Carolingienne], Weimar, Bölhaus, 1912, et Wirtschaftliche und soziale Grundlagen der europäischen Kulturentwicklung [Les fondations économiques et sociales de la civilisation Européenne], Weimar, L. W. Seidel, 1918.

3 Norbert Elias, La Dynamique de l’Occident, ibid., Première partie.

4 Franz Oppenheimer, The State, New York, Vanguard Press, 1922, p. 248.

5 L’historicisme est un courant intellectuel qui s’est développé au cours du XIXème siècle sous l’influence de la philosophie hégélienne. Il remettait en cause l’histoire spéculative des Lumières et la pertinence de lois universelles dans l’analyse de l’histoire, pour leur préférer l’analyse empirique d’évènements historiques situés. La crise de l’historicisme allemand débute lorsque les risques du relativisme intrinsèque à cette démarche se trouvent dénoncés, que des travaux tels ceux de Max Weber y répondent, et que la foi en la capacité de l’historicisme à fournir un système de valeurs aux sociétés Européenne est mise à mal par les conflits du début du XXème siècle.

6 Land und Herrschaft de Otto Brunner et La société féodale de Marc Bloch, publiés en 1939, témoignent de ce même geste.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Théo Leschevin, « Norbert Elias, Moyen Âge et procès de civilisation », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 05 avril 2021, consulté le 11 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/48424 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.48424

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Rédacteur

Théo Leschevin

Doctorant en sociologie à l’EHESS (LIER-FYT) et à la Maynooth University, Irlande.

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Droits d’auteur

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