Jean-Claude Daumas (dir.), Les révolutions du commerce. France, XVIIIe-XXIe siècles
Texte intégral
1En partant du constat d’une crise de la grande distribution et de l’essor du e-commerce, cet ouvrage collectif dirigé par Jean-Claude Daumas propose une problématique résolument contemporaine sur les transformations du commerce : assiste-t-on actuellement à une « révolution commerciale » ou à une simple évolution du modèle structuré autour de la grande distribution, mis en place depuis les années 1960 ? Afin d’y répondre, les contributions remontent jusqu’au xviiie siècle et se concentrent sur l’espace français pour déceler les évolutions qui ont pu occasionner, dans le passé, des « révolutions commerciales ». Jean-Claude Daumas rappelle en introduction que l’histoire du commerce a fait l’objet de nombreux travaux depuis les années 1980 et ne constitue donc pas un « désert historiographique » (p. 7). De ce fait, l’ouvrage rassemble à la fois des synthèses de travaux existants, qui proposent des réflexions plus théoriques ou transversales, et des études de cas plus récentes, généralement issues des travaux de thèse des auteurs. L’ouvrage entend présenter les nouvelles directions prises par l’historiographie récente du commerce, en portant une attention accrue à la province et ses rapports à la capitale, ainsi qu’au petit commerce et aux consommations ordinaires, là où l’historiographie se focalisait davantage sur les grands magasins parisiens et les commerces de nouveautés. Enfin, la démarche se veut interdisciplinaire, ouverte aux apports de l’économie – notamment pour faire tenir ensemble production et consommation – et de la sociologie.
2Dans la première partie, la plus dense, les contributions s’intéressent à différents « formats » commerciaux, porteurs d’autant de potentielles « révolutions commerciales ». Le premier format étudié est la boutique. Selon Natacha Coquery, le siècle des Lumières voit sa montée en puissance à Paris et en province. Si la boutique connait bien un dynamisme et amène une part croissante de la population à s’acculturer à cette forme de distribution, l’autrice rejoint les conclusions de Julien Villain qui, à partir du cas de la Lorraine au xviiie siècle, appelle à relativiser cette expansion. En effet, si les boutiques favorisent l’introduction de pratiques nouvelles afin de stimuler les ventes –publicité, facilités de paiement, diversification des produits –, on ne peut pas parler d’une « révolution », leur nombre n’augmentant finalement qu’en proportion de la démographie . Le dynamisme des boutiques s’accélère toutefois au siècle suivant, ce que montre Marie Gillet à partir du cas de Besançon. Concurrencées, dans la seconde moitié du xixe siècle, par l’arrivée dans les villes de province des grands magasins, puis des grandes chaines à succursales multiples, les boutiques font évoluer leurs pratiques commerciales en imitant les magasins de nouveautés. Deux contributions s’intéressent ensuite au grand magasin, considéré comme un deuxième « format » commercial. Pour Jean-Claude Daumas, celui-ci innove par un changement d’échelle : la rotation rapide des stocks permet de rendre des biens de mode accessibles à une clientèle plus large que les fractions les plus aisées. Dans cette relative démocratisation de la consommation, Anaïs Albert montre que le crédit joue un rôle majeur à la Belle Époque. Enfin, les contributions de Denis McKee et Olivier Londeix s’intéressent à un troisième « format », le succursalisme, en nuançant l’histoire de son irrésistible ascension depuis le xixe siècle. Né à Reims avec les Docks Rémois, le succursalisme opère une véritable modernisation du commerce d’épicerie, mais il nécessite des ajustements importants et progressifs de la part des consommateurs, comme l’adaptation à une relation marchande davantage standardisée ou à des dispositifs comme le libre-service.
3La deuxième partie de l’ouvrage investit une approche par « produits », complémentaire à la précédente, en se focalisant sur les circuits de distribution et les relations nouées entre producteurs, distributeurs et consommateurs. La distribution alimentaire, explorée par Philippe Meyzié pour la période 1750-1850, est caractérisée par la persistance d’une diversité de formes de distribution aux temporalités différentes : commerces sédentaires mais aussi foires et marchés. Au travers de l’exemple de l’émergence d’un commerce alimentaire de luxe dans la seconde moitié du xviiie siècle, l’auteur montre que la diversification de l’offre des produits suppose des transformations professionnelles chez les commerçants qui sont amenés à se spécialiser ou à se constituer un vaste réseau de fournisseurs. Cette complexification de l’intermédiation commerciale est également relevée par Sylvie Vabre, dans le cas du commerce du Roquefort au xixe siècle. Toutefois, loin de déposséder le fabricant de son produit, les intermédiaires (négociants, puis à partir des années 1860, représentants de commerce) amènent une expertise sur le marché qui permet de renforcer le contrôle des producteurs sur la qualité, la fixation des prix ainsi que sur le choix des clients. De son côté, Nicolas Marty montre que les évolutions de l’échelle du marché, des conditions logistiques et des lieux de vente des eaux minérales embouteillées ont contribué à modifier leurs usages : consommations thérapeutiques et de luxe jusqu’à la mi-xxe siècle, elles sont ensuite devenues un produit de consommation de masse.
4La troisième partie de l’ouvrage, plus transversale, se focalise sur la fin de la période, autour du thème de la distribution de masse au xxe siècle. Celle-ci fait l’objet de politiques publiques dès l’entre-deux-guerres pour tenter d’encadrer le secteur de la grande distribution. Selon Alain Chatriot, les mesures prises visent en grande partie à préserver le petit commerce pour des questions politiques et électorales, sans vraiment y parvenir tant la grande distribution est aussi synonyme de modernisation du commerce. Si elle introduit de nombreuses innovations, comme le libre-service, le discount et l’hypermarché, elle est cependant concurrencée dès la fin du xxe siècle par d’autres formats de distribution, notamment les grandes surfaces spécialisées et les plateformes de e-commerce comme Amazon. De plus, les différentes innovations commerciales ne sont pas intégrées mécaniquement par les formats commerciaux selon une marche linéaire vers le progrès, ce que rappelle Anaïs Legendre au travers de l’histoire du Mouvement Leclerc : si Edouard Leclerc a été pionniers dans certains domaines, comme le discount, il a été retardataire sur d’autres comme le libre-service.
5Au terme de ces études, la conclusion identifie au moins deux « révolutions commerciales » au sens où l’articulation entre production et consommation se trouve modifiée et refondée sur de nouvelles bases (p. 332) : la première, sous le Second Empire, avec les grands magasins ; la seconde durant les Trente glorieuses, avec l’émergence des grandes surfaces de distribution. Pour l’économiste Philippe Moati, dont la réflexion vise à penser les évolutions contemporaines de l’intermédiation commerciale, le rôle d’intermédiaire entre producteurs et consommateurs, tenu classiquement par les distributeurs, est remis en cause. Les places de marché en ligne imposent davantage de contraintes aux producteurs, menacent les distributeurs, et modifient ainsi les rapports de pouvoir entre les différents acteurs, au point que nous pourrions être aujourd’hui en train de vivre une nouvelle « révolution commerciale ». Cette hypothèse est toutefois nuancée par Jean-Claude Daumas : à ses yeux, si le commerce en ligne constitue bien une innovation modifiant en profondeur les formes s’intermédiation commerciale, les grandes surfaces sont également amenées à se renouveler et à s’adapter.
- 1 Parmi les contributions les plus cités au fil des contributions, on notera par exemple : Faure Alai (...)
6Au total, l’ouvrage présente un réel intérêt, tant méthodologique que théorique. D’une part, les contributions mobilisent un panel extrêmement varié de sources sur le commerce : archives d’entreprises lorsque celles-ci sont disponibles, annuaires commerciaux et statistiques, inventaires après décès, dossiers de faillites, recensements, dossiers de patentes, archives judiciaires, manuels de savoir-vivre et livres de cuisine, annonces commerciales, catalogues ou encore sources de presse. Elles donnent ainsi à voir une riche fabrique de l’histoire du commerce. D’autre part, outre une réflexion rigoureuse tenue au fil des contributions, celles-ci dressent un maillage extrêmement fin de références bibliographiques, laissant entrevoir un véritable champ de recherche, s’appuyant sur de nombreuses références communes1. Les contributions contiennent aussi de nombreuses citations réciproques des auteurs à leurs travaux antérieurs, ce qui permet une certaine continuité de la réflexion. Si des répétitions sont aussi occasionnées entre les articles aux sujets très proches, les redondances sont l’occasion d’approfondissements et permettent de présenter un même objet selon des angles complémentaires. Enfin, remarquons toutefois que la réflexion mériterait d’être complétée par des études sur la dimension internationale des phénomènes d’innovations commerciales, peu abordées dans l’ouvrage.
Notes
1 Parmi les contributions les plus cités au fil des contributions, on notera par exemple : Faure Alain, « L’épicerie parisienne au xixe siècle ou la corporation éclatée », Le Mouvement social, no 108, 1979, p. 113-130 ; Démier Francis, « La “boutique” dans le Paris du xixe siècle », Ethnologie française, Presses Universitaires de France, vol. 47, no 1, 2017, p. 47-58 ; McKendrick Neil, John Brewer, J. H. Plumb, The Birth of a Consumer Society: Commercialization of Eighteenth Century England, London, Harper Collins, 1982.
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Référence électronique
Alexandra Hondermarck, « Jean-Claude Daumas (dir.), Les révolutions du commerce. France, XVIIIe-XXIe siècles », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 17 mars 2021, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/48183 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.48183
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