Jack Goody, Renaissances
Texte intégral
- 1 Jack Goody, L'Évolution de la famille et du mariage en Europe, Paris, Armand Colin, 2012.
- 2 Jack Goody, Pouvoirs et savoirs de l'écrit, Paris, La Dispute, 2007 ; compte rendu de Mathieu Quet (...)
- 3 Jack Goody, Cuisines, cuisine et classes, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1984.
- 4 Jack Goody, La Culture des fleurs, Paris, Seuil, 1994.
- 5 Chloé Maurel, Manuel d’histoire globale. Comprendre le « global turn » des sciences humaines, Paris (...)
- 6 Cette démarche d’anthropologie comparative était caractéristique dans Jack Goody, La peur des repré (...)
1Il est toujours très stimulant d’ouvrir un livre de Jack Goody (1919-2015), cet anthropologue anglais spécialiste des techniques et de leur impact sur les activités et la pensée humaines. La culture personnelle de l’auteur, la richesse de ses analyses et la diversité de ses terrains de recherche permettent toujours d’éclairer des questions classiques avec un angle renouvelé. Ses travaux précédents sur la famille1, l’écriture2, la cuisine3 ou les fleurs4 en avaient déjà fourni l’illustration et avaient parfois donné lieu à des polémiques intellectuelles assez intenses. Goody défend, en effet, une approche qui s’inscrit dans l’histoire globale. L’historienne Chloé Maurel précise que : « depuis une trentaine d’années, le courant de la world history ou global history, apparu initialement aux États-Unis, a connu un développement intense et a suscité un fort engouement dans le monde anglo-saxon. L’expression “world history” part du principe que seule l’échelle du monde entier fournit le cadre permettant de comprendre les phénomènes historiques »5. Ainsi, l’anthropologue critique une vision trop eurocentrique et ethnocentrique des sciences sociales, qui dégagent des concepts universels dans des civilisations qui sont pourtant situées dans le temps et l’espace6.
- 7 Jack Goody, Le vol de l’histoire. Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde(...)
2Renaissances est un livre qui prolonge l’analyse comparative initiée dans Le vol de l’histoire en 20067, où Jack Goody critiquait sévèrement la manière dont Norbert Élias, Fernand Braudel ou Joseph Needham, notamment, ont écrit et décrit l’expérience historique européenne comme un modèle, voire un idéal. Il s’agit ainsi dans cet ouvrage d’étudier la particularité de la Renaissance italienne du XIVe siècle et sa diffusion, en prenant appui sur des comparaisons entre les grandes civilisations de cette période. L’anthropologue insiste sur le fait qu’il s’agit d’un évènement historique singulier mais qui n’est pas isolé. Plusieurs voies vers la modernité ont pu être dégagées sans qu’aucune continuité mécaniste ne puisse être repérée. La manière dont l’Europe considère l’enchaînement entre l’Antiquité, la féodalité et la Renaissance est de nature téléologique ; il n’est donc pas justifié de considérer cette séquence comme un déterminisme historique. Goody insiste en particulier sur les rapports conflictuels que les religions abrahamiques monothéistes entretiennent avec le développement des connaissances scientifiques qui caractérisent l’ensemble des aires géographiques de la fin du Moyen Âge et du début de la Modernité. Des progrès significatifs ont lieu en Italie dans le domaine de l’enseignement, des arts ou de la culture ; ils sont aussi visibles dans l’Islam mais également en Inde et en Chine, ce qui permet de douter du caractère exceptionnel de l’évènement.
- 8 Qui fait référence à un commencement, un renouveau. Le terme est régulièrement mobilisé tout du lon (...)
- 9 Thèse déjà explorée dans Jack Goody, Capitalisme et modernité. Le grand débat, Bagnolet, Calisto, 2 (...)
3La particularité de la Renaissance italienne est finalement qu’elle est enclenchée par un antagonisme beaucoup plus poussé entre connaissance religieuse et connaissance fondamentale. Les découvertes dans le domaine de la médecine ou le dépassement des interdits iconophobes dans les arts picturaux puisent leurs racines dans les civilisations gréco-romaines de l’Antiquité. Jack Goody cherche à montrer la contribution des différentes zones géographiques à une efflorescence8 largement partagée dans le monde, grâce à la circulation des idées et des humains. La spécificité européenne réside donc bien dans la rupture plus marquée vis-à-vis d’un ordre religieux omniprésent et particulièrement pesant sur les rapports sociaux. La Chine et l’Inde ont en effet également puisé dans leur passé pour faire évoluer leurs connaissances et leurs relations humaines, sans connaître un renouvellement intellectuel aussi approfondi que l’Europe. Pour Goody, cela s’explique par le poids moins hégémonique des religions dans ces civilisations. Cette singularité européenne permet de penser à nouveau l’origine du capitalisme en s’efforçant de comprendre pourquoi la Chine, qui avait atteint un haut niveau de développement économique, social et politique, n’a pas connu le même phénomène de croissance que les pays de la Première révolution industrielle9.
4Le livre comporte huit chapitres sensiblement différents. Le premier et le dernier exposent et analysent l’essentiel de la théorie de Goody que nous venons d’évoquer. Ils insistent sur l’existence de renaissances plurielles dans divers lieux et à diverses époques, non pour réduire le rôle fondamental de cette période en l’Europe mais pour en relativiser le caractère exceptionnel, inéluctable ou philosophique… qui consiste à faire des européens modernes les héritiers exclusifs des grecs et des romains de l’Antiquité. C’est ce qu’illustre parfaitement le deuxième chapitre, consacré à la faculté de médecine de Montpellier dont l’essor relève en grande partie des apports des traditions musulmanes, des traductions de textes grecs perdus mais également d’un intérêt aiguisé pour les connaissances établies en Inde ou en Chine dans le domaine. Cette accumulation de savoirs découle donc bien d’une logique de coopération entre civilisations, d’une volonté de « transmission de connaissance interculturelle ou internationale » (p. 95). Les autres chapitres sont plus généraux et souvent plus exigeants car ils traitent de manière approfondie d’une hypothèse en particulier ou d’une civilisation plus précisément : Goody aborde ainsi les relations entre la religion et le séculier, la Renaissance et l’Islam (dans toute sa diversité), le judaïsme, l’Inde et la Chine. Pour le lecteur peu à l’aise avec les grands découpages historiques des civilisations extra-européennes, des chronologies de l’Islam, de l’Inde et de la Chine sont fournies en annexe, donnant des repères utiles en termes de comparaison ou de durée.
5Au final, ce livre extrêmement érudit est précieux parce qu’il remet en cause une conception historique trop mécaniste de l’évolution des faits ou des idées. Grâce à l’analyse de Jack Goody, on peut réellement percevoir la spécificité de la Renaissance européenne, tout en notant les similarités et différences avec les aires culturelles plus ou moins proches. Les connaissances sont connectées, les rivalités, complémentarités et emprunts entre les civilisations prennent tout leur sens. La littératie joue ainsi le rôle premier dans la dynamique des sociétés : pour l’auteur, les sociétés à écriture connaissent ainsi régulièrement des épisodes de retour au passé qui leur permettent de se renouveler et de se dépasser… et ceci d’autant plus que les civilisations sont organisées autour de religions monothéistes, basées sur des textes saints intangibles et contraignants.
Notes
1 Jack Goody, L'Évolution de la famille et du mariage en Europe, Paris, Armand Colin, 2012.
2 Jack Goody, Pouvoirs et savoirs de l'écrit, Paris, La Dispute, 2007 ; compte rendu de Mathieu Quet pour Lectures : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/429. Jack Goody, La logique de l'écriture. L'écrit et l'organisation de la société, Paris, Armand Colin, 2018 ; compte rendu de Thibault de Meyer pour Lectures : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/24819.
3 Jack Goody, Cuisines, cuisine et classes, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1984.
4 Jack Goody, La Culture des fleurs, Paris, Seuil, 1994.
5 Chloé Maurel, Manuel d’histoire globale. Comprendre le « global turn » des sciences humaines, Paris, Armand Colin, 2014.
6 Cette démarche d’anthropologie comparative était caractéristique dans Jack Goody, La peur des représentations. L'ambivalence à l'égard des images, du théâtre, de la fiction, des reliques et de la sexualité, La Découverte, 2006 ; compte rendu de Patrick Cotelette pour Lectures : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/405.
7 Jack Goody, Le vol de l’histoire. Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde, Paris, Gallimard, 2010.
8 Qui fait référence à un commencement, un renouveau. Le terme est régulièrement mobilisé tout du long de l’ouvrage pour mettre en valeur des changements moins radicaux que « la » Renaissance.
9 Thèse déjà explorée dans Jack Goody, Capitalisme et modernité. Le grand débat, Bagnolet, Calisto, 2016, traduit comme le présent ouvrage par le sociologue Pierre Verdrager ; compte rendu de Morgane Perrenou pour Lectures : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/21533.
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Référence électronique
Guillaume Arnould, « Jack Goody, Renaissances », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 06 mars 2021, consulté le 10 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/47989 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.47989
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