André Burguière et Évelyne Ribert (dir.), « Race et racismes », Communications, n° 107, 2020
Texte intégral
- 1 Pour la France, voir à ce sujet les rapports annuels de la Commission nationale consultative des dr (...)
1En 1946, l’Unesco se lançait dans la lutte contre le racisme en publiant une série de brochures. Le but de cette campagne était d’en finir avec le concept de race en affirmant son inanité biologique et son caractère destructeur. Pour autant, le concept n’a pas cessé d’être largement plébiscité dans les milieux scientifiques, tout comme se sont maintenus et s’observent aujourd’hui encore partout dans le monde des préjugés et comportements racistes1. C’est ce constat qui a conduit les directeur·rices du dernier numéro de la revue Communications, André Burguière et Évelyne Ribert, à choisir la thématique de la race et du racisme du point de vue des sciences sociales. Composé de dix-huit articles, ce numéro propose une réflexion ambitieuse sur la question, tant dans l’ampleur des thématiques traitées que dans l’espace géographique embrassé par les différentes enquêtes. Une richesse et une diversité qu’on ne pourra entièrement restituer ici, mais dont on peut toutefois retracer les axes directeurs.
2Il faut tout d’abord souligner l’effort accompli par les auteur·e·s pour définir et historiciser les concepts respectifs de race et de racisme. Le numéro s’ouvre sur un article revenant sur la notion de race en biologie. Sur le plan biologique, « les races n’existent pas en tant que telles » (p. 13), réaffirment Evelyn Heyer et Pierre-Henri Gouyon, qui renvoient le problème de la race au domaine du social. C’est là que se manifestent selon eux les réflexes de hiérarchisation et d’essentialisation. Si l’introduction ne propose pas de définition préliminaire des termes de race et de racisme, Carole Reynaud-Paligot rappelle la généalogie du terme de « race » : le mot italien razza, signifiant « espèce » ou « descendance », est utilisé en espagnol dès le XVe siècle pour qualifier les Juifs convertis, puis les Amérindiens. En France, le terme désigne tout d’abord la lignée, permettant de distinguer le noble du roturier. C’est avec Carl von Linné en 1758 que se fixe son usage en tant que « catégorie zoologique de classification » (p. 32). L’auteure montre ensuite « l’extrême plasticité de la notion de race » (p. 40) au XIXe siècle, utilisée aussi bien pour justifier l’idéologie nationaliste (la supériorité de la race gauloise sur les races germaniques et anglo-saxonne) que la domination coloniale raciste, en entérinant l’idée de « races supérieures et inférieures ». Jean-Frédéric Schaub propose, lui, quatre composantes du racisme, qu’il identifie dès la fin de l’époque médiévale : la croyance en la transmission de caractères sociaux par le sang (d’où l’importance d’étudier le corps comme vecteur de la race), l’existence de préjugés sur des groupes sociaux légitimant leur ségrégation, le déploiement de systèmes prédateurs (colonisation et esclavage essentiellement) et enfin les tensions politiques légitimant l’institution de ségrégations. Alors que la majorité des articles s’inscrivent dans la chronologie traditionnelle de l’apparition de la notion de race à la fin du XVIIIe siècle, dans le cadre de la naissance des sciences naturelles et de l’apogée de la traite transatlantique, l’étude de Jean-Frédéric Schaub permet de penser la question à nouveaux frais.
3Ce travail de distinction permet de mettre en lumière des situations de « race sans racisme » (expression employée par Claude Blanckaert à propos des anthropologues « antiracistes » du Musée de l’Homme, qui continuent à utiliser la notion de race) et de « racisme sans racistes ». Selon Carole Rolland-Diamond, on peut bel et bien parler depuis la présidence Obama aux États-Unis d’un racisme antinoir, « qui tait son nom, ne mentionnant pas la race » (p. 136), empêchant ainsi la dénonciation d’un racisme structurel.
4Le racisme structurel est à cet égard une question centrale du numéro. De nombreux articles envisagent le racisme non pas comme l’expression individuelle de comportements racistes marginaux, mais comme une idéologie structurant le champ social et politique dans son ensemble. Plusieurs auteur·e·s abordent ainsi la question du point de vue des institutions politiques, culturelles, scientifiques ou juridiques. Carole Reynaud-Paligot et Claude Blanckaert s’intéressent aux conséquences de l’usage anthropologique de la race aux XIXe et XXe siècles, dans plusieurs institutions savantes (Museum d’histoire naturelle, Académie des sciences morales et politiques ou Musée de l’Homme). Léonard Cortana analyse le maintien dans le cinéma français de stéréotypes hérités de l’époque coloniale, qui affectent toujours la représentation des Noirs à l’écran. Sur le terrain du droit, les sociologues Rachida Brahim et Marwan Mohammed exposent la façon dont la législation antiraciste française peut conduire paradoxalement à la reconduction des inégalités raciales. Ainsi, Marwan Mohammed propose une étude de cas des avocats engagés dans la lutte contre l’islamophobie, montrant comment, depuis les années 1990, particulièrement à partir de « l’affaire des foulards » de Creil en 1989, « l’arme du droit s’est retournée contre les musulman·e·s » (p. 260).
5Le numéro entend par ailleurs lier la question raciale à d’autres catégories d’identification, comme la religion. Plusieurs articles s’intéressent ainsi aux processus de construction d’une domination sociale et raciale à partir du religieux. Dans une contribution sur les racismes en Inde, Arundhati Virmani-Boutier interroge la dimension raciale et religieuse du système des castes. Julie Lavialle-Prélois réfléchit de son côté sur les discriminations actuelles subies par les Rohingyas, de confession musulmane, dans le contexte d’expansion du nationalisme birman. Elle y expose la façon dont le colonisateur britannique a exacerbé les divisions religieuses entre musulmans et bouddhistes, contribuant à définir les valeurs birmanes au seul prisme du bouddhisme.
6Cette étude de cas nous amène à une autre problématique centrale du numéro : quelles continuités peut-on établir entre les périodes coloniale et postcoloniale ? Faut-il comprendre le maintien de discriminations ou politiques racistes comme un legs des époques coloniales ? Jean-Frédéric Schaub appelait dans son article à penser le racisme sur le terrain des empires coloniaux aux Amériques dès l’époque moderne. Pour l’époque contemporaine, Jean-Loup Amselle pour le Mali, Amélie Faucheux pour le Rwanda et Julie Lavialle-Prélois pour la Birmanie rappellent comment les puissances colonisatrices européennes ont institué des découpages ethniques et/ou raciaux servant de terreau au racisme postcolonial contemporain. Le travail de Sébastien Nicolas, enfin, centré sur la stigmatisation actuelle des immigrés haïtiens en Guadeloupe, montre comment ceux-ci sont systématiquement assignés aux statuts social et racial les plus bas. L’auteur l’explique par le discours raciste du pouvoir colonial envers Haïti, à partir de l’indépendance haïtienne en 1804.
7Sébastien Nicolas inscrit en outre la question du racisme dans ses rapports à l’immigration, ce racisme envers les² Haïtiens étant nourri d’un mouvement migratoire haïtien en Guadeloupe à partir des années 1970. D’autres articles explorent la façon dont les migrations peuvent alimenter des mouvements de rejet et une racialisation des identités. C’est le cas de l’étude de Claude Calame qui analyse la crise migratoire actuelle à l’aune d’une « discrimination intersectionnelle » (p. 26), incluant des critères d’origine, de culture, de langue, de religion, d’âge ou encore de sexe. C’est également l’un des angles d’analyse de l’article de Lucien-Laurent Clercq sur le sort des enfants issus du métissage nippo-américain dans le contexte de l’occupation américaine du Japon (1945-1952).
- 2 À titre d’exemple, « Les races après le racisme », Actuel Marx, n° 38, 2005, qui faisait le constat (...)
- 3 Ilsen About a été entre autres commissaire de l’exposition photographique « Mondes tsiganes » au Mu (...)
- 4 Voir à ce sujet Ilsen About et Vincent Denis, Histoire de l’identification des personnes, Paris, La (...)
8Enfin, la prise en compte de la minorité Rom comme cible majeure des préjugés racistes en Europe est sans doute l’une des grandes richesses du numéro. Question souvent marginalisée dans les numéros de revue consacrés au racisme2, l’avancée des connaissances doit beaucoup aux travaux fondateurs d’Ilsen About sur les politiques antitziganes au XXe siècle3. Il revient ici sur ce retard en expliquant que l’antitziganisme ne fut que très tardivement considéré comme un racisme, et que l’extermination des Tziganes durant la Seconde Guerre mondiale n’a fait l’objet d’aucun travail mémoriel ; l’antitziganisme est ainsi un « racisme ordinaire » et « acceptable » (p. 105). Ilsen About revient ensuite sur les préjugés à l’encontre des Roms, distinguant leur spécificité et leurs points communs avec l’antisémitisme ou le racisme envers les Noirs. Dans la lignée de ses travaux, Grégoire Cousin et Julie Lacaze replacent la multiplication récente des actes racistes envers les Tziganes dans le temps long de l’antitziganisme politique au XXe siècle : contrôle de leur mobilité, régime de fichage, imposition d’un statut transmis héréditairement4. L’article soulève en outre l’enjeu plus récent de l’expulsion ou du rasage des camps Roms à l’échelle municipale, reprenant l’analyse du sociologie Eric Fassin sur la « politique municipale de la race » (p. 106).
9Si le format court de chaque étude peut s’avérer frustrant, la bibliographie proposée par chaque contribution permet d’approfondir les questions posées à l’aide de références classiques et d’études plus récentes. On pourrait regretter toutefois un relatif déséquilibre quant aux périodes historiques traitées : un seul article porte sur l’époque moderne, avalisant ainsi la chronologie dominante selon laquelle le racisme serait né des débats scientifiques initiés dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. L’introduction du numéro attirait pourtant l’attention sur le poids de la traite transatlantique et des premières colonisations pour expliquer le triomphe de l’idéologie raciale. Malgré ce bémol, il s’agit bien d’une lecture stimulante qui témoigne de la richesse actuelle des recherches sur les questions de race, et de la volonté de comprendre celle-ci non pas comme une notion identitaire mais bien plus comme un régime de pouvoir.
Notes
1 Pour la France, voir à ce sujet les rapports annuels de la Commission nationale consultative des droits de l’homme.
2 À titre d’exemple, « Les races après le racisme », Actuel Marx, n° 38, 2005, qui faisait le constat similaire du maintien du racisme et dans lequel la question des Roms n’était pas abordée.
3 Ilsen About a été entre autres commissaire de l’exposition photographique « Mondes tsiganes » au Musée de l’histoire de l’Immigration en 2018, aux côtés de Mathieu Pernot et Adèle Sutre.
4 Voir à ce sujet Ilsen About et Vincent Denis, Histoire de l’identification des personnes, Paris, La Découverte, 2010.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Domitille de Gavriloff, « André Burguière et Évelyne Ribert (dir.), « Race et racismes », Communications, n° 107, 2020 », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 15 février 2021, consulté le 03 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/47661 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.47661
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page