Marc Renneville, Le langage des crânes. Histoire de la phrénologie
Texte intégral
- 1 Nous reprenons ici l’expression qu’utilise Olivier Faure dans son article, Faure Olivier, « Le surg (...)
1« Comment pouvait-on être, au XIXe siècle, phrénologiste ? » (p. 8). C’est par cette interrogation liminaire que l’historien des sciences criminelles Marc Renneville souligne le décalage entre la place qu’occupe aujourd’hui la phrénologie dans les représentations collectives et l’intérêt que cette discipline suscita chez nombre de médecins et scientifiques du XIXe siècle. Cette nouvelle édition de l’ouvrage, initialement publié en 2000 par l’Institut Synthélabo, a pour objet de comprendre les raisons d’un tel attrait pour cette « médecine révolutionnaire »1. Pour y parvenir, Marc Renneville met à distance le récit historique réducteur consistant à exposer les erreurs des phrénologistes et à les commenter à l’aune des critères scientifiques actuels. Une telle méthode équivaudrait, selon lui, à une projection de jugements sur le passé, et elle conforterait un récit partisan. Or, il ne s’agit pas pour l’historien de juger la phrénologie mais de retrouver « la parole indigène » (p. 10) des phrénologues à travers les nombreux écrits et discours produits par eux et par leurs opposants. Au cours des cinq chapitres qui structurent l’ouvrage, suivant un ordre chronologique, le lecteur est ainsi invité à une recherche des sens perdus.
2Le premier chapitre est consacré à la naissance, à la diffusion et à la réception de la phrénologie au début du XIXe siècle. C’est à travers les parcours biographiques et intellectuels de ses deux pères fondateurs, François Joseph Gall et de son disciple Johan Spurzheim, qui contribua par la suite à la diffusion de la phrénologie outre-Manche, que l’auteur aborde l’irruption de cette « science nouvelle » (p. 22). Marc Renneville décrit avec une grande précision le développement des premières hypothèses sur les localisations cérébrales. Comme il le raconta dans sa correspondance, Gall avait remarqué lors de ses études que certaines facultés intellectuelles qu’il avait observées chez ses camarades se traduisaient très souvent par des caractéristiques physiques singulières. Par extension, il en déduisit qu’il était possible de déterminer ces facultés et ces penchants moraux à partir d’une étude physiologique des crânes. Gall partait en effet du postulat que l’encéphale était le siège de toutes les facultés et de tous les penchants moraux et, surtout, que ceux-ci dépendaient de la croissance ou de l’atrophie d’une aire fonctionnelle précise. Ainsi le crâne, qui n’était que l’expression de la forme de l’encéphale, devenait une carte des fonctionnalités cérébrales. Marc Renneville précise cependant qu’il ne faut pas en déduire que Gall était pour autant déterministe, réduisant les comportements individuels à leur substrat cérébral. Le père de la phrénologie précisait que ces examens « cranioscopiques » devaient au contraire prendre en considération nombre de facteurs moraux et externes. Sa théorie des localisations connut une rapide renommée qui franchit les frontières de l’Empire autrichien. D’abord autorisés à donner des cours privés par les autorités du Saint-Empire, Gall et Spurzheim furent finalement interdits de dispenser leur enseignement en 1802. Durant les années qui suivirent, les deux médecins firent une « tournée triomphale » (p. 29) dans les capitales et villes européennes pour diffuser leurs hypothèses.
3Arrivés à Paris en 1807, les deux phrénologistes s’installèrent dans la capitale afin d’y dispenser leur enseignement. Les hypothèses des localisations cérébrales devinrent à la mode et suscitèrent même l’intérêt d’hommes politiques de l’époque, dont Talleyrand, ainsi que du monde de lettres. Cette reconnaissance de façade par une partie des élites françaises fut néanmoins contrebalancée par une réelle opposition provenant du corps médical et des philosophes attachés au sensualisme. Le second chapitre s’intéresse à ces relations complexes que Gall et Spurzheim entretenaient avec ces différents mondes sociaux, et à leurs stratégies pour obtenir la reconnaissance officielle à laquelle ils aspiraient. Pour la reconnaissance académique, les deux médecins déposèrent au début de l’année 1808 un premier mémoire devant l’Académie de médecine. Son rapporteur, l’anatomiste Georges Cuvier, pourtant favorable aux idées développées par les deux phrénologistes, rendit néanmoins un avis mitigé. Malgré cette opposition académique, Gall poursuivit son œuvre et publia dès 1812 son Anatomie et Physiologie du système nerveux en général et du cerveau en particulier. Les soutiens politiques et intellectuels ne manquèrent pas. Renneville expose avec finesse la diffusion des idées de la phrénologie chez les membres de l’opposition libérale, dont le philanthrope Benjamin Appert, militant de l’enseignement mutuel, qui devint lui-même phrénologiste.
4Le troisième chapitre traite des évolutions de la phrénologie sous la monarchie de Juillet. La discipline de Gall prend durant cette période « tous les caractères d’une science légitime » (p. 132). Malgré le décès du père fondateur de la discipline en 1828, une première société phrénologique fut créée en 1831, avec pour objectif la propagation et l’amélioration des idées de Gall. La société phénoménologique de Paris comprenait de nombreux médecins. Parmi eux, Marc Renneville relève un grand nombre d’aliénistes chez qui la théorie des localisations suscitait un réel engouement. L’auteur explique à juste titre ce phénomène par l’impasse théorique dans laquelle se trouvait alors l’aliénisme. Sont également mentionnés des juristes, des littérateurs et des personnalités politiques diverses qui y percevaient les applications concrètes de la discipline. L’historien expose également le déroulement des séances de la société et ses nombreuses présentations publiques, dont certaines font polémiques. À ce titre, l’étude du crâne de Napoléon Ier, dont le moulage avait été effectué sur l’île de Sainte-Hélène, a suscité l’indignation du fait qu’il ne présentait aucune caractéristique du génie. Une contradiction avec les anciennes observations qui en avaient été faites et que ne manquèrent pas de souligner les opposants à la théorie de Gall.
5Le quatrième chapitre est consacré à la dispersion et aux évolutions intellectuelles que traverse la phrénologie durant les décennies 1830-1840. Ainsi, la division de l’encéphale en vingt-sept aires fonctionnelles opérée par Gall est progressivement remplacée par celle de son disciple Johan Spurzheim, qui lui le divisait en trente-cinq aires. Une société savante concurrente apparaît également en 1832, prenant pour nom la Société anthropologique de Paris. Bien que partageant les théories de Gall, cette dernière se différencie de son aînée par son programme politique et éducatif. Les membres de cette société s’intéressent à l’application concrète des thèses des pères fondateurs. Mais le point culminant de cette période réside dans l’expédition de l’explorateur Jules Dumont d’Urville vers les îles Salomon en 1837, une expédition maritime et scientifique à laquelle se joignit le phrénologiste Pierre Dumoutier. Celui-ci se vit confier la tâche de réaliser les moulages des crânes des peuples de l’Océanie. L’étude anthropologique de ces populations constituait en effet un véritable enjeu pour l’Académie des Sciences, et les nombreux moulages et bustes rapportés constituèrent « le meilleur témoignage que l’on ait rapporté jusqu’ici sur les caractères physiques des Océaniens » (p. 211). Malgré cette reconnaissance de la technique du moulage des crânes, Dumoutier fut écarté de l’écriture des volumes de l’anthropologie, et la phrénologie fut privée de reconnaissance académique.
6Le cinquième et dernier chapitre expose le lent déclin que connaît la phrénologie durant les décennies 1830-1840. Si elle compte toujours des partisans en France en 1848, ses grandes figures disparaissent progressivement : Bailly de Blois décède en 1837, suivi de Broussais en 1839. Dès 1843, que Marc Renneville qualifie d’année noire, c’est au tour de Jules Dumont d’Urville de trépasser à la suite d’un accident ferroviaire. À cette hécatombe s’ajoutent les nombreux échecs qu’accumulent les deux sociétés savantes. La société phrénologique de Paris n’arrive pas à obtenir en 1833 le statut d’institution d’utilité publique et la reconnaissance académique et scientifique lui est définitivement refusée. Pire, la discipline est attaquée de toute part au moment où ses sociétés sont en proie à des divisions internes. Lentement, c’est au tour de la théorie des localisations de Gall d’être abandonnée.
- 2 Lire à ce sujet : Cooter Roger, Cultural Meaning of Popular Science. Phrenology and the Organizatio (...)
7Depuis ces deux décennies, l’attrait pour la phrénologie s’est traduit par une production historiographique diversifiée. Les récents travaux historiques concernant son influence sur les mentalités du XIXe siècle témoignent de la vitalité du champ de la recherche2. Vitalité dont Marc Renneville a su tirer profit en proposant une édition enrichie et comprenant un grand nombre d’illustrations tirées des divers versements des musées et des bibliothèques universitaires. Cependant, le véritable intérêt de l’ouvrage réside dans sa dimension politique et mémorielle. Dans la postface de la présente édition, sobrement intitulée « Du bon usage de la phrénologie aujourd’hui » (p. 299), Marc Renneville nous rappelle à juste titre que la prétention de la phrénologie à prédire et orienter les comportements individuels a été largement reprise par de nouvelles disciplines. L’avènement du Big data et des neurosciences laisse même présager la réalisation future de ses vieilles ambitions. La réédition que nous offre Marc Renneville a ainsi valeur de mise en garde contre la tentation actuelle de lier le comportement des individus à leur substrat cérébral. En ce sens, l’étude de la phrénologie demeure une précieuse ressource épistémologique pour l’historien, à condition d’y appliquer « une lecture en miroir » et d’y chercher « ce qui peut nous parler au présent » (p. 300).
Notes
1 Nous reprenons ici l’expression qu’utilise Olivier Faure dans son article, Faure Olivier, « Le surgissement de “médecines révolutionnaires” en France (fin du XVIIIe - début XIXe siècle) : magnétisme, phrénologie, acupuncture et homéopathie », Histoire, médecine et santé, n° 14, 2018, p. 29-45.
2 Lire à ce sujet : Cooter Roger, Cultural Meaning of Popular Science. Phrenology and the Organization of Consent in Nineteenth-Century Britain, Cambridge, Cambridge University Press, 2008.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Gaspard Bouhallier, « Marc Renneville, Le langage des crânes. Histoire de la phrénologie », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 10 février 2021, consulté le 04 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/47441 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.47441
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