Hervé Mazurel, Kaspar l’obscur ou l’enfant de la nuit

Texte intégral
1On pouvait penser que tout avait déjà été dit sur Kaspar Hauser, ce jeune homme qui apparut, un jour de mai 1828, sur une place de Nuremberg, ne sachant ni marcher ni réellement parler, encore moins ce qu’il faisait là. Cet « enfant sauvage », élevé dans la noirceur d’un cachot jusqu’à cette soudaine entrée dans le monde a en effet été le sujet de plusieurs centaines d’ouvrages et de plus d’un millier d’articles au cours des 200 dernières années. Intéressant tant les philosophes, les éducateurs et les historiens du XIXe siècle que les anthropologues, les criminologues et les psychanalystes du XXe siècle, il fut l’objet de nombreuses analyses, interprétations, mais aussi suppositions. Car son parcours reste marqué par les zones d’ombre, depuis ses origines supposées nobles, jusqu’à sa mort en 1833 (un assassinat ?), en passant par les conditions exactes de sa détention ou les attentats dont il fut victime à plusieurs reprises au cours de sa courte existence d’homme libre. Mais si les commentaires sont nombreux, les archives, elles, sont rares, détruites pour partie ou simplement inexistantes. Dans ce contexte, difficile d’être original et d’apporter quelque chose de nouveau après deux siècles d’exploitation du sujet. À moins bien sûr de l’aborder avec des yeux neufs, une approche inédite ou encore une sensibilité différente, voire les trois à la fois comme le fait Hervé Mazurel dans son dernier ouvrage.
2L’historien français, spécialisé dans l’étude des sensibilités et des imaginaires, prend en effet le cas Hauser à bras le corps, laissant de côté les questionnements sur la noblesse du garçon, les incertitudes sur sa mort ou encore les interrogations sur le rôle de ses différents précepteurs. Acceptant au contraire le flou laissé par l’impossibilité de trancher entre les interprétations divergentes sur ces sujets, il se penche sur ce qui, dès lors, apparait avec évidence comme le plus intéressant dans cette histoire, mais qui était pourtant resté jusqu’alors dans l’angle mort des travaux historiens : l’être-au-monde de Kaspar, sa relation sensible, charnelle, à lui-même, aux autres et à l’environnement qui l’entoure. Mazurel veut « essayer de retrouver et de comprendre quelque chose de l’épaisseur de cette expérience même, de ce paroxysme d’expérience » (p. 16) qu’est celle d’une « vie à nulle autre pareille », d’une « étrange subjectivité » (p. 17). Projet aussi passionnant qu’immense, aussi risqué qu’inédit et pour lequel les moyens de l’histoire sont certainement insuffisants, ainsi que l’admet d’ailleurs Mazurel dès le prélude de l’ouvrage. Aux instruments de l’historien, il lui faut donc s’adjoindre ceux de l’anthropologie, notamment des sens, et de la psychanalyse, afin d’essayer de saisir, au plus près du vécu corporel de Kaspar, les conditions de sa courte existence. À la croisée des travaux d’Alain Corbin, dont il fut l’élève, de David Le Breton et de Maurice Merleau-Ponty, sur lesquels il s’appuie régulièrement, Mazurel propose une étude que l’on pourrait qualifier de phénoménologie historique parce qu’elle tente de reconstituer la subjectivité corporelle inédite de cet enfant qui a grandi coupé de tout contact humain. Je dis « tente », car c’est une enquête incertaine que mène l’historien, un essai, au sens propre du terme, une tentative dont il cerne avec lucidité et humilité les nombreuses limites, qu’il rappelle d’ailleurs régulièrement au cours des neuf chapitres qui composent ce passionnant ouvrage.
3Tout d’abord, Mazurel s’attache – c’est l’objet des deux premiers chapitres – à planter le décor de son investigation. Il revient sur ce que l’on sait du cas Hauser, séparant, tel le bon grain de l’ivraie, ce qui relève des faits d’une part et ce qui n’est que conjectures de l’autre. Il peut ainsi, avec la précaution toujours conservée du conditionnel, retracer les grandes étapes de cette vie unique, à propos de laquelle les incertitudes sont nombreuses. Dans le troisième chapitre, l’historien se penche ensuite sur le choc originel que constitua pour Kaspar la découverte soudaine du monde et de sa démesure. Il décrit la violence de ce bouleversement pour le jeune homme, autant que la surprise de ses contemporains à son contact. Il esquisse ainsi les contours de cette figure d’« étranger radical » (p. 101) que Kaspar ne cessera d’être tout au long de sa courte existence hors de son cachot primitif et qui passionnera autant qu’elle inquiétera l’Europe du XIXe siècle. Il faut dire que le jeune homme a tout pour surprendre. Son corps déjà – qui fait l’objet du quatrième chapitre – est surprenant du fait de sa petite taille, de son apparence symétrique ou de son incapacité à se tenir debout. Ses habitudes corporelles aussi dissonent. Kaspar dort très profondément et dans des postures inattendues, il exècre des aliments pourtant considérés comme délicieux, et il fait preuve d’une surprenante obsession pour le rangement et la propreté. Toujours, son corps et ses habitudes semblent inappropriés, décalés par rapport aux normes en vigueur. Il lui manque en effet ce que Marcel Mauss appelait les « techniques du corps » propres à son temps et à sa culture. Son corps n’a pas été formé, dressé comme celui des autres par la société, ses règles et ses usages. Kaspar est « un homme sans habitus » (p. 125) précise Mazurel, ce qui en fait un être proprement dissonant et donc foncièrement étrange et inquiétant.
4Parce que son corps est unique, son expérience corporelle l’est tout autant, et ce notamment parce que Kaspar perçoit le monde comme nul autre. Ainsi, les témoignages concordent, nous dit l’historien en ouverture du cinquième chapitre, pour rapporter la sensibilité extrême de Kaspar et ses « étranges acuités corporelles » (p. 128). Après des années passées seul, dans le silence le plus total et la noirceur presque constante, le corps du jeune homme s’est en effet habitué à ces conditions extrêmes, développant des habiletés sensitives singulières que l’on retrouve souvent chez les enfants sauvages, comme la vision nocturne ou une audition particulièrement développée. Il a également des goûts uniques et surprenants, détestant certaines odeurs, ou adorant au contraire certaines couleurs. Force est en fait de constater que « Kaspar Hauser habitait un univers sensoriel très différent de celui de son nouvel entourage. Et ce parce qu’il avait échappé au modèle sensoriel de sa propre société » (p. 142).
5D’ailleurs, on a pu observer qu’à mesure qu’il se socialisait, il perdait son acuité sensorielle. Son rapport aux émotions, qui est l’objet du sixième chapitre, se modifia également à mesure qu’il apprenait les codes de la vie en société. Lui qui était particulièrement sensible, fondant souvent en larmes à la moindre émotion, intégra progressivement les normes affectives de son temps, calmant de ce fait la versatilité émotionnelle qui le caractérisait. Peu à peu, il s’habituait à la présence des autres. Jusqu’alors, il n’avait en effet connu et aimé que ses chevaux de bois, qu’il pensait d’ailleurs vivants. Il lui fallut donc du temps, rapporte Mazurel dans le septième chapitre consacré à ses rapports aux autres, pour commencer à différencier les êtres animés des choses inanimées. À ses yeux, les buissons, les feuilles et les fleurs pouvaient, comme lui, souffrir, et il pleurait de voir couper des arbres. Sa « bonté naturelle » (p. 182) ne s’arrêtait pas là : Kaspar aimait tous les êtres et avait de la difficulté à comprendre la méchanceté dont certains de ses contemporains pouvaient faire preuve à son égard. Même si, là encore, il perdit peu à peu cette « innocence originelle » (p. 185). Il intégra également la différence entre les hommes et les femmes, qui lui était jusqu’alors inconnue, au point qu’il souhaita même devenir une femme !
6Globalement, Kaspar avait une soif d’apprentissage tout à fait extraordinaire, une « inextinguible soif de savoir » (p. 199). Il faut dire que sa mémoire prodigieuse lui permit de faire, dans un premier temps, des acquis particulièrement rapides. Il apprit à lire, à écrire et développa une habileté certaine en dessin et en musique. Mais surtout, résume Mazurel à la fin du huitième chapitre, il parvint à s’approprier son nouveau monde et ses usages, adoptant même les formes de sensibilité collective de son temps. Et même si, rapidement, les manques causés par son enfance cloitrée se firent ressentir sous la forme de limites indépassables, qui le frustrèrent, Kaspar parvint, avec l’aide de ses différents précepteurs, à acquérir en très peu de temps ce que ses contemporains avaient patiemment mis des années à apprendre.
7Pour finir cette investigation de la subjectivité corporelle de Kaspar, Hervé Mazurel tente, dans le neuvième et dernier chapitre, une plongée dans les profondeurs psychiques du jeune homme, interrogeant sa nostalgie à l’égard de sa vie d’antan ainsi que son attachement à celui qui le gardait, et ce afin de questionner d’un point de vue plus psychanalytique les ressorts mêmes de son fonctionnement psychique. À l’Œdipe freudien, il préfère la notion d’inconscient social pour qualifier – c’était déjà le sens de sa description de Kaspar comme homme sans habitus – le manque fondamental du jeune homme, d’où découle l’ensemble de ses singularités et cette subjectivité unique et radicalement étrange à ceux de son temps comme à nous. Car le cas Hauser n’est pas que le révélateur, en négatif, de la culture de son temps. Il est, plus profondément, le témoin, cette fois intemporel, d’un corps sans histoire, d’une existence socialement désincarnée où le lien doublement constitutif entre le corps et le monde social ne s’est pas établi. À cet égard, il est un cas unique et exemplaire qui demeure aujourd’hui encore comme « une faille ouverte dans le sol de nos certitudes » (p. 266), affirme Mazurel dans la coda qui clôt l’ouvrage, et ce notamment parce qu’il nous laisse entrevoir les profondes et obscures influences que l’histoire peut avoir sur nous et sur les conditions mêmes de notre expérience subjective.
8Au terme de cette enquête magistrale, on ne peut donc qu’être sous le charme du travail d’orfèvre réalisé par Hervé Mazurel. Outre la finesse de la langue, la beauté du style et la délicatesse de la méthode utilisées par l’historien, c’est tout son projet qui apparait comme une ambitieuse et inspirante ouverture des horizons de la discipline historique. La croisée des approches disciplinaires, très finement maitrisée, fait ici florès en permettant d’aborder, au plus près de ce que les archives permettent de saisir, tant la profondeur que l’épaisseur charnelle de cette subjectivité unique et troublante que fut Kaspar Hauser, et l’expérience singulière du monde qui fut la sienne. Puisqu’en plus, le tout participe autant qu’il bénéficie d’une réflexion épistémologique plus générale sur le sens et les possibilités de l’histoire, on se dit que le regard porté est à la hauteur de l’extraordinaire sujet sur lequel il a choisi de se poser.
Pour citer cet article
Référence électronique
Alexandre Klein, « Hervé Mazurel, Kaspar l’obscur ou l’enfant de la nuit », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 02 février 2021, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/47120 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.47120
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