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Patrick Gibert, Jean-Claude Thoenig, La modernisation de l’État. Une promesse trahie ?

Damien Larrouqué
La modernisation de l'État
Patrick Gibert, Jean-Claude Thoenig, La modernisation de l'État. Une promesse trahie ?, Paris, Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque de l'économiste », 2019, 344 p., ISBN : 9782406092636.
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Texte intégral

1Faut-il encore présenter Patrick Gibert et Jean-Claude Thoenig ? Fondateurs de la revue bientôt quadragénaire Politiques et Management Public, ces deux éminents chercheurs sont respectivement professeur de science de gestion et sociologue de l’action publique. Dans cet ouvrage de synthèse qui ne se veut ni « un pamphlet », ni « un catalogue de louanges » (p. 18), ils dressent un panorama exhaustif des transformations administratives opérées en France au cours des cinquante dernières années. Très riche, ce livre est susceptible de devenir un outil auxiliaire pour les chercheurs qui travaillent sur la recomposition de l’État comme pour les étudiants qui préparent les concours de la fonction publique. À mi-chemin entre le manuel didactique et l’essai critique, il fait partie de ces travaux qui désacralisent la gestion publique, en pointent les défaillances, mettent à nue les aspérités comme les faux-semblants des réformes institutionnelles contemporaines, et entendent nourrir les réflexions qui visent à l’amélioration du fonctionnement de nos institutions.

2Ce livre se divise en six parties composées d’un à trois petits chapitres (ou sections) chacune. La première présente les défis qui assaillent un État soumis à l’effritement de son pouvoir, aux contractions budgétaires ou aux pressions exogènes – société civile, lobbies, mondialisation, etc. La réponse des pouvoirs publics tient alors souvent de « la tentation de la ruse » (p. 29-35) qui consiste en toute une batterie de solutions faciles, allant de la « myopie sélective » (non-traitement d’enjeux complexes) au repli sur les fonctions régaliennes (réduction à l’État « secouriste » permettant de limiter les débordements sociaux), mais qui ne font in fine qu’aggraver les problèmes (déficit persistant de légitimité, critique des élites, etc.). La réflexion se poursuit à travers une seconde section portant sur les cinq dimensions sous-jacentes à la « modernisation de l’État » : périmètre d’action, structure organisationnelle, relation avec la société, management, innovations technologiques.

  • 1 Bezes Philippe, Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française (1962-2008), Paris, P (...)

3Rigoureusement informée, la seconde partie revient sur la succession des différentes réformes administratives lancées en France depuis un demi-siècle, du processus de Rationalisation des choix budgétaires (RCB) initié en 1968 sous Georges Pompidou jusqu’au programme Action publique 2022 (AP22) inauguré en 2018 par Édouard Philippe. Après les avoir exposées, les auteurs mettent en lumière leurs caractéristiques communes. Ils démontrent qu’elles servent surtout d’affichage politique, se révèlent erratiques dès lors qu’elles poursuivent les mêmes objectifs – principalement la réduction des coûts – selon des modalités somme toute assez équivalentes, et attestent donc d’une absence de continuité politico-institutionnelle au sommet de l’État. À l’exception de l’ouvrage tiré de l’habilitation à diriger des recherches de Philippe Bezes1, ce bilan est à notre connaissance le premier du genre. Certes linéaire, et peut-être quelque peu rébarbatif, il n’en est pas néanmoins très synthétique et instructif. À elle seule, cette seconde partie d’une soixantaine de pages suffit ainsi à faire l’intérêt de l’ouvrage.

4Autour des parties trois et quatre, les auteurs développent des considérations beaucoup plus techniques, qui portent sur les instruments d’amélioration de la performance (études d’impact), l’analyse des coûts (compatibilité publique), la contractualisation (logiques public-privé) et l’évaluation des politiques publiques (types, modalités et finalités). Dans la cinquième partie, ils étayent en particulier le concept de « coopétition ». Utile sur le plan heuristique, ce terme désigne la relation ambiguë que les institutions publiques entretiennent entre elles, agissant à la fois en rivales les unes des autres (compétition), mais s’efforçant également d’engendrer de vertueuses synergies (coopération). Pour les auteurs, l’un des principaux obstacles à la modernisation de l’État serait l’endogamie qui touche la haute fonction publique. Rétive aux solutions qui ne cadrent pas avec ses modèles de pensée, et peu favorable à s’en remettre à des opinions exogènes telles que celles formulées notamment par le monde académique, l’élite administrative se révèle enfermée dans une « cage de fer cognitive » (p. 249-263). En conséquence, les modalités de rationalisation défendues ne sortent jamais du carcan technocratique.

  • 2 Voir Soares Camilo, « El gatopardismo de la oligarquía paraguaya », Novapolis, n° 4, 2009, p. 51-64
  • 3 Pour filer la métaphore avec une autre référence moliéresque, notons que les auteurs évoquent d’ail (...)

5Dans leur sixième et dernier chapitre, intitulé « pour un État mature », les deux chercheurs dressent un bilan de leurs réflexions. Ils aboutissent à la conclusion que les politiques de modernisation ont aussi bien une valeur instrumentale – visant à une amélioration concrète de la gestion publique – que symbolique. Dans ce dernier cas, elles ont un caractère performatif qui permet aux hommes et aux femmes politiques de faire valoir leur investissement à la faveur d’une reconfiguration salutaire de l’organisation des pouvoirs publics, sans pour autant que de tels efforts soient suivis d’effets concrets. En quelque sorte, les programmes de réforme de l’État agissent parce qu’ils disent agir. L’incessante rationalisation administrative peut alors relever d’une forme de « tartufferie » (p. 306), voire d’un phénomène que l’on surnomme parfois en Amérique latine le « guépardisme » (gatopardismo)2 en référence à l’adage popularisé par le Guépard de Visconti : « il faut que tout change pour que rien ne change »3.

6En conclusion, un paragraphe résume finalement assez bien le propos de l’ensemble de l’ouvrage : « la modernisation est conçue pour donner un signe d’adhésion des gouvernants aux grandes vertus du moment : la transparence, la redevabilité de l’action publique, la bienveillance, la performance. Ceci avec l’idée implicite que ces signes d’adhésion n’altéreront pas beaucoup un mode de gestion publique que l’on ne tient pas à bouleverser. En d’autres termes, il s’agit d’adopter des postures de la vertu pour assurer une conformité de façade aux pressions de l’environnement. Les pouvoirs publics souhaitent renforcer leur légitimité en jouant le jeu de la modernisation » (p. 320).

  • 4 Cf. sa critique de l’ouvrage : Chevallier Jacques, « Patrick GIBERT et Jean-Claude THOENIG, La mode (...)
  • 5 Pour plus de renseignements sur ce phénomène, se référer à Benamouzig Daniel et Besançon Julien, «  (...)

7Pour sortir de l’ornière et avancer en faveur d’une recomposition effective de la gestion publique, Patrick Gibert et Jean-Claude Thoenig proposent trois réformes concrètes. En premier lieu, ils appellent à confier plus de responsabilité à des agences indépendantes du pouvoir politique. Or, à la suite de Jacques Chevallier, qui exprime des réserves quant à cette solution4, cette proposition nous semble devoir être considérée avec circonspection. En effet, « l’agencification »5 génère une dispersion encore plus grande de la décision, mais aussi de la responsabilité, qui s’en trouve par là même diluée. De plus, elle contribue à une fragmentation accrue des pouvoirs publics et vient renforcer le phénomène de « siloisation » (ou balkanisation) qu’elle est censée combattre. Par ailleurs, elle ne règle en rien la question du contrôle de l’action publique et de la redevabilité (accountability) si nécessaire à tout régime démocratique. Car in fine se pose toujours, en référence à la locution latine quis custodiet ipsos custodes, la question lancinante de savoir qui contrôle les contrôleurs ?

8La seconde solution qu’ils esquissent nous paraît, en revanche, beaucoup plus stimulante et originale. Ils appellent à créer des postes de « régents de politiques publiques » (p. 310), ce qui en ferait des référents de programmes transversaux en charge de piloter et de coordonner l’action de divers services. Au risque de complexifier encore un peu plus la gestion administrative, cette nouvelle figure institutionnelle pourrait néanmoins contribuer à atténuer les rivalités bureaucratiques et à favoriser de plus grandes synergies intersectorielles.

9Enfin, sans revendiquer une remise en cause du statut de fonctionnaire, les auteurs se prononcent pour une réforme de la gestion des ressources humaines, afin de ne plus valoriser tant les savoirs initiaux certifiés par des diplômes prestigieux (Science Po, ENA, Polytechnique, etc.) que l’expérience et la formation acquises au cours d’une carrière, dont la perméabilité avec le monde de l’entreprise (en matière d’employabilité) devrait être également encouragée. Cette réforme s’adresserait moins aux hauts-fonctionnaires déjà adeptes d’un très critiquable « pantouflage » qu’aux fonctionnaires intermédiaires, susceptibles d’acquérir de nouvelles compétences dans le secteur privé. Favorables à une évolution managériale qui ne perdrait pas de vue le sens de l’intérêt général, les auteurs ont l’audace de la critique informée envers les disfonctionnements bureaucratiques, et le mérite de ne pas verser dans un manichéisme « État vs marché » stérile.

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Notes

1 Bezes Philippe, Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française (1962-2008), Paris, PUF, 2009, recensé par Igor Martinache pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.765.

2 Voir Soares Camilo, « El gatopardismo de la oligarquía paraguaya », Novapolis, n° 4, 2009, p. 51-64.

3 Pour filer la métaphore avec une autre référence moliéresque, notons que les auteurs évoquent d’ailleurs ce concept de manière implicite, à la manière d’un Monsieur Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir, lorsqu’ils écrivent : « il y a déjà longtemps que d’aucuns ont dénoncé avec force cette stratégie qui consiste à tout changer pour que rien ne bouge » (p. 308).

4 Cf. sa critique de l’ouvrage : Chevallier Jacques, « Patrick GIBERT et Jean-Claude THOENIG, La modernisation de l’État. Une promesse trahie ? », Revue française d’administration publique, n° 172, 2019, p. 1133-1135.

5 Pour plus de renseignements sur ce phénomène, se référer à Benamouzig Daniel et Besançon Julien, « Les agences : de nouvelles administrations publiques ? », dans Borraz Olivier et Guiraudon Virginie (dir.), Politiques Publiques. 1. La France dans la gouvernance européenne, Paris, Presses de Sciences Po, 2008, p. 283-307.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Damien Larrouqué, « Patrick Gibert, Jean-Claude Thoenig, La modernisation de l’État. Une promesse trahie ? », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 21 janvier 2021, consulté le 26 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/46927 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.46927

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