Bertrand Valiorgue, Refonder l’agriculture à l’heure de l’Anthropocène
Texte intégral
1Professeur de stratégie et de gouvernance au sein de l’Institut d’administration des entreprises de Clermont-Auvergne, Bertrand Valiorgue nous propose ici de nous immerger au sein de l’univers agricole dans le contexte des dérèglements climatiques et environnementaux à l’échelle globale. Comme le rappelle Benjamin Coriat dans sa préface, il s’agit d’une approche originale et inédite des défis agricoles contemporains. Ce livre trouve toute sa place dans la collection « En Anthropocène » des éditions Le Bord de L’eau, qui accueille des ouvrages de diverses disciplines traitant de cette nouvelle ère géologique sur des aspects variés. Il est articulé autour de deux parties : la première prend la forme d’un diagnostic sur l’état du « système Terre » et sur le fonctionnement de l’agriculture, et la seconde explore les pistes d’évolution envisageables vers une agriculture régénératrice.
2Bertrand Valiorgue établit d’abord un constat sur la détérioration des conditions d’exercice de l’activité agricole (chapitre 1) du fait de l’entrée dans une nouvelle ère géologique caractérisée par des conséquences multiples : évolution du cycle de l’eau, pics de chaleur, perte de biodiversité (il rappelle par exemple que 75% de la production alimentaire mondiale provient de douze espèces végétales et de cinq espèces animales), etc. Ce sont les activités humaines qui entrainent ce changement et la production agricole en fait partie puisque « les technologies de l’agriculture productive ne sont pas “propres” et [qu’] elles participent pleinement aux dérèglements du système Terre » (p. 51). L’agriculture en est pour partie la cause, mais en subit aussi et surtout les conséquences à tel point que trois issues sont possibles : l’effondrement de l’agriculture traditionnelle, sa substitution par les biotechnologies et l’alimentation cellulaire, ou bien un nouveau contrat social fondé sur une agriculture régénératrice. Il convient dès lors de comprendre comment cette situation est advenue et comment s’en extraire car « l’Anthropocène génère un nouveau contexte pour l’activité agricole qui implique de revoir les connaissances et de forger de nouvelles institutions » (p. 49).
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3L’une des originalités de l’ouvrage réside dans l’étude des institutions qui encadrent l’activité agricole. L’auteur s’inspire du courant de la nouvelle économie institutionnelle afin de redonner pleinement leur place aux institutions qui encadrent les acteurs. Il effectue tout particulièrement une analyse des marchés très intéressante (chapitre 3) puisqu’elle permet de comprendre que, bien que juridiquement autonomes, les éleveurs sont soumis aux desiderata de quelques grandes firmes qui « ont fait l’acquisition d’un pouvoir de marché considérable qui leur permet d’imposer des prix et des espèces animales aux éleveurs » (p. 82). Le champ des interlocuteurs et fournisseurs disponibles pour leur apporter des solutions techniques dans le cadre de leur activité professionnelle est en effet très réduit. Par exemple, la production d’intrants pour soigner les plantes et les animaux est un secteur très concentré puisque, selon l’IPES-Food, 56% des engrais et fertilisants sont détenus par 10 grandes entreprises, et 84% du marché des pesticides, fongicides et herbicides est contrôlé par seulement 4 firmes (Bayer-Monsanto, Syngenta-Chem-Chine, Dupont-Dow et BASF). Ce phénomène d’enclosure s’est élargi aux techniques de production et plus récemment aux connaissances, grâce aux données amassées par les firmes qui développent de nouvelles technologies. La situation est similaire en aval de la production : « une exploitation agricole est aujourd’hui enserrée dans un faisceau de dépendances bilatérales » à l’égard des entreprises situées en amont et en aval de leur production (p. 103), ce qui s’apparente à un « hold up généralisé » (p. 104). Cette configuration produit une « dépendance au sentier »1 dont il est difficile de s’extraire car « dépasser cette dépendance et sortir de l’enfermement se révèle extrêmement coûteux » (p. 108) en termes de changement du matériel et de normes de production, mais aussi de transformation culturelle et identitaire, etc. Par ailleurs, l’activité agricole est également liée à un ensemble de communs (chapitre 4), c’est-à-dire des « capitaux et ressources [qui] constituent autant de liens qui enserrent une exploitation agricole dans un faisceau d’interactions et d’interdépendances » avec l’environnement (p. 132). Pourtant, ces ressources (le capital foncier, la faune et la flore, l’eau et l’atmosphère, etc.) sont dégradées par le mode de production agricole dominant. À titre d’exemple, les pratiques agricoles conventionnelles qui visent à sélectionner les espèces animales et végétales les plus productives mettent à mal la préservation d’autres espèces locales et historiques. Or, « perdre de la diversité génétique, c’est perdre en capacité d’adaptation et de résilience » face aux dérèglements en cours (p. 141). L’auteur plaide donc pour des changements profonds tels que le fait de « revenir sur la définition libérale et privatiste d’une exploitation agricole [et] lui substituer une définition qui fait ressortir la multitude de liens fonctionnels avec l’environnement naturel et culturel qui entourent une exploitation agricole » (p. 145).
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4Ainsi, au-delà du constat, l’ouvrage est intéressant en ce qu’il propose des moyens de changement (chapitre 5), tels que des propositions liées au statut juridique de l’entreprise (qui devrait prendre la forme d’une entreprise à mission), de nouveaux outils de gestion et de comptabilité (notamment pour permettre la mesure des impacts environnementaux et ouvrir la voie à de nouveaux financements pour récompenser les pratiques vertueuses), etc. L’auteur ne se contente donc pas d’établir un diagnostic, il trace aussi des pistes d’évolution du modèle agricole dominant pour faire face aux conséquences de l’Anthropocène autour d’un « nouveau contrat social dont les termes sont assez simples : nourrir le monde tout en réparant la planète » (p. 66). Il donne comme exemple « l’arrêt du labour [qui libère le CO2 contenu dans le sol], la présence de couverts végétaux permanents et les mélanges d’espèces végétales » (p. 70). Bertrand Valiorgue promeut un changement qualitatif vers l’« agriculture régénératrice »2 pour préserver voire régénérer des ressources naturelles et des communs sans lesquels l’activité agricole n’est plus possible. Pour que cela fonctionne, il inverse la logique en souhaitant que les politiques publiques ne soient plus prescriptives (avec un amoncèlement de règlementations contraignantes) mais incitatives (y compris par le biais de mécanismes de compensation financière) des efforts fournis par les agriculteurs : « il semble nécessaire de changer de pied et de socialiser la préservation de ces éléments indispensables » (p. 177). Ainsi, certains outils (notamment la comptabilité environnementale) permettraient de mettre en lumière la façon dont l’agriculture participe à la préservation des ressources naturelles et de « faire ressortir la dette de la société à l’égard de l’agriculture » (p. 159). Enfin, l’auteur en appelle à la reconfiguration de la gouvernance de l’agriculture (chapitre 6) à différents niveaux (local, industriel et européen) car l’instauration d’une agriculture régénératrice nécessite « une transformation des savoir-faire, des pratiques et technologies » (p. 171). Cette transformation devrait selon lui s’opérer à l’échelle du territoire, pour « ouvrir le monde agricole à la société » (p. 172), tout autant qu’au sein des filières industrielles et à l’échelon européen, car « la disparition de la profession agricole et les perturbations du système Terre ont été institutionnalisées au moment de la construction de la PAC » (p. 195).
5L’ouvrage de Bertrand Valiorgue a le souci de la précision et du détail, sans omettre d’inscrire les problèmes soulevés dans leur contexte global. Il établit un diagnostic clair et propose aussi des pistes d’évolution possibles pour envisager une agriculture régénératrice qui réponde aux défis de l’Anthropocène. L’une des limites de ce travail est qu’il reste spéculatif, sans que l’on sache comment les changements pourraient s’opérer. Les propositions sont tout à fait attrayantes mais elles font système et il serait nécessaire qu’il y ait des changements législatifs et règlementaires d’ampleur pour que le renversement de logique ait lieu. Or, ce défi est grand car il impose par exemple aux éleveurs de « revoir tout le système d’alimentation du bétail sans qu’il existe réellement d’alternative » (p. 165), ce qui limite fortement les possibilités de changement au sein de la profession agricole. Ces remarques n’enlèvent rien à la qualité de l’ouvrage dont nous ne pouvons que recommander la lecture.
Notes
1 Cette notion découle de la nouvelle économie institutionnelle et désigne le « fait que les décisions présentes et futures sont contraintes et déterminées par les choix et les décisions du passé » (p. 104).
2 Le concept est central dans l’ouvrage. Il s’inscrit dans ce que Bertrand Valiorgue nomme le « nouveau contrat social » (chapitre 2) et recouvre plusieurs objectifs : limiter l’empreinte environnementale, réparer l’atmosphère, reconquérir la biodiversité et créer de nouvelles connaissances et institutions.
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Référence électronique
Ronan Crézé, « Bertrand Valiorgue, Refonder l’agriculture à l’heure de l’Anthropocène », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 07 janvier 2021, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/46246 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.46246
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