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Bibia Pavard, Florence Rochefort, Michelle Zancarini-Fournel, Ne nous libérez pas, on s’en charge. Une histoire des féminismes de 1789 à nos jours

Marie Lécuyer
Ne nous libérez pas, on s'en charge
Bibia Pavard, Florence Rochefort, Michelle Zancarini-Fournel, Ne nous libérez pas, on s'en charge. Une histoire des féministes de 1798 à nos jours, Paris, La Découverte, coll. « Sciences humaines », 2020, 750 p., ISBN : 978-2-348-05561-4.
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Texte intégral

  • 1 Ce courant de recherche historique, actif depuis les années 2000, consiste à prendre une catégorie (...)

1Issu du séminaire de sociohistoire1 des féminismes que les autrices animent à l’EHESS depuis 2013, cet ouvrage brosse un tableau historique des « nébuleuses » féministes (p. 7) en France métropolitaine et dans les territoires sous contrôle français (colonies, régions d’outre-mer), de la Révolution française à mars 2020. Les historiennes font le choix de parler de nébuleuses pour rendre compte des significations du terme de féminisme (à la fois « mouvements sociaux, identités politiques et courants de pensée », p. 6) et de ses multiples mouvances, tantôt confluentes tantôt antagonistes. Elles rejettent dès la préface la métaphore courante des « vagues » du féminisme, qui rend mal compte des relations et continuités entre générations de militantes. L’ambition des autrices est double : traiter d’une part des rapports entre féminismes et critique des normes de genre, d’autre part de l’intersection des luttes féministes avec les conflits de race et de classe.

2Dans la première partie (1789-1871), l’engagement politique des femmes et les progrès sociaux et juridiques sont étroitement associés aux périodes prérévolutionnaires et révolutionnaires. Le découpage chronologique le souligne en traitant de la Révolution française, du saint-simonisme sous la monarchie de Juillet, de la révolution de 1848 et de la transition entre Second Empire libéralisé et Troisième République ; les périodes intermédiaires sont écartées. Le XIXe siècle des féministes est marqué par les prises de parole (essais, débats dans les assemblées, enseignement, journaux) et d’armes dans toutes les classes sociales, par la critique du « despotisme marital » (p. 36) et de la dépendance économique des épouses bourgeoises et des ouvrières mal rémunérées, et par la remise en question de la place « naturelle » des femmes comme anges du foyer. Le parallèle entre émancipation féminine et abolition de l’esclavage des Noirs en France et aux États-Unis alimente les réflexions tout au long de la période. Se dessinent également des rapprochements opportuns mais ponctuels entre féministes intellectuelles, sociales et ouvrières pour faire cause commune sur le droit de vote et le droit au travail. Par réaction, les contemporains des mobilisations féministes inventent le stéréotype persistant de la harpie révolutionnaire et hystérique. Les chercheuses consacrent quelques pages à l’antiféminisme de Proudhon, à l’origine de la primauté de la lutte prolétaire sur la lutte féministe dans l’esprit des militants ouvriers des XIXe et XXsiècles.

  • 2 Voir Christine Machiels, Les féminismes et la prostitution (1860-1960), Rennes, Presses universitai (...)

3La deuxième partie (1871-1944) a pour fil conducteur le suffragisme et la bataille pour les droits civils, stimulés par l’exemple des féministes anglaises : elle évoque les luttes pour l’éducation mixte, le divorce, la pénalisation des maris violents, la contraception, les droits liés au travail et l’abolition de la prostitution2. La lutte pour le droit de vote s’accélère en 1910, avant le coup d’arrêt donné par la Grande Guerre, puis l’obstruction systématique du Sénat dans les années 1920. Plusieurs réseaux féministes se constituent, bien que les alliances entre bourgeoises et ouvrières restent circonstancielles. Les idées féministes se propagent progressivement dans les milieux socialistes, anarchistes, puis bolchévistes. Les autrices mettent en évidence l’épanouissement d’un premier féminisme radical pendant la Belle Époque, autour de la promotion de l’indépendance financière et de la liberté de corps. Cependant, le thème de la dépopulation de la France fait triompher la figure maternelle et les lois anti-contraception dans l’entre-deux-guerres. Les femmes noires issues des élites antillaises fréquentent des intellectuels noirs américains, animent « une forme d’internationalisme culturel noir » (p. 203) et formulent les premiers appels à l’union de toutes les femmes colonisées. La fracture reste pourtant grande avec les féministes blanches : bien que nombre d’entre elles s’intéressent sincèrement aux cultures et aux conditions de vie des indigènes, les préjugés orientalistes et l’idée de la mission émancipatrice de la France vis-à-vis des colonisées domine le féminisme français tout au long de la Troisième République.

4La troisième partie (1945-1981) couvre deux décennies de moindre dynamisme féministe et la très active décennie du Mouvement de libération des femmes (MLF). Le droit de vote est finalement accordé aux femmes en 1944, du fait de négociations internes à la Résistance. Les nébuleuses féministes s’en trouvent profondément reconfigurées. En métropole comme aux Antilles, les anciennes associations suffragistes déclinent ; les années 1950 sont celles du militantisme de la « maternité consentie » et choisie, qui remet les questions de la contraception et de l’avortement à l’agenda. Ces débats ont une acuité particulière en Outre-Mer, où l’État soutenait la limitation des naissances pour mieux contrôler les populations. La controverse est appuyée par des réseaux de politiques, d’avocates et de médecins jusqu’à déboucher sur la loi opportuniste de 1975 sur l’interruption volontaire de grossesse (IVG). En parallèle, les historiennes montrent comment les premières générations de femmes éduquées, bachelières et inspirées par Beauvoir ont fait leur entrée dans le militantisme à l’occasion de Mai 68 avant de s’engager dans ce « collectif informel et changeant » (p. 277), non-hiérarchique et non-mixte que fut le MLF. Les deux derniers chapitres délaissent le découpage chronologique au profit d’une approche thématique. Le premier traite du corps dans les luttes féministes, ce qui permet de balayer la diversification des nébuleuses après 1975 : collectifs contre le viol, féministes différencialistes, écoféministes, lesbiennes, féministes « de couleur ». Le second s’intéresse à l’essor des médias et des lieux d’expression féministes : dans les partis politiques et syndicats traditionnels, mais plus encore dans les journaux, essais, documentaires et centres d’archives.

5La dernière partie (1981-2020) s’ouvre sur la présidence de François Mitterrand et l’institutionnalisation du féminisme. Ce terme désigne alors l’accès des militantes à des postes administratifs, l’adoption du principe de parité dans la loi, l’émergence de politiques en faveur des droits des femmes aux échelles nationale et locale, ainsi que la professionnalisation d’associations subventionnées. Les autrices insistent toutefois sur la fluctuation des financements publics dédiés à l’égalité entre femmes et hommes. Dans les années 1990-2000, à une période où l’opinion tend à considérer que l’égalité est atteinte, de nouveaux groupes émergent et réhabilitent dans un premier temps les actions collectives mixtes. Une série de thèmes divisent les nébuleuses féministes : le voile islamique, la transidentité, la prostitution et la pornographie, le « racisme d’État », ou encore la « nature féminine » défendue par les féministes intégrales. L’alliance entre féministes blanches et afroféministes peine à se concrétiser. Les chercheuses reconstituent l’origine, la trajectoire politique et les alliances des principales associations du paysage féministe de ce début de XXIe siècle : Ni putes ni soumises, La Barbe, Osez le féminisme !, les Femen, Les Effronté·es. Happenings, mobilisations sur internet et collages dans la rue viennent grossir les répertoires des actions féministes. Dans une démarche d’histoire du temps présent, l’ouvrage s’attache à « penser une séquence historique encore en cours » (p. 253), le moment #MeToo, autour de l’accumulation de témoignages de violences sexistes, puis de la circulation transnationale de mots d’ordre et de nouvelles pratiques militantes. La manifestation #NousToutes en novembre 2018 et la célébration du 8 mars 2020 sont deux succès, inédits depuis la dernière grande manifestation féministe contre la montée des discours conservateurs et anti-avortement, en 1995. Ces journées montrent la capacité de convergence de collectifs féministes différents autour de quelques revendications communes, globalement bien perçues par l’opinion publique. Les autrices concluent sur la stabilité de la catégorie politique femmes, « y compris [contre] ses propres clivages » entre les différentes nébuleuses (p. 485).

6La cohérence de ce tableau est assurée par le travail constant de mise en perspective accompli par les autrices : circulations d’idées et de pratiques d’une génération de militantes à l’autre, d’une époque à l’autre, d’un pays à l’autre (Royaume-Uni, Suisse, États-Unis, anciennes colonies françaises). L’approche constructiviste du féminisme permet d’inclure dans le périmètre d’étude des mouvances très diverses, y compris les courants réactionnaires et maternalistes, de manière à les confronter entre elles. Il est toutefois nécessaire de connaître l’histoire politique et sociale de la France pour comprendre au mieux l’ouvrage, car le récit en lui-même est très dense et les trois historiennes ont peu de place pour développer le contexte. De ce fait, certaines périodes de reflux du féminisme, au XIXe siècle notamment, sont très brièvement traitées. Notons que le thème de la subversion des normes genrées, bien présent dans la première partie du livre, tend malheureusement à s’effacer par la suite.

7L’ouvrage se distingue par la longueur de la période couverte et par l’abondante reproduction de sources historiques en appui de la démonstration : iconographie, textes, biographies. Il synthétise les apports les plus récents de l’histoire sociale et politique, de la sociologie et des sciences politiques ; soulignons l’organisation de la bibliographie en quatre périodes, correspondant aux quatre parties. On saluera tout particulièrement la mise au point historiographique sur le MLF, sur la sociologie complexe du mouvement et sur sa mémoire, âprement disputée entre féministes universalistes et différencialistes. Les pages consacrées à l’institutionnalisation des recherches sur les femmes, et plus tard sur le genre, devraient éclairer les jeunes chercheur·euses sur le paysage actuel des gender studies françaises. Gageons enfin que cette synthèse de grande qualité, que les autrices destinent aux étudiant·es en histoire, éveillera un large intérêt parmi les cercles universitaires et militants.

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Notes

1 Ce courant de recherche historique, actif depuis les années 2000, consiste à prendre une catégorie d’individus, un phénomène social, un problème « inspiré[s] des enjeux du présent en vue d’en restituer la généalogie », comme le résument les autrices (p. 6). Cette approche permet d’inclure les luttes pour l’égalité antérieures à l’apparition du mot féminisme.

2 Voir Christine Machiels, Les féminismes et la prostitution (1860-1960), Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Archives du féminisme », 2016 ; compte-rendu de Lilian Mathieu pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.21157.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marie Lécuyer, « Bibia Pavard, Florence Rochefort, Michelle Zancarini-Fournel, Ne nous libérez pas, on s’en charge. Une histoire des féminismes de 1789 à nos jours », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 06 janvier 2021, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/46216 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.46216

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Rédacteur

Marie Lécuyer

Ancienne élève de l’École normale supérieure de Lyon, agrégée d’histoire et doctorante en géographie à l’université Montpellier 3 Paul Valéry.

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