Charles Martin-Fréville, Essai de métaphysique animale
Texte intégral
1Dans cet essai philosophique, Charles Martin-Fréville cherche à élaborer un concept d’animalité commun à l’humain et aux animaux non humains. À l’heure d’une crise de la biodiversité sans précédent, dont l’homme est largement responsable, il s’agit de dénoncer l’attitude anthropocentriste qui exclut les animaux et soutient leur exploitation. L’auteur entreprend de penser une communauté « réelle » et « universelle », rassemblant tous les animaux, humains comme non humains. Cette communauté existe-t-elle, et sous quelle forme ? Comment connaître cette commune animalité ? Et quelle transformation pratique exige-t-elle ? Ces trois questions sont au cœur des trois parties à l’ouvrage, qui développent respectivement une approche ontologique, une approche gnoséologique et enfin une approche politique du sujet.
- 1 Le concept de métaphysique descriptive a été théorisé par Peter Frederick Strawson. Voir Strawson P (...)
2L’enjeu est d’abord de justifier la pertinence de la métaphysique pour penser l’animalité. À l’aide d’une « métaphysique descriptive »1, l’auteur cherche ainsi à décrire une certaine structure du réel, et non à proposer une révision de cette structure. Mais cela ne signifie pas que ce qu’il découvre ne devrait avoir aucune conséquence sur notre vision des choses : l’objectif du philosophe est bien in fine de changer la façon dont on traite les animaux. Le mérite de cette approche est d’écarter d’emblée tout argument idéologique a priori. Autrement dit, l’animalité commune aux humains et aux autres animaux est pour lui une réalité fondamentale, qu’il faut mettre en évidence pour elle-même, quelles que soient nos convictions à cet égard.
- 2 La thèse de l’univocité de l’être est empruntée à Deleuze Gilles, Différence et répétition, Paris, (...)
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- 4 Voir Shepard Paul, « Ecology and Man », in Paul Shepard et Daniel McKinley (dir.), The Subversive S (...)
3L’auteur s’attelle dans un premier temps à une « refondation » ontologique du concept d’animalité comme communauté. Il appuie cette refondation sur deux thèses : celle de l’univocité de l’être2 et celle de l’immanence de l’être. La première consiste à penser les différences entre les espèces animales comme des différenciations provenant d’un socle commun. La seconde critique toute rupture radicale qui se fonderait sur un critère transcendant pour établir une « différence anthropologique ». Il s’agit au contraire de montrer comment les divers comportements propres à une espèce, ou aux individus au sein de celle-ci, émergent d’une confrontation dynamique à un « milieu »3. La spécificité de chaque forme comportementale serait ainsi reconnue. Toutes les formes de vie animale renverraient en outre à une condition commune : le rapport à un milieu, où les animaux déploient leur perception et leur action. De ce point de vue, la catégorie d’« animal » apparaît comme dépourvue de réalité. Il y aurait plutôt une animalité commune, qui se pluralise dans des perspectives spécifiques, ayant chacune leur valeur propre. Il faudrait par conséquent, pour penser des formes non humaines de subjectivité, rejeter les catégories telles que le « moi » ou « l’intériorité », trop marquées par notre propre mode de perception. Dans le sillage de Paul Shepard, l’auteur reprend alors à son compte la pensée du « soi écologique »4. Plus précisément, en-deçà de la représentation et de la réflexivité du moi, le soi vient qualifier la connexion biologique à un milieu que nous faisons nôtre. Il ne s’agit pas d’un réductionnisme, mais de l’affirmation que toute l’activité des animaux humains comme non humains trouve sa source dans cette relation écologique, autrement dit dans l’animalité.
- 5 Notamment « Ritualisation phylogénétique et ritualisation culturelle », in Lorenz Konrad, L’homme d (...)
4Dans la deuxième partie, l’auteur s’attache ensuite à repenser notre façon d’appréhender et d’étudier cette animalité commune. Il remet ainsi en question la frontière stricte qui existe à ce sujet entre les sciences du vivant – en particulier l’éthologie – et les sciences humaines. Via l’étude de textes de Konrad Lorenz5, il souligne que l’éthologie classique tend à maintenir un dualisme entre l’homme, dont le propre serait la culture et l’institution, et les autres animaux. Ainsi, les comportements observés chez les animaux s’avèrent systématiquement reconduits au naturel, à l’automatisme quasi machinal de l’instinct, ou encore à des états de « pré » ou de « pseudo » culture. Au détour d’une brève histoire de l’éthologie, l’auteur montre aussi que le combat contre l’anthropomorphisme a été une stratégie essentielle de l’éthologie pour conquérir une légitimité scientifique. Or, la conception de l’animalité qu’il défend conduit au contraire à une revalorisation décisive de l’anthropomorphisme, contre l’anthropocentrisme. C’est ce dernier, défini comme l’attitude consistant à tout rapporter à l’intérêt humain, qu’il convient selon lui de remettre en question. Là où, pour la démarche anthropocentriste, l’animal n’est jamais qu’un détour pour étudier l’homme, et en marquer en général la supériorité, l’anthropomorphisme appelle – ce qui paraît à première vue paradoxal – au décentrement. Il ne s’agit certes pas de considérer que toute projection de qualités humaines sur les animaux soit justifiée. Mais ce serait au travers d’un certain anthropomorphisme expansif que nous pourrions comprendre des phénomènes comme l’expression d’émotions par les autres animaux. L’anthropomorphisme vulgaire est ainsi précisément ce que l’anthropocentrisme a produit comme figure repoussoir. Par-delà cet anthropomorphisme-ci, un autre anthropomorphisme, conscient de notre animalité commune, peut devenir le levier pour accéder au point de vue d’autres animaux sur leur milieu. Chaque animal est ainsi à réinscrire dans un contexte environnemental, et à considérer comme un être pulsionnel et actif plutôt que comme une machine. De plus, l’anthropomorphisme critique et méthodologique postule qu’il faut, lorsqu’on étudie le comportement d’un animal d’une autre espèce, s’efforcer de privilégier des problématiques qui aient du sens pour lui, parce qu’il les rencontre dans son milieu.
- 6 C’est par exemple le cas du courant de la « Land Ethic », qui s’est développé à la suite des travau (...)
- 7 Le concept de « communauté hybride » est développé par Dominique Lestel ; par exemple dans Lestel D (...)
5Cette reconsidération de la puissance propre à tout animal appelle enfin une réflexion politique, menée dans la dernière partie. L’auteur entend y proposer une troisième voie, entre deux alternatives. Si l’on peut communément se cantonner à une conception de la politique comme affaire strictement humaine, cette option n’est plus satisfaisante au vu de la sphère d’action commune à tous les animaux. On peut de ce fait élargir le spectre du politique en considérant que l’homme doit prendre soin de la biodiversité6. Mais cette seconde démarche est également jugée insuffisante par l’auteur, car elle reconduit une forme d’anthropocentrisme en instituant l’humain comme gestionnaire des ressources animales. C’est davantage au prisme de l’animalité qui nous habite qu’il envisage de redonner un sens à l’émancipation. Pour cette raison, Charles Martin-Fréville propose de penser en termes de politique plutôt que d’éthique. Selon lui, l’éthique animale viserait toujours à reconstituer une communauté idéale. Conçue au contraire comme une prise de conscience de la relation qui nous lie essentiellement à tous les autres animaux, la politique permettrait la constitution de nouvelles pratiques. Et ces dernières seraient émancipatrices aussi bien pour les humains que pour les animaux non humains. À ses yeux, la politique n’est pas tant une affaire de gouvernement et de maîtrise que le déploiement de liens plus actifs et solidaires avec les animaux, sur le fondement de ce qui existe déjà de fait dans les multiples « communautés hybrides »7, où différentes espèces cohabitent et coopèrent.
- 8 Peter Singer est l’auteur le plus souvent mentionné, du fait de l’importance de son livre Animal Li (...)
- 9 Par exemple, la théorie politique à destination des animaux et de leurs droits proposée dans Donald (...)
6Charles Martin-Fréville produit dans cet essai une réflexion foisonnante et stimulante, dont nous n’avons pu retenir ici que les aspects qui nous ont paru les plus essentiels. Conformément à sa volonté de réconcilier sciences empiriques et humaines, il met en place un dialogue fructueux entre de nombreuses disciplines. La dernière partie nous a cependant semblé moins convaincante à plusieurs égards. D’une part, l’éthique animale est globalement assimilée à la « libération animale »8 et à la volonté de mettre fin à tout rapport avec les animaux. C’est là une présentation potentiellement réductrice, dans la mesure où elle ne rend pas justice à toute la complexité de ce champ d’études et de luttes. Par conséquent, la substitution d’une approche politique à l’éthique, et de l’émancipation à la libération, paraît relativement formelle, et le gain théorique n’est pas évident. Il l’est d’autant moins que, compte tenu de l’ambition initiale, les exemples proposés dans la dernière partie ne sont pas forcément remis en perspective d’une manière qui pave la voie vers une communauté animale réelle. On ne trouvera par exemple aucune discussion approfondie des propositions de l’éthique, du droit, ou encore de la politique en faveur des animaux9. D’autre part, l’attention portée par le philosophe à ce qui nous est commun tend parfois à oblitérer la différence réelle que produit le traitement réservé aux animaux exploités et tués par milliers. Même si ce n’est assurément pas le but de l’auteur, il en ressort comme une minimisation de l’exploitation animale, lorsqu’il écrit par exemple qu’animaux et humains se trouvent « dans un même état de servitude » (p. 278). Une telle affirmation ne correspond pas à la réalité de l’asservissement total des animaux aux fins humaines, que de nombreux documents, reportages ou actions militantes mettent en évidence depuis plusieurs décennies. De ce point de vue, la partie consacrée à la politique donne parfois le sentiment de ne pas aller jusqu’au bout de son projet révolutionnaire, ou de manquer de pistes pour faire effectivement advenir cette animalité commune, dont l’auteur montre par ailleurs brillamment la réalité et la nécessité.
Notes
1 Le concept de métaphysique descriptive a été théorisé par Peter Frederick Strawson. Voir Strawson Peter Frederick, Individuals, Londres, Routledge, 1964 [1959], p. 9.
2 La thèse de l’univocité de l’être est empruntée à Deleuze Gilles, Différence et répétition, Paris, Presses Universitaires de France, 1968. Il la caractérise ainsi : « L'essentiel de l'univocité […] est que l'Être […] se dise, en un seul et même sens, de toutes ses différences individuantes ou modalités intrinsèques », p. 53.
3 « Milieu » traduit le terme allemand « Umwelt » tel qu’il est pensé par Jakob von Uexküll, par exemple dans Uexküll Jakob von, Milieu animal et milieu humain (traduit de l’allemand par Charles Martin-Fréville), Paris, Payot et Rivages, 2010 [1934].
4 Voir Shepard Paul, « Ecology and Man », in Paul Shepard et Daniel McKinley (dir.), The Subversive Science: Essays Towards an Ecology of Man, Boston, Houghton Mifflin, 1969.
5 Notamment « Ritualisation phylogénétique et ritualisation culturelle », in Lorenz Konrad, L’homme dans le fleuve du vivant, Paris, Flammarion, 1981.
6 C’est par exemple le cas du courant de la « Land Ethic », qui s’est développé à la suite des travaux de John Baird Callicott, dont l’auteur reconnaît les mérites. Voir Callicott John Baird, In Defense of the Land Ethic: Essays in Environmental Philosophy, New York, State University of New York Press, 1989.
7 Le concept de « communauté hybride » est développé par Dominique Lestel ; par exemple dans Lestel Dominique, Les origines animales de la culture, Paris, Flammarion, 2001.
8 Peter Singer est l’auteur le plus souvent mentionné, du fait de l’importance de son livre Animal Liberation ; Singer Peter, La Libération animale, Paris, Payot et Rivages, 2012 [1975]. Du reste, sa réflexion n’est présentée que dans ses grandes lignes. Ainsi, Singer ne prétend pas mettre fin à tout rapport avec les animaux. De façon plus générale, l’auteur semble prendre l’« éthique animale » comme un tout unifié, alors que cette appellation recoupe des approches très diverses et souvent même critiques entre elles.
9 Par exemple, la théorie politique à destination des animaux et de leurs droits proposée dans Donaldson Sue et Kymlicka Will, Zoopolis, Paris, Alma Editeur, 2016.
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Référence électronique
Alexandre Iagodkine, « Charles Martin-Fréville, Essai de métaphysique animale », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 04 janvier 2021, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/46208 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.46208
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