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Carol Padden et Tom Humphries, Être Sourd aux États-Unis. Les voix d’une culture

Jonathan Collin
Être Sourd aux États-Unis
Carol Padden, Tom Humphries, Être Sourd aux États-Unis. Les voix d'une culture, Paris, EHESS, col. « Cas de figure », 2020, 181 p., trad. Soline Vennetier, ISBN : 9782713228117.
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1Ce livre est la traduction française de l’ouvrage paru en 1988 sous le titre Deaf in America. Voices from a Culture. Les auteurs, Carole Padden et Tom Humphries, enseignent tous les deux à l’université de Californie et sont eux-mêmes sourds, la première de naissance, le second l’étant devenu durant l’enfance (p. 23). Dans le texte francophone, notamment dans le titre, le mot « Sourd » est écrit avec une majuscule lorsqu’il désigne des membres de la culture Sourde, au sens de la définition qu’en donne l’anthropologue Clifford Geertz. Carol Padden et Tom Humphries rappellent que, « selon Geertz, la condition propre aux humains est que leurs comportements sont guidés, voire même dépendent de l’existence d’agencements de symboles signifiants, qu’il nomme “culture” » (p. 51). En revanche, le terme est écrit avec une minuscule lorsqu’il évoque uniquement la condition audiologique des personnes sourdes. Cette convention typographique est reprise dans le présent compte rendu.

  • 1 Goffman Erving, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Les éditions de Minuit, Collecti (...)

2Le premier chapitre met en évidence la confrontation de la socialisation primaire familiale avec la socialisation secondaire des écoles et des internats. Ainsi, on pourrait dire, en paraphrasant Simone de Beauvoir, que les personnes Sourdes ne naissent pas sourdes, elles le deviennent lors de la rencontre avec les « autres », les individus entendants. Ce sont les « contacts mixtes »1, si je reprends la conceptualisation proposée par Erving Goffman dans Stigmate, les situations sociales de coprésence physique entre « normaux » et « stigmatisés » qui révèlent la condition audiologique aux individus, particulièrement chez les enfants Sourds de famille Sourde. Les auteurs distinguent en effet différentes catégories de personnes Sourdes, dont la culture varie donc en fonction de leur socialisation familiale, liée à la condition audiologique des personnes constituant leur entourage proche.

3Poursuivant dans une démarche qui se rapproche de l’anthropologie, les auteurs examinent ensuite les récits mythiques qui se transmettent au sein de la culture Sourde. Ils reviennent ainsi notamment sur le récit français de l’abbé de l’Épée (p. 54-55). Ces récits sont considérés comme mythiques dans la mesure où une distance est prise avec la réalité, telle qu’elle peut être attestée par les faits historiques (p. 56). L’histoire de l’abbé de l’Épée semble particulièrement importante et abondamment partagée dans la culture Sourde car « ce récit, à travers des siècles de répétition, a fini par symboliser la transition depuis un monde dans lequel les personnes sourdes vivaient isolées ou dans de petites communautés éparses, vers un monde où elles disposent d’une communauté et d’une langue florissantes » (p. 57). Les divers récits mythiques rapportés par les auteurs peuvent être tous interprétés comme une métaphore du passage de l’obscurité à la lumière. Apparaît aussi l’idée que ce monde de lumière est toujours potentiellement menacé et qu’il convient de le protéger, car il demeure des entendants qui ne reconnaissent pas encore suffisamment la langue signée et la culture Sourde à leur juste valeur.

  • 2 Becker Howard S., Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985.

4Dans le chapitre 3, intitulé « Un centre différent », les auteurs mettent en évidence la perspective propre aux personnes Sourdes, selon laquelle c’est le fait d’être entendant qui constitue pour elles la déviation (p. 71). On retrouve ici des éléments proposés par Howard Becker2, qui souligne notamment que la déviance est relative et qu’elle est fonction du point de vue du sous-groupe ainsi que des normes de la sous-culture à laquelle on appartient. Ainsi, dans la culture Sourde, le « très malentendant » est celui qui peut très bien entendre (condition audiologique), mais mal signer (p. 72). À l’inverse, le « peu malentendant » est celui qui signe bien (il « entend » bien en langue signée) et entend mal les sons.

5Les auteurs mettent toutefois en évidence qu’il n’existe pas un profil unique d’individus Sourds et que l’on retrouve parmi les personnes composant la communauté Sourde différentes catégories d’individus : les colporteurs, les « personnes Sourdes honnêtes et travailleuses », les « Sourds intelligents », etc. (p. 73). Carol Padden et Tom Humphries précisent ainsi qu’ils ne veulent pas « peindre un tableau excessivement romantique qui appauvrirait [leur] description » (p. 73). Ils mettent par ailleurs en évidence que tout un chacun n’a pas une place égale dans la communauté Sourde, voire que certains individus peuvent en être rejetés bien qu’étant sourds (p. 81-82). Ainsi, les colporteurs à faible niveau langagier peuvent être stigmatisés et rejetés. Par contre, les enfants entendants de parents Sourds, qui maîtrisent par conséquent les codes propres à la culture Sourde, peuvent être intégrés à différents groupes Sourds. Les auteurs mentionnent ainsi la situation d’individus entendants ayant intégré un club de basket pour sourds. Connaissant les coutumes et la langue du groupe, ils sont considérés par certains membres de la communauté Sourde comme en faisant légitimement partie. Ainsi, « les personnes Sourdes fonctionnent à partir de présupposés sur la surdité et l’entendance qui sont différents de ceux des personnes entendantes » (p. 88).

  • 3 Goffman Erving, op. cit.

6Bien que disposant de leur propre culture et de leur communauté, les personnes Sourdes n’en évoluent pas moins dans « le monde des autres » (p. 91). Cela n’est pas sans conséquence. Ainsi, les personnes Sourdes qui utilisent la langue signée peuvent apparaître moins humaines dans le regard des autres, car « incapables d’atteindre leur potentiel humain suprême » (p. 95). Cela n’est pas sans rappeler ce que le sociologue Erving Goffman notait à propos du stigmate3, éminemment interactionnel, qui conduit souvent à une déshumanisation du stigmatisé et peut amener en outre à une discrimination, une inégalité des chances dans une série de situations sociales. Ce mépris à l’égard des usagers de la langue des signes provient aussi d’une grande incompréhension de sa richesse et du manque d’intérêt porté à cette langue par divers linguistes. La langue signée n’est souvent pas reconnue comme une langue à part entière (p. 96). Les auteurs s’attachent alors à montrer toute la richesse et la subtilité de cette langue, qu’ils considèrent eux comme telle.

7À force de situations liées à leurs observations, aux entretiens qu’ils ont menés et à la documentation qu’ils ont rassemblée, les auteurs proposent dans cet ouvrage de renverser le regard que l’on peut avoir sur les personnes Sourdes. Il importe de ne pas réduire celles-ci à leur condition audiologique et de ne pas les traiter comme des personnes en situation de handicap. Ces personnes ont développé une véritable culture, à laquelle nous donnent accès Carol Padden et Tom Humphries, une culture riche et souvent encore méconnue des entendants. Renversant le regard porté sur la normalité et la déviance ou la déviation, ils mettent en évidence la difficulté de la rencontre des êtres humains porteurs d’une culture différente, vivant pourtant au sein d’une même société. Enfin, ils soulignent indirectement, par la méthodologie qui fut la leur, l’importance de la démarche ethnographique, de l’immersion dans un monde social pour en comprendre les ressorts et s’éloigner des représentations sociales habituellement véhiculées, des stéréotypes et des préjugés.

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Notas

1 Goffman Erving, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Les éditions de Minuit, Collection « Le sens commun », 1975, p. 23.

2 Becker Howard S., Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985.

3 Goffman Erving, op. cit.

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Referencia electrónica

Jonathan Collin, « Carol Padden et Tom Humphries, Être Sourd aux États-Unis. Les voix d’une culture », Lectures [En línea], Reseñas, Publicado el 04 enero 2021, consultado el 04 diciembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/46207 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.46207

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Redactor

Jonathan Collin

Docteur en anthropologie, chargé de cours et maître assistant à la Haute École Léonard de Vinci (Bruxelles, Belgique), à la Haute École libre Mosane (Liège, Belgique) et à la Haute École Louvain en Hainaut (Louvain-la-Neuve, Belgique).

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