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Bruno Cousin, Michèle Lamont (dir.), La morale des sociologues

Ivan Garrec
La morale des sociologues
Michèle Lamont, Bruno Cousin (dir.), La morale des sociologues, Paris, PUF, coll. « La Vie des Idées », 2020, 100 p., ISBN : 978-2-13-081310-1.
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Texte intégral

  • 1 Pour comprendre les enjeux entourant cette « culture de l’excuse » et l’« excuse sociologique », on (...)

1La sociologie est souvent accusée de décourager les initiatives individuelles, d’alimenter une « culture de l’excuse »1, et de se résumer à une « théorie du déterminisme social ». Cet ouvrage a pour ambition de remédier à cette vision caricaturale en proposant un rapide, mais consistant, panorama de l’actualité de la sociologie compréhensive à travers la question des émotions et de la morale.

  • 2 « Se dessine en effet depuis le début des années 80 une double tendance […] : une revalorisation de (...)
  • 3 Gérald Bronner, Étienne Géhin, Le danger sociologique, Paris, PUF, 2017. Cette lecture critique se (...)
  • 4 Luc Boltanski, Laurent Thévenot, De la justification : les économies de la grandeur, Paris, Gallima (...)
  • 5 Pour une rapide introduction à la cultural sociology, on peut se référer à l’entretien de Michèle L (...)
  • 6 Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences h (...)

2Ancrant cet ouvrage dans le « tournant émotionnel » des sciences sociales2, Bruno Cousin consacre son chapitre introductif à « la sociologie comme science sociale de la morale et des émotions ». Il y déploie une lecture critique de l’ouvrage des sociologues Gérald Bronner et Étienne Géhin, Le danger sociologique, paru en 20173. Ces derniers, en ressuscitant l’opposition entre objectivisme et subjectivisme, construisent de toute pièce un ennemi ajusté à leur argumentation, qui correspondrait à une « sociologie holiste », aveugle aux raisons d’agir des acteurs sociaux. Cette sociologie, supposée dominante dans la discipline, s’opposerait à leur « sociologie analytique » inspirée de l’individualisme méthodologique de Raymond Boudon, fondée sur la théorie du choix rationnel, et qui aurait pour objectif de se combiner avec les neurosciences afin d’identifier les fondements naturels des processus cognitifs. Bruno Cousin souligne le manque d’enquête empirique ainsi que les nombreuses erreurs factuelles de cette prise de position qui efface tout le courant de recherche sur la socialisation et caricature la sociologie de Pierre Bourdieu. À cette relecture partielle vient s’ajouter l’oubli des évolutions qu’ont connu les sciences sociales à la fin du XXe siècle : le tournant de la sociologie dite pragmatique en France4, l’essor de la cultural sociology aux États-Unis5, et les travaux en anthropologie qui ont renouvelé l’étude de la morale6.

  • 7 Ces approches sociologiques entretiennent d’ailleurs depuis quelques années des liens avec ces disc (...)

3Ce livre de cent pages présente et discute les principaux résultats de ces nouvelles perspectives de recherche à travers six chapitres, qui sont pour certains des rééditions, parfois retravaillées, de textes déjà publiés. Il répond ainsi au travail de Bronner et Géhin en montrant que la sociologie peut aborder des sujets comme les émotions et la morale dans toute leur complexité, sans tomber dans un réductionnisme individualiste ni abandonner la spécificité de la démarche sociologique au profit de celle de la psychologie cognitive et des neurosciences7. Le résultat principal de la sociologie des émotions est justement que ces dernières ne peuvent être réduites à leur substrat biologique, mais qu’elles sont « socialement situées et culturellement construites » (p. 13). Pour compléter ce tour d’horizon, l’ouvrage contient une bibliographie indicative qui propose dix références accompagnées d’un paragraphe résumant et contextualisant leurs contenus.

  • 8 Les lecteurs et lectrices français·e·s pourront ainsi être étonné·e·s de l’effacement de certaines (...)

4Les contributeurs et contributrices se situent dans un espace transnational et gravitent autour de trois principales institutions : l’École des hautes études en sciences sociales, Princeton et Harvard8. Cela donne donc à voir un rapide aperçu de ce vaste domaine de recherche, constitué d’une variété d’approches théoriques qui s’intéressent aux questions de rationalité, d’émotion et de morale et qui convergent dans leur capacité à appréhender sociologiquement ces objets. Les contributions, situées à « l’avant-garde de l’analyse scientifique de ce que les philosophes d’antan appelaient l’“âme humaine”, et qui est bien sûr un fait social » (p. 16), abordent plusieurs dimensions qui permettent d’éclairer le sens donné par les personnes à leurs expériences, de saisir les effets des évolutions des structures sociales sur les émotions, ainsi que de repérer les conditions qui rendent possible les jugements moraux. Nous proposons un rapide retour sur les différentes contributions afin de rendre compte de la richesse des lignes d’argumentation qui s’y déploient.

  • 9 Manuela Salcedo, « Les infortunes de l’amour », La Vie des idées, 22 juillet 2013, en ligne : https (...)

5La recension de l’ouvrage d’Eva Illouz, Pourquoi l’amour fait mal ? L’expérience amoureuse dans la modernité par Manuela Salcedo9 rend compte d’une « sociologie de l’expérience amoureuse » (p. 17) qui met en évidence les effets de la transformation du marché matrimonial sur les manières de vivre les déceptions amoureuses. Dans ce livre, Eva Illouz se focalise sur l’expérience des femmes hétérosexuelles de classe moyenne optant pour une vie familiale. Selon elle, leur parcours sentimental illustre bien « le déni des bases économiques du choix amoureux » (p. 20). Alors que les sciences sociales ont longtemps délaissé ce type d’objet (souffrance amoureuse, angoisse, dépression, etc.) au profit de souffrances dites sociales, l’ouvrage d’Illouz dresse une analyse sociologique de la souffrance qu’engendre le désamour contemporain, ordinairement pensée comme étant hors du social.

6En s’intéressant aux zones d’ombre des débats sur le statut des victimes qui a émergé dans le champ intellectuel à partir des années 1980, Nicolas Dodier et Janine Barbot mettent en lumière la nature et la complexité des attentes des personnes qui s’estiment victimes. Ces dernières sont partagées entre plusieurs attentes et se situent dans une « écologie de dispositifs » (« procès, indemnisations non judiciaires, médias, supports de l’action collective, outils de la psychologie, etc. » (p. 37)). L’analyse porte ainsi sur le « travail normatif » que les personnes opèrent autour de ces dispositifs pour construire une figure de la victime légitime. L’exemple développé dans le chapitre porte sur les actions engagées par les familles des victimes de la catastrophe dite des hormones de croissances au début des années 1980. Alors que toutes les familles ont tenu à distance la figure de la victime intéressée par l’argent, elles ont cependant articulé différemment la vérité et la compensation, et se sont opposées quant à la nature de cette vérité.

  • 10 Nicolas Duvoux & Mathieu Trachman, « Les sciences sociales comme présence au monde. Entretien avec (...)
  • 11 Didier Fassin, Jean-Sébastien Eideliman (dir.), Économies morales contemporaines, Paris, La Découve (...)
  • 12 Didier Fassin (dir.), If Truth Be Told. The Politics of Public Ethnography, Durham, Duke University (...)

7Dans un entretien initialement publié en 2015, et ici augmenté, Nicolas Duvoux et Mathieux Trachman10 interrogent Didier Fassin sur son parcours de recherche, depuis ses débuts en anthropologie médicale jusqu’à son tournant vers l’anthropologie politique et morale. Didier Fassin explique que l’objet « morale », depuis longtemps travaillé en sciences sociales et en philosophie, ne saurait être séparé des « conditions sociales de production de valeurs et d’affects, et en particulier de leurs dimensions historique, culturelle et politique » (p. 53). Il revient ainsi sur la notion d’« économie morale », qu’il a participé à redéfinir, comme étant « la production, la circulation et l’appropriation de valeurs et d’affects autour d’un objet social » (p. 56)11. L’entretien se conclut sur sa proposition d’une « ethnographie publique » qui s’intéresse au rapport des sciences sociales avec son public12.

  • 13 Lauren A. Rivera, « Go with Your Gut », American Journal of Sociology, vol. 120, n°5, 2015, p. 1339 (...)

8Le chapitre de Lauren A. Rivera, tiré de son article publié en 2015 dans l’American Journal of Sociology13, met en lumière le rôle des émotions dans les entretiens d’embauche pour des postes très prestigieux. Contrairement aux approches classiques qui pensent le marché de l’emploi et les décisions de recrutement en termes d’« évaluations objectives », ce chapitre pointe le rôle central de « l’instinct » (gut) dans le processus de recrutement. Un compromis entre durée et fiabilité de l’évaluation est trouvé dans cette mobilisation des émotions. L’autrice souligne que ses résultats recoupent les travaux de neurosciences qui ont pu montrer que l’appréciation positive et l’enthousiasme n’impliquent pas les mêmes voies neuronales, celles de l’enthousiasme ayant un impact plus fort sur l’action. Ainsi, lors de ces entretiens, il ne suffit pas d’être apprécié·e mais bien plutôt de susciter de l’enthousiasme, de la même manière que lors de rencontres amoureuses.

  • 14 Nicolas Larchet, « La morale, dernier rempart du capitalisme », La Vie des idées, 11 septembre 2014 (...)

9Le compte rendu de l’ouvrage de Gabriel Abend, The Moral Background. An Inquiry into History of Business Ethics par Nicolas Larchet14 nous plonge dans l’histoire d’une discipline qui s’est constituée au cours du XXe siècle : l’éthique des affaires. On y entrevoit la création, puis l’institutionnalisation, de cette nouvelle discipline qui a pour fonction sociale non seulement de préconiser des normes et pratiques, mais aussi de promettre aux pouvoirs et à l’opinion publique que les entrepreneurs vont s’autoréguler. L’auteur de cet ouvrage ne s’arrête pas à ce qu’il nomme le « premier ordre de moralité », qui porte sur les pratiques commerciales jugées bonnes ou mauvaises, mais vient analyser les manières différenciées d’« agir éthiquement » en mettant au jour les « structures profondes [d’un] “arrière-plan moral” » (p. 85), qui donne justement son titre à l’ouvrage.

  • 15 Michèle Lamont, Graziella Moraes Silva, Jessica S. Welburn, Joshua Guetzkow, Nissim Mizrachi, Hanna (...)
  • 16 Michèle Lamont, « From “Having” to “Being” », British Journal of Sociology, vol. 70, n° 3, 2019, p. (...)

10Enfin, après avoir abordé les avancées de la sociologie culturelle nord-américaine au cours des dix dernières années, Michèle Lamont présente un travail comparatif sur l’expérience des formes de stigmatisation et sur les manières différenciées dont les personnes y réagissent en fonction de leur contexte national, entre les États-Unis, le Brésil et Israël15. Elle évoque ensuite les ouvertures politiques de sa sociologie qui permet de dégager des modes d’intervention visant à la déstigmatisation de groupes dévalorisés16.

11Pour conclure, cet ouvrage répond à son objectif. En plus d’être une introduction éclairante à la sociologie compréhensive contemporaine – qui ouvre sur de nombreuses références supplémentaires –, il éloigne tout risque de prise de position réductrice, et permet donc de situer ainsi que d’informer certains débats entourant actuellement les sciences sociales, de leur réception en dehors du champ académique aux rapports entre la sociologie, la psychologie cognitive et les neurosciences, en passant par leurs enjeux politiques.

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Notes

1 Pour comprendre les enjeux entourant cette « culture de l’excuse » et l’« excuse sociologique », on peut se référer à Bernard Lahire, Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse », Paris, La Découverte, coll. « Petits cahiers libres », 2016 ; compte rendu de Sébastien Zerilli pour Lectures : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/20101, et Frederico Brandmayr, « Hétérogénéité et flexibilité dans les usages politiques de l’argument de l’“excuse sociologique” », Zilsel, n° 4, 2018, p. 59-91.

2 « Se dessine en effet depuis le début des années 80 une double tendance […] : une revalorisation des théories sociologiques des émotions et une revalorisation sociale des émotions », Fabrice Fernandez, Samuel Lézé, Hélène Marche (dir.), Les émotions. Une approche de la vie sociale, Paris, Éditions des Archives contemporaines, 2013, p.  2-3. Voir aussi Fabrice Fernandez, Samuel Lézé, Hélène Marche (dir.), Le langage social des émotions. Études sur les rapports au corps et à la santé, Paris, Économica, coll. « Sociologiques », 2008 ; compte rendu de Frédérique Giraud pour Lectures : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/744.

3 Gérald Bronner, Étienne Géhin, Le danger sociologique, Paris, PUF, 2017. Cette lecture critique se situe dans la continuité de celles de Philippe Coulangeon et d’Arnaud Saint Martin : Philippe Coulangeon, « La sociologie sans réductionnisme », La vie de idées, 2017, https://laviedesidees.fr/La-sociologie-sans-reductionnisme.html ; Arnaud Saint-Martin, « Le danger sociologique ? Un feu de paille », Zilsel, n° 3, 2018, p. 411-442.

4 Luc Boltanski, Laurent Thévenot, De la justification : les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 1991 ; Cyril Lemieux, La sociologie pragmatique, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2018.

5 Pour une rapide introduction à la cultural sociology, on peut se référer à l’entretien de Michèle Lamont, « Retrouver le sens de la vie », La vie des idées, 2011, en ligne : https://laviedesidees.fr/Retrouver-le-sens-de-la-vie-sociale.html.

6 Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2005 ; Cheryl Mattingly, Jason Throop, « The Anthropology of Ethics and Morality », Annual Review of Anthropology, n° 47, 2018, p. 475-492.

7 Ces approches sociologiques entretiennent d’ailleurs depuis quelques années des liens avec ces disciplines, à l’image du dialogue entre Pierre Bourdieu et le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux, de la sociologie à l’échelle individuelle de Bernard Lahire ou encore d’un article co-écrit par Michèle Lamont montrant comment la prise en compte des « répertoires culturels » peut venir amender certaines approches réductrices de la psychologie cognitive : Bernard Lahire, « Sociology at the Individual Level, Psychologies and Neurosciences », European Journal of Social Theory, vol. 23, n° 1, 2019, p. 52-71 ; Michèle Lamont, Laura Adler, Bo Yun Park, Xin Xiang, « Bridging Cultural Sociology and Cognitive Psychology in Three Contemporary Research Programmes », Nature Human Behaviour, vol. 1, n° 12, 2017, p. 866-872.

8 Les lecteurs et lectrices français·e·s pourront ainsi être étonné·e·s de l’effacement de certaines lignes de partage spécifiquement françaises, ce qui s’expliquent par des différences de contextes. Alors que « les sociologues français des diverses écoles ont souvent par le passé mis plus l’accent sur leurs différences que sur les similitudes », « [les] différences théoriques qui peuvent sembler incontournables dans le contexte français peuvent être atténuées » dans le contexte nord-américain ; Michèle Lamont, « Retrouver le sens de la vie », La vie des idées, 2011, en ligne : https://laviedesidees.fr/Retrouver-le-sens-de-la-vie-sociale.html.

9 Manuela Salcedo, « Les infortunes de l’amour », La Vie des idées, 22 juillet 2013, en ligne : https://laviedesidees.fr/Les-infortunes-de-l-amour.html.

10 Nicolas Duvoux & Mathieu Trachman, « Les sciences sociales comme présence au monde. Entretien avec Didier Fassin », La Vie des idées, 24 mars 2015, en ligne : https://laviedesidees.fr/Les-sciences-sociales-comme-presence-au-monde.html.

11 Didier Fassin, Jean-Sébastien Eideliman (dir.), Économies morales contemporaines, Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 2012.

12 Didier Fassin (dir.), If Truth Be Told. The Politics of Public Ethnography, Durham, Duke University Press, 2017.

13 Lauren A. Rivera, « Go with Your Gut », American Journal of Sociology, vol. 120, n°5, 2015, p. 1339-1389.

14 Nicolas Larchet, « La morale, dernier rempart du capitalisme », La Vie des idées, 11 septembre 2014, en ligne : https://laviedesidees.fr/La-morale-dernier-rempart-du.htm.

15 Michèle Lamont, Graziella Moraes Silva, Jessica S. Welburn, Joshua Guetzkow, Nissim Mizrachi, Hanna Herzog, Elisa Reis, Getting Respect, Princeton, Princeton University Press, 2016

16 Michèle Lamont, « From “Having” to “Being” », British Journal of Sociology, vol. 70, n° 3, 2019, p. 660-707.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Ivan Garrec, « Bruno Cousin, Michèle Lamont (dir.), La morale des sociologues », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 18 décembre 2020, consulté le 22 avril 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/46131

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Rédacteur

Ivan Garrec

Doctorant en sociologie, Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (IRIS), Université Sorbonne Paris Nord (USPN), ivgarrec@gmail.com.

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Droits d’auteur

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