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Marie-Frédérique Pellegrin, Pensées du corps et différence des sexes à l’époque moderne. Descartes, Cureau de la Chambre, Poulain de la Barre et Malebranche

Sofia Zuccoli
Pensées du corps et différences des sexes à l'époque moderne
Marie-Frédérique Pellegrin, Pensées du corps et différences des sexes à l'époque moderne. Descartes, Cureau de la Chambre, Poulain de la Barre et Malebranche, Lyon, ENS Éditions, coll. « La Croisée des chemins », 2020, 450 p., ISBN : 9791036202469.
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Texte intégral

  • 1 Fraisse Geneviève, La différence des sexes, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Philos (...)

1Issu du dossier présenté pour l’obtention de l’habilitation à diriger des recherches de son autrice, cet ouvrage étudie les discours philosophiques sur la différence des sexes et sur la nature féminine au sein de la pensée de René Descartes et de trois de ses lecteurs : Marin Cureau de la Chambre (1594-1669), Nicolas Malebranche (1638-1715) et François Poulain de la Barre (1647-1725). Spécialiste du cartésianisme, Marie-Frédérique Pellegrin cherche ici à montrer l’importance de la réflexion philosophique sur les spécificités féminines à l’époque moderne. Si l’étude de la différence des sexes demeure souvent un élément secondaire, rarement traité en tant que tel dans l’histoire de la philosophie1, les questions concernant les deux sexes deviennent au contraire incontournables pour l’anthropologie de Descartes et de ses successeurs.

  • 2 Aristote développe des théories négatives sur les femmes et sur le féminin en particulier dans ses (...)

2Mais le projet de Marie-Frédérique Pellegrin ne se contente pas de retracer ces discours. L’autrice recherche les origines philosophiques d’une pensée de rapports entre les sexes qui valorise les femmes et la nature féminine, tout en s’opposant aux visions négatives du féminin prônées par la tradition aristotélicienne. Le renouvellement complet de la science de l’homme soutenu par le cartésianisme contre la tradition antique concerne-il aussi l’étude de la femme ? Si Aristote fournit la matière pour une pensée misogyne et profondément inégalitaire de deux sexes2, fondée sur des différences naturelles entre les femmes et les hommes, Descartes offre-il un modèle égalitaire ? Ces interrogations constituent le premier axe de cet ouvrage dense.

3Le deuxième axe concerne la mise en perspective entre la philosophie de l’esprit de Descartes et les questions autour du sexe. Dans le projet anthropologique du philosophe, il est essentiel de comprendre les liens entre l’esprit et le corps. Parmi les facultés de l’âme, l’imagination est définie comme une faculté hybride : ancrée dans le corps, elle influence l’esprit, jusqu’à produire de véritables « pensées du corps » (p. 13). Un corps masculin et un corps féminin produisent-ils les mêmes pensées ? L’esprit a-t-il un sexe ? L’étude de l’imagination permet ainsi d’élargir l’enquête sur les sexes de la physiologie à la sphère intellective et morale.

4Comme le souligne l’autrice en introduction, Descartes ne parle quasiment jamais des femmes et semble ne pas chercher à distinguer des qualités féminines différentes de celles des hommes. L’identifier comme la référence pour penser la question des sexes ne va donc pas de soi. Pour contourner cette difficulté, Marie-Frédérique Pellegrin choisit une double approche. D’abord, elle présente une anthropologie des sexes contemporaine à celle de Descartes mais complètement opposée : celle du médecin du roi Marin Cureau de la Chambre. Le projet de renouvellement de la tradition humorale de Cureau permet d’expliciter, par opposition, la pensée cartésienne. Ensuite, Marie-Frédérique Pellegrin interroge les usages que deux cartésiens de la génération suivante font de la pensée de leur maitre. En se positionnant par rapport à Descartes mais aussi par rapport à Cureau, Nicolas Malebranche et François Poulain de la Barre élaborent, à partir d’une démarche commune, deux discours très différents sur la nature féminine. Grâce au dialogue qu’elle établit entre ces quatre philosophes, l’autrice rend visible ce « moment cartésien » (p. 12) dans l’histoire des théories philosophiques sur les femmes.

5L’ouvrage se compose de quatre parties, une par auteur, divisées en deux chapitres et complétées par une introduction et une conclusion, selon un ordre à la fois logique et chronologique. Les parties suivent toutes le même schéma : l’autrice analyse ce qu’est un être humain en général, puis elle examine les discours relatifs à l’être féminin et elle termine en évaluant comment et par quels biais la pensée de la différence sexuelle modifie l’anthropologie de chaque philosophe.

  • 3 Descartes René, L’Homme et un traité de la formation du fœtus, avec les remarques de Louys de La Fo (...)

6Dans la première partie, Marie-Frédérique Pellegrin parcourt les fondements de la science nouvelle de Descartes. Comprendre l’« homme », objectif du traité homonyme paru en français en 16643, c’est aussi connaitre sa formation, en démasquant les chimères de la médecine ancienne sur la génération humaine. Dans ses hypothèses sur la formation du fœtus, le philosophe reconnait une égalité substantielle entre la contribution de l’homme et celle de la femme, car ils fournissent tous les deux la semence. Le rôle spécifique de la femme peut être repéré dans la communication sympathique entre la mère et le fœtus, rendue possible grâce à l’imagination. Toutefois, cet élément n’entraine pas l’idée d’un esprit féminin, cette possibilité n’est qu’esquissée. Au niveau de l’âme, s’il n’y a point de différence entre les hommes et les femmes, il existe au contraire des différences entre individus, indépendamment de leur sexe. Descartes ne cherche pas à masculiniser l’esprit féminin, il efface l’influence du sexe pour embrasser une vision neutre de la différence sexuelle.

  • 4 Selon Aristote, la corps féminin, cause matérielle de la génération, est froid et humide, alors que (...)

7La deuxième partie de l’ouvrage permet au lecteur de comprendre ce que peut être une anthropologie « pré-cartésienne » (p. 115) à l’époque moderne. Médecin du roi Louis XVI, Cureau de la Chambre propose, tout comme Descartes, de fonder une nouvelle science de l’homme, mais en accord avec les principes de la tradition aristotélico-galénique. Sa réflexion est à la fois médicale et philosophique. Au cœur de son entreprise, se trouve une théorie des passions et de l’imagination dans laquelle les différences entre sexes jouent un rôle déterminant. Caractérisés par leur tempérament, dérivé de leur propre rôle dans la génération4, les hommes et les femmes se situent aux antipodes : ce sont deux types humains inconciliables. À cette théorie différencialiste des sexes s’ajoute une vision profondément négative des femmes et du féminin : pour Cureau, le corps et l’esprit féminins sont caractérisés par une faiblesse naturelle qui, évidente dans la physiologie, se montre tout autant dans la position subalterne des femmes au sein de la société.

8Dans un troisième temps, l’autrice étudie le discours anti-scolastique de Malebranche. La philosophie de ce dernier représente une tentative de conjuguer la science de l’homme de Descartes avec sa foi chrétienne : l’être humain décrit par Malebranche est un pécheur, descendent d’Adam ; la faute et le péché sont des thèmes centraux dans son analyse. Depuis le péché originel, penser est devenu impossible sans le corps. La théorie de l’imagination devient ainsi le fondement de toute l’anthropologie malebranchiste. La femme mère est au centre de cette théorie en raison des pouvoirs de communication et de contagion qu’elle exerce sur le fœtus. Si les présupposés et la méthode d’enquête sont cartésiens, l’anthropologie de Malebranche partage le point de vue sexué de Cureau. Comme le médecin, le philosophe distingue les natures féminine et masculine tout en affirmant la faiblesse et la délicatesse de la première, éléments vicieux.

  • 5 Poulain de la Barre François, De l’égalité des deux sexes, discours physique et moral où l’on voit (...)

9Enfin, l’ouvrage traite de la pensée explicitement gynophile de Poulain de la Barre. Dans l’opposition entre Descartes et l’aristotélisme chrétien, le philosophe voit l’opportunité de refonder les conceptions philosophiques et anthropologiques sur la nature féminine. L’objectif Poulain de la Barre est d’argumenter la non-pertinence et les erreurs de la misogynie, tant vulgaire que savante. Mais, selon l’autrice, le trait novateur de son discours réside dans une comparaison entre Cureau et Descartes. Ce dernier permet à Poulain d’affirmer que « l’esprit n’a pas de sexe »5, en le rangeant du côté de la neutralité. Mais critiquer l’anthropologie différencialiste de Cureau permet au philosophe de se poser la question de la nature féminine, minimisée par Descartes. Si des différences entre les sexes s’observent, elles sont culturelles, liées à l’habitude et à l’éducation, et les hommes en sont responsables. Un philosophe digne de ce nom doit être capable de distinguer le culturel du naturel, en l’occurrence comprendre le caractère acquis de la position subalterne des femmes dans la société, et de leur état de dépendance envers les hommes.

10En testant l’hypothèse de la pensée positive de la différence des sexes chez Descartes, Marie-Frédérique Pellegrin découvre la filiation philosophique des deux façons de penser la question des sexes qui traversent toute l’histoire de la réflexion féministe : l’unité des sexes (Descartes et Poulain) et la différence des sexes (Cureau et Malebranche). Pour Descartes, il s’agit plutôt d’une neutralité : le sexe est un élément négligeable. À l’époque moderne, l’approche différentialiste semble ne pas parvenir à une vision positive de la nature féminine, car les différences entre les hommes et les femmes décrites par Cureau et Malebranche conduisent à l’inégalité et non à la complémentarité. Poulain de la Barre est le seul à proposer une pensée égalitaire, et gynophile.

11L’absence d’une réflexion plus étendue sur le discours médical moderne peut être regrettée. Bien qu’évoquées, les différences entre l’aristotélisme et la médecine hippocratico-galénique sont souvent négligées. Au XVIIe siècle, ces deux traditions permettent-elles à certains médecins s’interrogeant sur le corps des femmes de penser le rapport entre les sexes de façon différencialiste ou égalitaire ? Une étude consacrée aux liens entre philosophie et médicine sur ce sujet comblerait cette lacune.

12Ces remarques n’enlèvent toutefois rien à la qualité de cet ouvrage. Par le prisme des analyse fines de Marie-Frédérique Pellegrin, la différence des sexes devient un domaine philosophique à part entière ainsi qu’une théorie sexuée de l’imagination à l’époque moderne.

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Notes

1 Fraisse Geneviève, La différence des sexes, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Philosophies », 1996.

2 Aristote développe des théories négatives sur les femmes et sur le féminin en particulier dans ses écrits zoologiques (Historia Animalium et De Generatione Animalium) et dans Les politiques. Des études récentes reviennent sur la misogynie d’Aristote, en nuançant beaucoup ce constat : Connell Sophia, Aristotle on Female Animals, Cambridge, Cambridge University Press, 2016 ; Soardi Marizia, Come una madre: le rappresentazioni del femminile nel pensiero di Aristotele, Caltanissetta, Salvatore Sciascia editore, coll. « Mathesis », 2014.

3 Descartes René, L’Homme et un traité de la formation du fœtus, avec les remarques de Louys de La Forge, Paris, J. Le Gras, 1664.

4 Selon Aristote, la corps féminin, cause matérielle de la génération, est froid et humide, alors que le corps masculin, cause active de la génération, est chaud et sec.

5 Poulain de la Barre François, De l’égalité des deux sexes, discours physique et moral où l’on voit l’importance de se défaire des préjugez, Paris, Jean du Puis, 1673, p. 51.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Sofia Zuccoli, « Marie-Frédérique Pellegrin, Pensées du corps et différence des sexes à l’époque moderne. Descartes, Cureau de la Chambre, Poulain de la Barre et Malebranche », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 18 décembre 2020, consulté le 12 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/46123 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.46123

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Rédacteur

Sofia Zuccoli

Doctorante contractuelle en philosophie à l’Université Paris-Est Créteil.

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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