Amélie Marissal, Charles Reveillere (dir.), « Cultures juridiques et pratique de l’enquête en sciences sociales », Droit et société, n° 105,

Texte intégral
- 1 Système juridique dont les règles sont édictées au fur et à mesure des décisions juridiques rendu (...)
- 2 Système juridique dont les règles sont édictées par la codification. Les sources principales du d (...)
1La notion de culture juridique est-elle pertinente pour décrire les pratiques et les trajectoires des acteurs dans un champ juridique qui s’étend au-delà des frontières étatiques ? La question est au cœur de ce dossier, qui tente d’y répondre en insistant sur les méthodes d’enquête de terrain comme garde-fou contre la réification des catégories juridiques. La notion de culture juridique, entendue comme « un ensemble de règles définies dans le cours des activités sociales autrement dit saisissables seulement dans les contextes d’action dans lesquels elles sont mobilisées » (p. 283), est traditionnellement mobilisée pour expliquer des différences de pratiques juridiques entre pays anglo-saxons relevant de la « common law »1 et pays romano-germaniques relevant de la « civil law »2. Ce dossier cherche à confronter la notion à l’épreuve du terrain, supposant que son emploi occulte la réalité des mécanismes qui se jouent dans la trajectoire des élites juridiques internationales et, plus généralement, dans le fonctionnement des juridictions internationales.
- 3 La Cour Pénale Internationale siège à La Haye et traite des crimes contre l’humanité, des génocid (...)
- 4 L’approche néo-institutionnaliste s’intéresse à la forme des institutions et à comment leurs pratiq (...)
2Ce dossier met tout d’abord en évidence le hiatus qui peut exister entre les discours et pratiques des juges internationaux, qu’ils soient issus d’un pays de « common law » ou de « civil law ». C. Reveillere étudie les pratiques et représentations des juges de la Cour Pénale Internationale3 (CPI) à partir d’entretiens semi-directifs dans lesquels ces juges mobilisent la catégorie de culture juridique. À travers celle-ci, ils expliquent la structuration des positions et opinions dominantes ou dominées au sein de cette même cour, et par extension, dans le champ juridique international. La double approche compréhensive et néo-institutionnaliste4 choisie par l’auteur amène à nuancer cette explication et à privilégier à la notion de culture juridique celle de grammaire juridique, entendue comme « l’ensemble des appuis symboliques et matériels dont les acteurs font usage dans leurs actions et qu’ils interprètent comme relevant des cultures juridiques » (p. 297). L’opposition classique entre « common law » et « civil law » ne permet pas d’expliquer le fonctionnement de la CPI ni la structuration des positions dominantes alors même que les enquêtés la mobilisent spontanément. L’auteur démontre que la CPI n’échappe pas au « new public management » et à la rationalisation, qui s’exercent tour à tour au détriment de la « common law » ou de la « civil law », sans que les juges eux-mêmes ne le mentionnent en entretien. Ce processus constitue la véritable matrice du fonctionnement de cette institution. La grammaire juridique qui domine dans cette « institution faible » est en réalité celle de la rationalisation des coûts et des procédures, car la CPI peine à justifier son existence et son financement à l’international ; l’enjeu est donc pour elle de ne pas être trop coûteuse. Plutôt qu’une domination de la « common law », c’est ce phénomène qui explique l’abandon des démarches préliminaires des procès, caractéristiques des pays de « civil law ». En effet, dans ces derniers, les démarches préliminaires représentent une part non-négligeable du travail des juges. Pourtant, le fonctionnement de la CPI en défaveur de ce travail préliminaire, n’est pas le signe d’une domination de la « common law » mais celui de la rationalisation.
- 5 La Cour Internationale de Justice siège à La Haye et traite les litiges entre États.
3Ce dossier revient sur une autre institution juridique internationale : la Cour Internationale de Justice5 (CIJ). À travers une enquête prosopographique exhaustive, A. Marissal met en évidence les différentes filières de recrutement et les trajectoires des juges de cette cour, élite du droit international. Là non plus, elles ne peuvent être résumées à une différence entre « civil law » et « common law ». Il n’existe pas de parcours type qui soit propre aux pays de « civil law » ou de « common law ». Le fonctionnement de cette cour s’explique bien plus par l’histoire politique des institutions supranationales, qui prend sa source dans l’entre-deux-guerres, que par un affrontement entre deux groupes de pays aux traditions juridiques différentes. Entre autres, on constate que les premiers juges de la CIJ ont eu des liens avec la Société des Nations. Par ailleurs, la composition du corps international des magistrats est mieux saisie par l’étude approfondie des trajectoires des membres qui le composent. Une analyse des correspondances multiples démontre ainsi que plusieurs oppositions structurent ce corps, notamment entre les magistrats ayant connu des activités académiques et ceux ayant connu des fonctions politiques nationales, ou entre les juges fidèles aux institutions juridiques et ceux ayant connu d’autres administrations publiques. Là encore, la culture juridique n’est pas une variable explicative de la trajectoire des individus. L’auteur insiste par ailleurs sur la faible autonomie du champ juridique, dans lequel le seul capital juridique ne permet pas d’accéder à des positions dominantes, même s’il est valorisé dans d’autres champs comme celui du pouvoir. Le profil des juges de la CIJ est essentiellement caractérisé par l’accumulation des capitaux au sein des instances nationales de production et de reproduction des élites de leurs pays respectifs, et non par la culture juridique à laquelle ils se réfèrent.
4Le dossier s’attache ensuite à démontrer que, même en comparant des pays à la culture juridique plutôt établie, cette notion échoue à expliquer totalement la structuration du champ juridique. Suivant la logique des cultures juridiques, en plus d’un fonctionnement spécifique aux pays de « civil law » contre celui des pays de « common law », il y aurait aussi des juridictions spécifiques. Les tribunaux de commerce en font partie car ils sont absents des pays de « common law ». C. Lemercier montre, à travers une étude d’archives, que l’absence des tribunaux de commerce en Angleterre et aux États-Unis ne s’explique pas tant par la culture juridique de ces pays que par les rapports de force qui se sont joués entre les partisans et les opposants à ces tribunaux. En effet, la question de la mise en place de tribunaux de commerce en Angleterre à l’époque victorienne résulte d’une mise à l’agenda par une partie des capitalistes anglais du grand commerce et de l’industrie, qui insistaient déjà sur la modernité et la rationalité d’une telle institution. Cette catégorie de commerçant fait preuve d’une forme d’entrepreneuriat judiciaire qui échoue. La catégorie de commerçant n’étant pas uniforme, une autre partie des capitalistes anglais, plutôt issus de la finance, s’oppose à la création des tribunaux. L’échec de cette mise à l’agenda trouve sa source dans le poids des représentations dominantes de la justice.
- 6 Le forum de Venise rassemblait des juges spécialistes dans les litiges en matière de brevets afin (...)
5Ces aspects sont aussi approfondis par l’étude d’E. Lazega sur la construction d’une juridiction transnationale de la propriété intellectuelle au forum de Venise, les 30 et 31 octobre 20096. Il s’intéresse à l’uniformisation de la réglementation du brevet au sein de l’Union Européenne et, de ce fait, à la structuration du champ juridique européen. Ce processus ne peut, là non plus, être expliqué par la seule culture juridique des différents entrepreneurs judiciaires qui s’affrontent. L’auteur mobilise des traditions juridiques plus fines, issues du droit comparé : une tradition de « common law » (Royaume-Uni), une de droit romaine/napoléonienne (France, Italie), une de droit germanique (Allemagne, Grèce), une de droit civil mixte (Pays-Bas, Portugal) et une nordique (Suède, Finlande). Toutefois, il avance que les pratiques des juges ne peuvent être analysées au prisme de ces catégories. Des juges de nationalité de pays issus relevant d’une même catégorie présentent des opinions radicalement différentes sur le régime unifié du brevet. Ainsi, l’article démontre que les accords sur l’étendue du brevet ne suivent pas les frontières entre ces traditions. Au contraire, les consensus sont délimités par le type de capitalisme en vigueur dans les pays concernés. Le recours à la notion de culture juridique dans les discours des acteurs s’explique finalement par sa fonction dramaturgique : il permet de présenter les concessions faites par certains juges sur un point précis comme des sacrifices, des offenses à leur culture juridique, afin de pouvoir ensuite négocier en aval.
6À travers différents matériaux (archives, entretiens et études statistiques), ce dossier met donc en évidence que la culture juridique permet rarement d’expliquer l’entièreté de la sphère juridique et des principes de structuration des espaces internationaux du droit. Il défend avec succès la nécessité d’un ré-encastrement des catégories du droit dans le social, notamment à travers une confrontation des discours et des pratiques au sein du champ juridique.
Notes
1 Système juridique dont les règles sont édictées au fur et à mesure des décisions juridiques rendues. La source principale du droit est la jurisprudence.
2 Système juridique dont les règles sont édictées par la codification. Les sources principales du droit sont les codes juridiques.
3 La Cour Pénale Internationale siège à La Haye et traite des crimes contre l’humanité, des génocides, des crimes d'agression et des crimes de guerre.
4 L’approche néo-institutionnaliste s’intéresse à la forme des institutions et à comment leurs pratiques et procédures se transmettent et se transforment.
5 La Cour Internationale de Justice siège à La Haye et traite les litiges entre États.
6 Le forum de Venise rassemblait des juges spécialistes dans les litiges en matière de brevets afin d’harmoniser les normes dans ce domaine à l’échelle de l'Union Européenne.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Lucile Belda, « Amélie Marissal, Charles Reveillere (dir.), « Cultures juridiques et pratique de l’enquête en sciences sociales », Droit et société, n° 105, », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 17 décembre 2020, consulté le 16 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/46077
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page