Haude Rivoal, Hélène Bretin, Arthur Vuattoux (dir.), « Transformations du travail, transformations des masculinités », Cahiers du genre, n° 67, 2019

Texte intégral
- 1 Connell Raewyn W., Masculinités : enjeux sociaux de l’hégémonie, Hagège Meoin, Vuattoux Arthur (tra (...)
- 2 Voir Gourarier Mélanie, Rebucini Gianfranco, Vörös Florian (dir.), « Hégémonie », Genre, sexualité (...)
- 3 Voir Demetriou Demetrakis Z., « La masculinité hégémonique : lecture critique d’un concept de Raewy (...)
1Cette dernière livraison des Cahiers du genre apporte une pierre de plus à l’édifice de la constitution, depuis les années 2010, d’un sous-champ des études de genre consacré à la sociologie des hommes et des masculinités, autour de la diffusion en français des travaux de la sociologue australienne Raewyn Connell. Ce travail de diffusion avait été inauguré par la traduction partielle de Masculinities, parue en 20141, puis marqué par la parution de deux numéros de revue2 qui proposaient à la fois des études empiriques originales utilisant le cadre théorique connellien et des traductions inédites de textes clés de la sociologie des hommes et des masculinités anglo-américaine3. Un modèle que le présent numéro semble reprendre puisqu’il propose une traduction inédite du chapitre 7 de Masculinities et six articles originaux abordant les transformations des masculinités en lien avec celles du travail. Le monde du travail restait relativement inexploré par les dernières études sur les masculinités. Or, celui-ci est marqué par des grandes transformations depuis quelques décennies : mondialisation, délocalisations, dissolution des collectifs de travail, avancées technologiques, développement de l’emploi qualifié, féminisation de l’emploi, politiques d’égalité professionnelle femmes-hommes. Autant de changements qui viennent perturber la construction des masculinités au travail, entraînant des reconfigurations différentes selon la position dans les hiérarchies sociales et raciales. C’est donc ce manque que vient combler ce numéro, dont les contributions s’attachent à identifier conjointement les transformations des situations de travail et les transformations des masculinités qu’elles impliquent.
2Les coordinateur·ice·s du numéro ont choisi de mettre en ouverture de celui-ci la traduction de « Men of Reason », l’une des quatre études de cas qui constituent la partie centrale de Masculinities. Dans ce chapitre, Connell s’intéresse aux liens entre les masculinités hégémoniques et complices et la rationalité, rappelant que, dans les sociétés capitalistes, les masculinités constituées autour de la domination directe et celles autour de l’expertise « co-existent […] actuellement pour infléchir ou accentuer de manière alternative la masculinité hégémonique » (p. 27). À partir des biographies de neuf hommes issus des « nouvelles classes moyennes » – c’est-à-dire des professionnels diplômés du supérieur qui occupent une position intermédiaire à la fois dans la hiérarchie sociale et dans celle des entreprises –, elle explore les tensions et les contradictions entre masculinité et raison technique. Celles-ci tiennent principalement à deux facteurs. D’abord, sur le lieu de travail, l’expertise des professionnels et l’autorité de la hiérarchie s’opposent souvent. Ensuite, l’application de la rationalité (en particulier économique) peut servir à légitimer l’entrée des femmes à des postes importants (si elles sont les mieux qualifiées pour ceux-ci), mettant en défaut le lien naturalisé entre autorité et masculinité.
3Ces réflexions sur la place croissante de la rationalité et de ses tensions dans la construction des masculinités au travail sont prolongées tout particulièrement par trois articles. La contribution de Charlotte Delabie montre en effet, à partir d’une enquête ethnographique au sein du petit patronat familial du Vimeu (Hauts-de-France), comment la mondialisation et l’augmentation de la concurrence internationale a contribué à modifier la socialisation des futurs patrons. Après avoir montré comment se produit l’exclusion des femmes et des hommes efféminés de la transmission du capital familial, puis comment est fabriquée la « masculinité patronale traditionnelle » (p. 81), notamment à travers le travail des mères pour « forger le caractère » des héritiers (p. 82) et l’apprentissage avec les pères de la partie technique du métier, elle explique comment la concurrence internationale a impliqué un relèvement du niveau technologique de l’appareil productif de ces petites entreprises et, par conséquent, compliqué l’initiation des enfants à la partie manuelle et masculine du travail patronal. Les futurs patrons sont alors davantage initiés au travail gestionnaire et administratif, traditionnellement dévolu gratuitement aux épouses des patrons. Les nouveaux patrons tendent alors à ré-investir cette partie du travail patronal auparavant féminine en y déployant des masculinités plus modernes, alignées sur les pratiques du grand patronat et légitimées par des savoirs acquis dans les écoles de commerce. Des transformations similaires sont dégagées par l’article d’Alexis Annes et Mario Handfield. À partir de leur enquête menée en Occitanie sur des « Jeunes agriculteurs hors cadre familial », ils mettent en lumière l’émergence de nouvelles formes de masculinités et de nouvelles pratiques du métier d’agriculteur qui laissent de plus en plus de place aux compétences relationnelles et managériales. Dans un contexte d’« essoufflement du modèle productiviste », ces jeunes agriculteurs se détournent de plus en plus du rapport idéalisé à la nature, aux machines et au travail physique en extérieur, constitutif de la masculinité agricole traditionnelle, pour mettre en valeur des compétences de gestion du risque économique, de la comptabilité, des partenariats, etc. À partir d’une enquête ethnographique au sein de plusieurs brigades territoriales de gendarmerie, Eleonora Elguezabal documente quant à elle la coexistence de deux modèles de rapport au métier qui illustrent la distinction de Connell entre les masculinités centrées sur la domination directe et celles sur les connaissances techniques. Elle montre que, du fait de la féminisation progressive du métier de gendarme et de la massification scolaire, on assiste à la montée en puissance d’un modèle culturel moyen, par opposition au modèle viril populaire encore dominant dans la profession. Le premier renvoie à une pratique du métier qui valorise le travail d’enquête judiciaire et les compétences scolaires nécessaires à ce travail et le second à une pratique qui valorise les interventions sur le terrain et des « dispositions corporelles et agonistiques développées […] par une partie des jeunes hommes des classes populaires » (p. 170).
4Ensuite, deux articles explorent des situations de travail dans lesquelles les expressions de la masculinité sont mises en question en lien avec le développement du néolibéralisme. La contribution d’Alexandra Oeser met en lumière les usages de la violence physique dans un contexte de lutte contre une fermeture d’usine. Elle montre en particulier que les « formes “viriles” d’emploi de la force physique » se trouvent « des deux côtés de la hiérarchie usinière » (p. 69) et que cette force fait tout autant l’objet d’une valorisation de son usage que d’une valorisation de son contrôle. Dans son étude sur les transports publics à Mexico, intitulée « De “l’homme-bus” au “modèle entrepreneurial” », Audrey Chérubin montre que le passage d’un régime basé sur l’octroi de concessions individuelles à un régime basé sur la délégation du service à quelques entreprises s’accompagne d’une volonté de réforme de la masculinité des chauffeurs de bus par leurs nouveaux employeurs. La soumission des anciens « hommes-bus » au contrôle formel des entreprises passe alors par « l’imposition d’une nouvelle masculinité hybride ». Cette imposition se fait notamment à travers des séminaires inspirés par le développement personnel dans lesquels on apprend aux hommes à développer une « attention au corps au double sens de la santé et de l’apparence physique » (p. 132), en rupture avec la valorisation de l’endurance antérieure, mais aussi à se « réconcilier avec les femmes » (p. 135), en rupture avec la culture machiste des « hommes-bus ».
5Enfin, dans leur contribution, Laure Moguérou, Charlotte Vampo, Norbert Kpadonou et Agnès Adjamagbo mettent en lumière les reconfigurations de la division sexuée du travail à Dakar et à Lomé. À partir du croisement de données statistiques et qualitatives, iels montrent que l’augmentation considérable de la participation des femmes à l’emploi salarié n’a pas entraîné d’augmentation de celles des hommes au travail domestique. Les contraintes économiques qui soutiennent cette nouvelle norme de la biactivité ne se sont pas accompagnées d’une transformation des masculinités. Non seulement la participation des hommes à la sphère domestique est faible et ponctuelle, impliquant une « surmultiplication des responsabilités des femmes » (p. 116), mais en plus, les écarts à la norme sont gardés secrets de sorte à « maintenir l’illusion d’une séparation claire des rôles dans le couple » (p. 114).
- 4 Bridges Tristan, Pascoe C. J., « Hybrid Masculinities: New Directions in the Sociology of Men and M (...)
6En définitive, ce dossier passionnant signale un développement dynamique et soutenu du sous-champ des études sur les masculinités qui ne pourra que réjouir celleux qui s’y intéressent. On ne peut s’empêcher de remarquer que, malgré un emploi répété du concept de « masculinité hybride » dans plusieurs contributions du dossier, il n’est pas fait référence à l’article pourtant classique outre-Atlantique de Bridges et Pascoe4. N’est-ce pas là une preuve de plus, s’il en fallait, de l’importance du travail de traduction et de la nécessité de le continuer ?
Notes
1 Connell Raewyn W., Masculinités : enjeux sociaux de l’hégémonie, Hagège Meoin, Vuattoux Arthur (trad.), Paris, Amsterdam Éditions, 2014 ; compte rendu de Delphine Moraldo pour Lectures : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/13753. Pour la publication originale : Connell Raewyn W., Masculinities, Cambridge, Polity Press, 1995.
2 Voir Gourarier Mélanie, Rebucini Gianfranco, Vörös Florian (dir.), « Hégémonie », Genre, sexualité & société, n° 13, 2015, disponible en ligne : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/gss.3363 et Bertrand Julien, Court Martine, Mennesson Christine, Zabban Vinciane (dir.), « Socialisations masculines, de l’enfance à l’âge adulte », Terrains et travaux, n° 27, 2015 ; compte-rendu de Clémence Perronnet pour Lectures :https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/20860.
3 Voir Demetriou Demetrakis Z., « La masculinité hégémonique : lecture critique d’un concept de Raewyn Connell », Bouvard Hugo (trad.), Genre, sexualité & société, n° 13, 2015, disponible en ligne : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/gss.3546 et Connell Raewyn W., Messerschmidt James W., « Faut-il repenser le concept de masculinité hégémonique ? », Bethoux Élodie, Vicensini Caroline (trad.), Terrains et travaux, n° 27, 2015, p. 151-192.
4 Bridges Tristan, Pascoe C. J., « Hybrid Masculinities: New Directions in the Sociology of Men and Masculinities », Sociology Compass, vol. 8, n° 2, 2014, p. 246-258.
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Référence électronique
Victor Vey, « Haude Rivoal, Hélène Bretin, Arthur Vuattoux (dir.), « Transformations du travail, transformations des masculinités », Cahiers du genre, n° 67, 2019 », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 26 novembre 2020, consulté le 19 avril 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/45668
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