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Didier Fassin, De l’inégalité des vies

Laurent Gilson
De l'inégalité des vies
Didier Fassin, De l'inégalité des vies, Paris, Fayard, Collège de France, coll. « Leçons inaugurales », 2020, 65 p., ISBN : 978-2-213-71716-6.
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Texte intégral

1En une soixantaine de pages, ce petit livre nous présente la leçon inaugurale de la Chaire annuelle de Santé publique du Collège de France prononcée par Didier Fassin, le 16 janvier 20201. Si ce dernier possède une formation de médecin doublée d’une solide expérience de terrain, c’est bien une parole d’anthropologue qui nous est ici livrée, dans la mesure où il s’agit d’interroger non seulement les inégalités en matière de santé, mais surtout les manières dont ces dernières sont socialement produites, historiquement considérées et politiquement régulées.

2Pour ce faire, Didier Fassin ouvre sa leçon par un détour historique visant à montrer combien la notion contemporaine d’« inégalités sociales de santé », c’est-à-dire « cette idée selon laquelle le lieu et le milieu dans lequel naît un individu influencent son état physique et psychique, son risque d’être malade et sa probabilité de mourir » (p. 10), est relativement récente. Ce n’est en effet qu’à la fin du XVIIIe siècle que se développe un intérêt nouveau pour la quantification des phénomènes sociaux, à la faveur de l’avènement de la statistique comme instrument scientifique idoine, notamment à travers la multiplication de travaux portant sur les disparités sanitaires entre les groupes sociaux d’une même population (voir les enquêtes de Villermé, Poisson, Chevalier, Quételet, etc.).

  • 2 Foucault Michel, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), Paris, Le Se (...)

3Plus précisément, Didier Fassin s’intéresse au contexte socio-historique de ces métamorphoses de la pensée puisqu’elles sont concomitantes de la révolution industrielle et, avec elle, d’une paupérisation accélérée des classes laborieuses, d’une part, et, d’autre part, de l’implémentation de dispositifs inédits d’action à grande échelle qui prennent pour objets l’éducation, la famille, l’immigration et surtout la santé. Autrement dit : « La découverte des disparités devant la mort coïncide avec l’accroissement des inégalités devant la vie » (p. 13). Véritable « basculement cognitif », ce mouvement d’organisation scientifique de la vie des populations – que d’aucuns ont qualifié par ailleurs de « mouvement hygiéniste » – marque l’émergence d’un nouveau mode de gouvernement que Michel Foucault, alors lui aussi professeur au Collège de France, avait identifié sous le concept de « biopolitique », il y a une quarantaine d’années2.

4Ceci dit, et comme souvent dans ses travaux, Didier Fassin prend soin de déplacer la perspective foucaldienne en reformulant la problématique de cette nouvelle gouvernementalité à nouveaux frais, dans ses coordonnées politiques et morales plutôt que strictement généalogiques. Et il le fait en prenant appui sur l’œuvre de Maurice Halbwachs, un autre de ses prédécesseurs non moins célèbres au Collège de France, qui avait précisément mis l’accent sur « le double socle, politique et moral » des inégalités devant la vie, c’est-à-dire sur l’aptitude du taux de mortalité à traduire « la valeur accordée par la société à la vie humaine en général et à la vie des différents groupes qui la composent en particulier » (p. 20).

5Ce cheminement conduit l’auteur à interroger l’idée même de « valeur » dès lors que celle-ci se rapporte à la vie. Deux approches sont ainsi dégagées : la première, éthique, considère la vie comme une « valeur absolue » (value) ; un bien aussi inestimable qu’inaliénable qui ne saurait faire l’objet de hiérarchisation ou de quantification. La seconde, économique, envisage quant à elle la vie au prisme de sa « valeur relative » (worth) ; soit telle qu’elle peut être chiffrée de façon à s’intégrer dans un calcul stratégique de coûts-bénéfices. Pour rendre intelligible cette distinction, l’auteur choisit de l’exemplifier en distinguant les enjeux inhérents à la pratique de la médecine clinique – qui est affaire d’individus, de vies particulières qu’il s’agit de sauver envers et contre tout – de ceux qui président les politiques de santé publique concernant, elles, des populations entières, et appelant par conséquent à opérer des choix optimaux pour sauvegarder l’état de santé de la majorité d’un groupe tout en devant faire face à des contraintes budgétaires. Bien que la confrontation de ces deux logiques illustre combien la durée de vie moyenne d’une population demeure tributaire de conceptions et d’approches en tension permanente, Didier Fassin en conclut qu’il faut toutefois aller plus loin pour saisir les disparités devant ce que l’on nomme plus communément « espérance de vie ».

  • 3 Comme en témoigne par exemple la différence de 31 ans entre l’espérance de vie au Japon et en Répub (...)
  • 4 L’auteur mentionne également les États-Unis comme exemple patent de « dissociation entre la qualité (...)
  • 5 Un constat qui est du reste assurément transposable à de nombreux pays de l’Europe de l’Ouest, selo (...)

6Si les comparaisons internationales en la matière sont sans appel3, il est d’autant plus frappant de s’intéresser aux disparités qui se déploient au sein d’un même pays, dans la mesure où le premier cas de figure fait intervenir une multitude de paramètres (développement des infrastructures de santé, situation épidémiologique, présence de risques liés à des conflits armés, etc.), là où le second traite d’une population censément soumise à une même politique, ainsi qu’à un même système sanitaire. C’est ainsi qu’en France, les travaux de Desplanques dans les années 1980 montrent par exemple qu’un homme occupant un poste de manœuvre présente trois fois plus de risque de mourir entre 35 et 60 ans qu’un professeur. Bien plus, le second dispose d’une espérance de vie de neuf années supérieure à celle du premier. On l’aura compris : les disparités de l’espérance de vie se calquent sur le cumul des inégalités socio-économiques4, lesquelles, nous dit l’auteur, « se sont fortement accrues depuis les années 1970 sous l’effet d’un durcissement des pratiques économiques et d’un recul des politiques sociales »5 (p. 33).

  • 6 L’auteur précise pour exemple que les hommes noirs y sont deux fois plus susceptibles que les blanc (...)
  • 7 Didier Fassin prend ici appui sur l’œuvre littéraire d’Annie Ernaux, laquelle relate dans L’Évèneme (...)

7Outre les liens manifestes qui subordonnent l’espérance de vie à l’éducation et aux revenus, Didier Fassin montre que le fait d’appartenir à une minorité spécifique au sein d’une population donnée peut également influer sur la durée de vie moyenne. À cet égard, l’exemple des États-Unis est particulièrement – et tristement – élogieux : « à niveau de revenu et de scolarité équivalent, les personnes de couleur vivent moins longtemps » (p. 38). Un écart dû aux conséquences des discriminations protéiformes dont sont victimes les personnes étrangères, telles que les inégalités d’accès aux soins ou les contraintes psychosociales liées au statut d’étranger au sein d’un pays encore marqué par la ségrégation6. Pareille remarque conduit l’auteur à opérer un virage crucial dans sa réflexion : l’espérance de vie ne va pas nécessairement de pair avec la qualité de vie. C’est tout particulièrement le cas en ce qui concerne les femmes puisque, bien qu’elles présentent une espérance de vie relativement supérieure à celle des hommes, elles sont cependant aux prises durant l’entièreté de leur existence avec des expériences de domination, de dévalorisation et de violences symboliques spécifiquement liées à leur condition7. De telle sorte « qu’en France, ou ailleurs, [le fait que] les femmes vivent plus longtemps que les hommes ne nous dit rien de ce qu’est leur vie ou, plus précisément, de ce que la société en fait » (p. 41).

8Il s’ensuit que ce qu’on appelle « la vie » demande à être appréhendée sous deux angles distincts mais consubstantiels : d’une part, au prisme de sa durée, qui est fonction des conditions socio-économiques et a fortiori des contextes historico-politiques dans lesquels elle se déploie. D’autre part, dans sa dimension radicalement expérientielle, c’est-à-dire dans la singularité d’une histoire personnelle dont les évènements croisent immanquablement ceux de l’histoire sociale. En ce sens, « on pourrait ainsi parler de vie biologique et de vie biographique. L’espérance de vie mesure l’étendue de la première. L’histoire de vie relate la richesse de la seconde. L’inégalité des vies ne peut être appréhendée que dans la reconnaissance des deux » (p. 45).

  • 8 Cette distinction du vivant et du vécu fut déjà amenée et développée en profondeur par l’auteur au (...)
  • 9 Voir notamment : Fassin Didier (dir.), Les nouvelles frontières de la société française, Paris, La (...)

9Le vivant et le vécu8 sont deux faces de la même pièce dont l’empreinte resurgit dialectiquement à la surface de l’autre, au point que la vie biographique finisse par altérer la vie biologique et réciproquement, et ce singulièrement dans les situations de violences et de précarité que l’auteur mobilise tour à tour – renouant ainsi renouer avec ses travaux antérieurs9, depuis ses enquêtes sur l’épidémie du sida dans les townships d’Afrique du Sud jusqu’aux trajectoires d’exilés refoulés aux frontières de l’Europe et entassés dans des camps – comme autant d’exemples ethnographiques témoignant avec force combien « l’inégalité des vies ne se réfère pas à une présence dans le monde, mais à un être au monde » (p. 55). Du reste, il va sans dire que la pandémie qui frappe actuellement nos sociétés offre un condensé mortifère des dilemmes politiques et moraux qui sous-tendent les choix de santé publique : des inégalités devant la maladie aux conséquences inégalement distribuées des mesures restrictives sur la population, c’est bien la production sociale de la double dimension de la vie – en durée et en qualité – qui est plus que jamais en jeu. Et Didier Fassin de nous livrer ainsi une remarquable leçon d’anticipation, appuyant l’acuité de son raisonnement, au regard des évènements qui se dérouleront quelques mois plus tard.

10En définitive, Didier Fassin réussit le tour de force d’exposer un propos particulièrement complexe au terme d’un cheminement non seulement concis mais de surcroit limpide et rigoureux. Le tout prenant appui sur des exemples aussi foisonnants que pertinents, aussi bien issus de sa pratique d’ethnographe que d’œuvres littéraires et philosophiques (l’auteur ne manque d’ailleurs pas de rendre hommage à ses prédécesseurs au Collège de France en citant notamment Foucault, Bourdieu, Lévi-Strauss, Héritier, Halbwachs, etc.). Si cet opuscule apparait comme la synthèse – provisoire – des travaux de l’auteur menés en anthropologie de la santé, il constitue tout autant un véritable manuel d’appréhension critique des phénomènes auxquels se confrontent les sciences sociales, tant les arguments qui y sont déployés sont aux prises immédiates avec des questions d’ordre épistémologique. À commencer par la vocation même de nos disciplines à poser un regard sur le monde – les cultures, l’histoire, les injustices ; bref, sur la vie –, pour mieux le transformer.

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Notes

1 La version électronique de l’ouvrage est disponible en accès libre à l’adresse : https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cdf/10078.

2 Foucault Michel, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), Paris, Le Seuil, 1979.

3 Comme en témoigne par exemple la différence de 31 ans entre l’espérance de vie au Japon et en République centrafricaine. Une comparaison dont l’auteur pointe d’emblée les limites compte tenu du caractère multifactoriel du calcul de la durée de vie moyenne d’une population.

4 L’auteur mentionne également les États-Unis comme exemple patent de « dissociation entre la qualité d’un système de soins et l’étendue des disparités de santé » (p. 34) puisque, faute d’accès à une couverture médicale pour une grande partie de la population, les dépenses en soins de santé par habitant y sont les plus élevées au monde alors que le pays occupe seulement la 34e place en termes d’espérance de vie au rang mondial.

5 Un constat qui est du reste assurément transposable à de nombreux pays de l’Europe de l’Ouest, selon l’auteur.

6 L’auteur précise pour exemple que les hommes noirs y sont deux fois plus susceptibles que les blancs d’être tués par les forces de l’ordre, alors même que les premiers sont moins souvent détenteurs d’une arme que les seconds. Pour Didier Fassin, les impacts d’une appartenance ethnoraciale sur la durée et la qualité de vie, tels qu’ils apparaissent de manière particulièrement visible et patente aux États-Unis, devraient interroger également la situation et les traitements réservés à ces mêmes groupes en France, eu égard à son histoire coloniale et migratoire, qui se répercutent dans la production de trajectoires de délinquance et dans le caractère structurel de pratiques policières et judiciaires, et a fortiori dans les politiques carcérales et criminelles visant spécifiquement les personnes immigrées ou descendantes d’immigrés.

7 Didier Fassin prend ici appui sur l’œuvre littéraire d’Annie Ernaux, laquelle relate dans L’Évènement l’épreuve que représente l’avortement, non seulement en termes de contraintes effectives (absence de lois sur l’interruption volontaire de grossesse et sur l’accès à la contraception, coût important d’un voyage à l’étranger, risques sanitaires inhérent aux pratiques officieuses etc.) mais également en termes de honte et de dévalorisation de soi.

8 Cette distinction du vivant et du vécu fut déjà amenée et développée en profondeur par l’auteur au sein de l’un de ses derniers ouvrages : Fassin Didier, La vie. Mode d’emploi critique, Paris, Le Seuil, 2018.

9 Voir notamment : Fassin Didier (dir.), Les nouvelles frontières de la société française, Paris, La Découverte, 2010, compte rendu de Guillaume Arnould pour Lectures : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/1084 ; Fassin Didier, Quand les corps se souviennent. Expériences et politiques du sida en Afrique du Sud, Paris, La Découverte, coll. « Armillaire », 2006 ; compte rendu de David Michels pour Lectures : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/309.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Laurent Gilson, « Didier Fassin, De l’inégalité des vies », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 25 novembre 2020, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/45612 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.45612

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Rédacteur

Laurent Gilson

Doctorant en anthropologie (aspirant FNRS) au laboratoire d’anthropologie prospective de l’UC Louvain (Louvain-la-Neuve, Belgique).

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