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Daniel Foliard, Combattre, punir, photographier. Empires coloniaux, 1890-1914

Maxime Boeuf
Combattre, punir, photographier
Daniel Foliard, Combattre, punir, photographier. Empires coloniaux, 1890-1914, Paris, La Découverte, coll. « SH / histoire-monde », 2020, 454 p., ISBN : 9782348059636.
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Texte intégral

  • 1 Foliard Daniel, Dislocating the Orient. British Maps and the Making of the Middle East, 1854-1921, (...)

1Dans son dernier ouvrage, l’angliciste et historien Daniel Foliard poursuit son travail sur les représentations visuelles de l’expansion européenne au XIXe et au début du XXe siècle. Après son étude sur la façon dont la cartographie britannique a créé un imaginaire du Moyen-Orient1, il apporte à présent une contribution importante à l’histoire de la photographie en situation coloniale, domaine de recherche encore assez méconnu en France. Ce faisant, il contribue à renouveler non seulement notre vision de l’histoire coloniale, mais aussi celle de l’histoire de la photographie.

2Car, contrairement à une idée répandue, il n’a pas fallu attendre la Première Guerre mondiale pour que la photographie enregistre des images d’une grande violence. Dès les années 1890, la colonisation est en effet « l’un des phénomènes qui participe le plus efficacement » à la « collecte visuelle du monde » (p. 6). Ces photos ne sont pas toujours le reflet d’une altérité exotique, certes recherchée par beaucoup à l’époque coloniale : elles témoignent aussi de la violence qui accompagne l’expansion européenne. Mais, « plus que le phénomène de la violence elle-même, ce sont bien les façons de la voir et de la montrer » qui intéressent l’auteur (p. 10), lequel propose donc une véritable « archéologie de la photographie de conflit », comme le promet la quatrième de couverture. La problématique est alors clairement annoncée : « Comment la violence organisée et visible » de la conquête coloniale « a-t-elle été rendue perceptible par la photographie ? L’a-t-on cachée, filtrée, déformée ? » (p. 10). Pour y répondre, Daniel Foliard s’appuie sur des photographies françaises et britanniques, proposant ainsi une véritable histoire croisée de la photographie de guerre.

3L’ouvrage est divisé en neuf chapitres. Dans les deux premiers, l’auteur présente son objet d’étude, en analysant tout d’abord les « mécanismes de la répulsion et de l’effacement qui touchent à la photographie des violences coloniales » (p. 17). Il rappelle que les photographies qui nous sont parvenues ont été soumises à différents filtres. Cela dit, « l’atroce n’est pas forcément censuré », si bien que « l’intensité des guerres extra-européennes et les abus qui les entourent ne sont pas invisibles aux yeux des contemporains » (p. 34). Le chapitre 2 est consacré à l’acte photographique en situation coloniale, souvent assimilé à « un geste de domination, […] un élément de sujétion » (p. 51). Pourtant, Daniel Foliard montre que le médium échappe parfois aux colonisateurs. Le sujet photographié, loin de se contenter du rôle passif qu’on voudrait lui attribuer, peut faire acte de résistance, tel Béhanzin, ex-roi du Dahomey : sur de nombreux portraits, il « s’essaie à contrôler son image » en affirmant « volontairement son origine et son statut à travers des vêtements et accessoires traditionnels » (p. 71), alors que ses fils sont habillés à l’européenne. Cet exemple parmi d’autres montre que la photographie coloniale « n’impose presque jamais une ligne narrative définitive. […] La violence qu’elle met en cadre lui échappe comme inéluctablement » (p. 84).

4Les deux chapitres suivants sont consacrés à l’histoire de la photographie en situation coloniale, de ceux qui la pratiquent et de l’évolution des techniques. L’auteur n’hésite pas à remonter jusqu’aux années 1840 (chapitre 3) pour retracer toute l’évolution qui mène à ce que, dans les années 1880, la photographie ne soit plus considérée comme « un accessoire mineur » mais comme « un élément qui accompagne presque systématiquement l’expansion et l’exploration », marquant ainsi l’entrée dans « l’ère de la profusion photographique » (p. 120). C’est surtout à partir des années 1890 (chapitre 4) que la domination de ce médium s’accroît, le prix des appareils photos devenant accessible à la plupart des sous-officiers envoyés dans les colonies. Dans ces chapitres, l’auteur souligne régulièrement les liens qui se tissent et se structurent entre photographie et armées : ces dernières se dotent de sections photographiques contribuant à une meilleure connaissance du terrain. En montrant des armes (entre autres choses), la photographie contribue aussi à l’émergence d’une « nouvelle esthétique de la guerre » (p. 144). Daniel Foliard tisse donc un lien entre « les transformations des techniques et de l’esthétique photographique » et « [l’]expérimentation d’autres manières de détruire » (p. 137-138).

5Le chapitre 5 traite des processus de filtrage des images qui parviennent à la métropole. Daniel Foliard montre qu’il existe différents « régimes de visibilité » (Deleuze), puisque certaines images ne sont pas destinées à la diffusion (albums personnels) tandis que d’autres sont destinées à la presse. Et entre ces deux options, on trouve des régimes intermédiaires comme celui de la carte postale. Ainsi, « la visibilité des violences de masse comme de la guerre […] ne fait aucun doute » (p. 185).

6Le chapitre 6 montre que le médium peut parfois être détourné pour modifier le sens du discours porté sur les violences de masse. On assiste donc aux débuts de l’épineuse question du « rapport à la vérité de la photographie » (p. 238). La subversion peut aller de la manipulation à la dénonciation ou à ce que Daniel Foliard appelle « l’image “renversée” », « dont le sens dérape en changeant de contexte et de spectateurs » (p. 238), comme lorsque le journal The Sphere publie en 1906 des photos de « punitions » infligées à des Égyptiens qui avaient eu une altercation avec des officiers anglais, déclenchant une polémique : « La presse s’interroge, photographies à l’appui. Les punitions “ont-elles été trop sévères ?” […] Une vague de protestations […] condamne les exécutions » (p. 240). Par conséquent, « ce qui devait être une leçon impériale », puisque les photos avaient pour but originel de mettre en scène la domination britannique, « commence à se retourner contre les ordonnateurs de la punition » (p. 242).

7Les chapitres 7 et 8 sont consacrés au traitement réservé au corps, vivant, blessé ou mort, à commencer par celui de l’ennemi, qui devient « une surface d’inscription, le lieu d’un message » (p. 276). L’auteur analyse trois types de photographies : celles montrant le chef ennemi vaincu, dont le corps est « maîtrisé de façon symbolique » (p. 288) car « contraint », « recadré » (p. 278) par les colonisateurs qui le mettent en scène comme ils l’entendent ; puis les photos représentant des punitions ; enfin, celles qui se situent à la limite de l’insoutenable en montrant des têtes coupées ou des cadavres en fort mauvais état. Daniel Foliard montre néanmoins que « le spectacle de la violence photographique ne provoque pas forcément d’outrage » (p. 316), notamment pour des raisons racistes évidentes, mais aussi parce que ces violences sont perçues par les Européens comme une réponse nécessaire à une violence indigène. Quant au corps blessé ou mort du colonisateur, il est fréquemment photographié, jouant ainsi « un rôle funéraire » (p. 325), puisque les cadavres ne sont presque jamais rapatriés en Europe. Ces photographies ne remettent pas fondamentalement en cause l’ordre établi mais elles peuvent parfois « échapper à leurs cadres » (p. 349), si bien que « c’est la futilité de la guerre et de ses morts de masse que certains spectateurs lisent déjà dans les images, non pas la gloire de la conquête » (p. 350).

  • 2 « Les jugements que portent les nations les unes sur les autres nous informent sur ceux qui parlent (...)

8Enfin, le chapitre 9 traite de la réception des photographies coloniales en France et en Grande-Bretagne, où elles sont soumises à un filtrage. Ainsi, « elles illustrent les manières de voir de ceux qui les montrent, plus que ce qu’elles montrent » (p. 353), formule qui en rappelle une autre, de Todorov2. Foliard démontre notamment que, « loin d’un “vulgaire musée des horreurs”, l’exposition de la violence organisée » par la photographie « répond à des objectifs et à des logiques très concrètes » (p. 382) : elle permet à la France et au Royaume-Uni de montrer force et détermination, aussi bien à leurs propres populations qu’aux puissances étrangères.

9Telles sont les grandes lignes de cette étude, qui ne manquera pas d’ouvrir un certain nombre de pistes nouvelles, dont certaines sont esquissées par l’auteur lui-même dans sa conclusion. Il suggère par exemple de s’intéresser aux femmes, largement absentes des photos de son corpus puisqu’il s’est concentré sur « des images liées à des constructions de la virilité » (p. 397). Ses travaux permettent en tout cas de mettre en évidence la nécessité de « revoir [en partie] la chronologie de la photographie de conflit » (p. 398).

10Reste à souligner que l’ouvrage est remarquablement construit. Écrit dans une langue claire et agréable, il ne recherche pas le sensationnel, tentation pourtant facile avec de telles images. Les nombreuses photos reproduites sont bien intégrées au texte, et non mises en avant de façon outrancière. Elles sont accompagnées de quelques lignes qui les resituent fort bien. Le lecteur appréciera les réflexions très lucides de l’auteur, qui souligne régulièrement les limites et la fragilité de son corpus, puisqu’on a affaire à des « fragments » : bon nombre des photographies coloniales sont sans doute détruites, voire perdues, sommeillant dans quelque grenier ou archive personnelle. Toutefois, ce caractère fragmentaire permet précisément de mettre en avant des failles discursives, « un imprévu qui peut en dire plus que des centaines de pages de rapports officiels » (p. 395), et ainsi de déconstruire certaines images d’Épinal sur la colonisation. Enfin, la mise en regard des expériences françaises et britanniques est tout à fait réussie. Nul doute que l’ouvrage de Daniel Foliard fera date.

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Notes

1 Foliard Daniel, Dislocating the Orient. British Maps and the Making of the Middle East, 1854-1921, Chicago, Chicago University Press, 2017.

2 « Les jugements que portent les nations les unes sur les autres nous informent sur ceux qui parlent, non sur ceux dont on parle », Todorov Tzvetan, Nous et les Autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Éditions du Seuil, 1989, p. 29.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Maxime Boeuf, « Daniel Foliard, Combattre, punir, photographier. Empires coloniaux, 1890-1914 », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 25 novembre 2020, consulté le 12 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/45602 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.45602

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Rédacteur

Maxime Boeuf

Agrégé d’allemand, doctorant contractuel à l’Université d’Aix-Marseille (ECHANGES, EA 4236) en cotutelle avec l’Université de Tübingen. Domaines de recherche : littérature pour la jeunesse en Allemagne et en France ; roman colonial pour la jeunesse (fin XIXe s.) ; corps et altérité.

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