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Eva Illouz, La fin de l’amour. Enquête sur un désarroi contemporain

Laure Sizaire
La fin de l'amour
Eva Illouz, La fin de l'amour. Enquête sur un désarroi contemporain, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2020, 411 p., traduit de l'anglais par Sophie Renaut, ISBN : 978-2-02-143034-9.

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Texte intégral

  • 1 Eva Illouz, Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse, Paris, Seuil, 2012.
  • 2 Eva Illouz, Les sentiments du capitalisme, Paris, Seuil, 2006.

1La sociologue des émotions Eva Illouz n’a pas peur des titres « chocs ». Après Pourquoi l’amour fait mal ?1 publié en 2012, où elle décortiquait les ressorts sociologiques de la souffrance amoureuse, elle s’attèle en 2020 à explorer le « non-amour » qui, selon elle, signale « la façon nouvelle dont les liens sociaux se défont » et constitue « un terrain privilégié pour comprendre comment est en train de se créer, au croisement du capitalisme, de la sexualité, des rapports entre les sexes et de la technologie, une nouvelle forme de (non-)sociabilité » (p. 12). Concrètement, l’auteure s’appuie sur l’analyse de certaines pratiques intimes contemporaines telles que le casual sex (sexe sans engagement), les rencontres sur Tinder ou encore le ghosting, qu’elle associe à des formes de « socialités négatives » (c’est-à-dire des relations dépourvues de contenu normatif dont on peut facilement sortir), pour défendre une thèse déjà présente dans Les sentiments du capitalisme2 : les logiques économiques, la culture de la consommation et la technologie colonisent les relations intimes, la sexualité et la famille. Pour développer cet argument, Eva Illouz mobilise une bibliographie foisonnante largement anglophone et, comme à son habitude, des matériaux issus d’extraits de sites internet, de magazines de psychologie, de journaux tels que The New Yorker ou encore de blogs personnels. Au regard de ses travaux antérieurs, elle met néanmoins en œuvre une méthodologie nouvelle annoncée dans le titre du livre : Eva Illouz a réalisé une « enquête » en menant 92 entretiens auprès de 47 femmes et 45 hommes, en France, en Angleterre, aux États-Unis, en Israël et en Allemagne. La majorité de ces individus étaient hétérosexuel·le·s, divorcé·e·s, marié·e·s, ayant des relations occasionnelles ou aucune relation.

  • 3 Le terme « acteur » a été retenu pour le compte rendu mais il faut noter que l’auteure fait usage d (...)

2La thèse de l’auteure se déploie en six chapitres. Le premier constitue une introduction dans laquelle elle tente de délimiter son objet : le choix négatif qui s’apparenterait à une forme de non-engagement. Le choix de « ne pas choisir » est vu comme la conséquence du développement de la liberté émotionnelle et de la liberté sexuelle, traits caractéristiques selon Eva Illouz de la « modernité émotionnelle », définie comme une « propriété de soi affective et corporelle » (p. 18). Ce type de modernité prend une ampleur sans précédent à partir des années 1960 et franchit un nouveau palier avec l’apparition d’Internet et des applications sexuelles et amoureuses qui dépossèdent les acteurs3 de « scénarios sociaux stables et prévisibles » (p. 19) pour s’engager dans une relation. La logique contractuelle aurait ainsi été remplacée par une « incertitude généralisée, chronique, structurelle qui préside à la formation des relations sexuelles et amoureuses » (p. 19).

  • 4 L’auteure a déjà largement exploré ce système dans Pourquoi l’amour fait mal (op. cit.) afin de mon (...)

3Pour donner de la consistance à cet argument, le deuxième chapitre se consacre à l’examen de la structure sociologique de la cour amoureuse4 au XIXe siècle. Il donne à voir les rituels qui encadraient les relations intimes jusqu’au mariage, telos de toutes relations hétérosexuelles, et comment cette configuration sociale était productrice de certitude. Effective jusque dans les années 1960, elle fonctionnait ainsi comme un catalyseur de doutes et ordonnait les émotions grâce à des normes et des règles communes aux protagonistes. À partir des années 1970, les rituels encadrant les relations intimes se sont considérablement transformés grâce au mouvement de libération des femmes et à l’avènement de la liberté sexuelle ; mais cette liberté a été, selon l’auteure, récupérée par la sphère économique – en témoignent les industries de l’image, des cosmétiques et de la pornographie – : la liberté sexuelle se confond dès lors avec la liberté consumériste.

  • 5 Marie Bergström, Les nouvelles lois de l’amour, Paris, La Découverte, 2019, compte rendu d’Édouard (...)

4Ceci amène l’auteure, dans un troisième chapitre, à explorer une forme de sexualité qui incarnerait l’idéologie capitaliste : le casual sex. Dans le cadre de cette interaction sexuelle, les « individus deviennent équivalents, comme les marchandises, et sont subsumés sous le plaisir orgasmique qui tient lieu de monnaie d’échange » (p. 103). Eva Illouz souligne toutefois le caractère asymétrique de ces relations. Si l’accumulation de relations sexuelles est synonyme pour les hommes de puissance et de pouvoir, l’exercice de cette liberté pour les femmes est plus ambivalent. Ce constat, somme toute déjà opéré par de nombreuses recherches5, est ensuite corrélé à l’argument du quatrième chapitre, le plus stimulant du livre : le développement d’un capitalisme scopique qui transforme la sexualité des femmes, à travers la production d’images, en source de plus-value.

  • 6 Paola Tabet, La grande arnaque. Sexualité des femmes et échange économico-sexuel, Paris, L’Harmatta (...)

5La théorie de l’échange économico-sexuel produite par Paola Tabet6 est ainsi revisitée par l’auteure à la lumière des sociétés occidentales où néolibéralisme et féminisme coexistent. Si certaines femmes peuvent en partie échapper à constituer leur sexualité en sexualité de service dans le cadre d’un mariage ou de la prostitution, elles sont en revanche expropriées de la valeur de leur corps sexualisé par le système capitaliste, dont l’appareil « idéologico-visuel-économique » est largement contrôlé par les hommes. Cela montre une reconfiguration du pouvoir patriarcal concomitante à l’émancipation économique des femmes qui passe par une définition et une valorisation des femmes réductibles à leur corps sexuel. Mais les mécanismes induits par les marchés visuels contemporains identifiés par l’auteure n’atteignent pas seulement les femmes. Ils opèrent dans toutes les relations sociales et plus particulièrement dans les relations intimes et amoureuses, où le choix est désormais possible et surtout rendu visible sur ces marchés visuels. En leur sein, les mécanismes d’évaluation, qui reposent sur un processus cognitif de comparaison et peuvent aboutir à la dévaluation, sont renforcés. Cette potentielle dévaluation – sexuelle – maintient ainsi les individus, et plus particulièrement les femmes, dans des zones d’incertitudes qu’Eva Illouz perçoit comme une « incertitude ontologique ».

  • 7 Erving Goffman, L’arrangement des sexes, Paris, La Dispute, 2002 [1977].

6C’est à partir de ces conclusions que l’auteure s’interroge, dans le cinquième chapitre, sur le contrat hétérosexuel contemporain. Elle met en lumière des « impératifs contradictoires » auxquels sont soumis hommes et femmes : celui de l’autonomie et celui de l’attachement. À cheval entre ces deux désirs, l’un·e comme l’autre tente de se préserver et d’évaluer les « risques », ce qui crée des potentialités de « relations agonistiques » (p. 224) dans lesquelles chacun·e cherche à préserver sa valeur, sa subjectivité, sans être asservi·e par celles de l’autre. Bien qu’Eva Illouz se laisse aller à des descriptions pessimistes en qualifiant par exemple les relations contemporaines de « chaotiques et dominées par la peur » (p. 247), comme « manquant de narrativité » (p. 214), marquées par l’instabilité et construites sur des « volontés confuses » (p. 208), on perçoit en même temps les normes nouvelles qui ont cédé la place au système de galanterie et au dispositif de cour7. Les scénarios des relations intimes sont nécessairement moins stables puisqu’ils sont aujourd’hui mis en œuvre par deux individus qui se réclament de l’exercice de leur liberté sexuelle et émotionnelle. Ainsi, « ce sont moins des actes scénarisés de direction volontaire qui font “avancer” les relations qu’un “flux” non narratif où les acteurs sexuels s’orientent de façon pragmatique en passant des moments agréables » (p. 249).

7Le dernier chapitre aborde enfin le divorce, que l’auteure envisage également comme une « relation négative ». Les conditions du (non-)maintien d’une relation seraient identiques à celles de la (non-)formation d’une relation, soumises à la même « pression sociologique ». Eva Illouz souligne ici le rôle des femmes dans la « redéfinition de la vocation du mariage » : d’une vocation économique, il est passé à une vocation sentimentale (p. 262). Si l’incertitude affective provoquée par des débuts de relation peu contractualisés semble plus souvent pénaliser les femmes construites selon des normes de genre favorisant l’expression des émotions et l’affectivité, ce sont donc plutôt leurs certitudes qui les poussent au divorce. À l’appui d’une « ontologie affective », c’est-à-dire d’une capacité à analyser leurs émotions comme celles des autres et à établir des normes méta-émotionnelles, les femmes développent des revendications et des « compétences spécifiques » (p. 298) qui font loi dans leurs interactions intimes.

  • 8 Pour un exemple paradigmatique : Mathieu Trachman, Le travail pornographique, Paris, La Découverte, (...)
  • 9 Marie Bergström, op. cit.
  • 10 Jean-Hugues Déchaux, « La parenté et l’exigence démocratique : sociologie politique du pluralisme f (...)

8Eva Illouz a-t-elle, comme elle l’annonçait en début d’ouvrage, réalisé une « ethnographie de l’hétérosexualité » ? L’objectif était probablement un peu trop ambitieux, tant au regard de la méthode employée, qui rend difficile une ethnographie, qu’à celui de la thèse poursuivie, trop étroitement corrélée à une critique du capitalisme. Si les logiques néolibérales se sont bien immiscées dans de nombreuses pratiques sociales, allant jusqu’aux plus intimes8, elles n’épuisent cependant pas d’autres logiques tout aussi fondamentales telles que l’émancipation économique des femmes ou la privatisation de la rencontre9. Ainsi, l’auteure semble parfois emportée par son argument au détriment de ses matériaux, qui donnent moins à voir des hommes qui ont le choix que des femmes qui font des choix. La liberté désormais accessible aux femmes, aussi ambivalente soit-elle, crée sans doute de l’incertitude dans les relations intimes, allant même jusqu’à les rendre « agonistiques » ou « chaotiques », mais elle entraine sans aucun doute aussi plus d’égalité et le développement d’une exigence démocratique10 de plus en plus prégnante au cœur même de l’intimité.

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Notes

1 Eva Illouz, Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse, Paris, Seuil, 2012.

2 Eva Illouz, Les sentiments du capitalisme, Paris, Seuil, 2006.

3 Le terme « acteur » a été retenu pour le compte rendu mais il faut noter que l’auteure fait usage d’un vocabulaire très aléatoire, alternant entre des notions telles qu’« acteur sexuel », « agent », « sujet économico-sexuel » et « sujet sexo-économique » sans justifier les équivalences ou les nuances qu’elle établit entre ces termes.

4 L’auteure a déjà largement exploré ce système dans Pourquoi l’amour fait mal (op. cit.) afin de montrer les transformations de l’architecture du choix amoureux.

5 Marie Bergström, Les nouvelles lois de l’amour, Paris, La Découverte, 2019, compte rendu d’Édouard Coëtoux pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.34477 ; Michel Bozon, Sociologie de la sexualité. 4e éd., Paris, Armand Colin, 2018 ; Christophe Giraud, L’amour réaliste. La nouvelle expérience amoureuse des jeunes femmes, Paris, Armand Colin, 2017, compte rendu de Justine Vincent pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.23334.

6 Paola Tabet, La grande arnaque. Sexualité des femmes et échange économico-sexuel, Paris, L’Harmattan, 2004.

7 Erving Goffman, L’arrangement des sexes, Paris, La Dispute, 2002 [1977].

8 Pour un exemple paradigmatique : Mathieu Trachman, Le travail pornographique, Paris, La Découverte, 2013 ; compte rendu de Pierre Brasseur pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.11591.

9 Marie Bergström, op. cit.

10 Jean-Hugues Déchaux, « La parenté et l’exigence démocratique : sociologie politique du pluralisme familial », Le Laboratoire politique. Think tank Différent, 2014, disponible en ligne : https://www.udaf26.fr/-Conference-de-Jean-Hugues-Dechaux-Professeur-de-Sociologie-Universite-Lumiere-.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Laure Sizaire, « Eva Illouz, La fin de l’amour. Enquête sur un désarroi contemporain », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 24 novembre 2020, consulté le 25 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/45577 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.45577

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Rédacteur

Laure Sizaire

Doctorante en sociologie (Université Lumière Lyon 2, Centre Max Weber).

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