Jean-Paul Barrière, Hervé Leuwers (dir.), La construction des professions juridiques et médicales. Europe occidentale XVIIIe-XXe siècle

Texte intégral
1La sociologie des professions a longtemps privilégié les professions clairement instituées, répondant à quelques critères évidents : régulation par les pairs, contrôle de l’accès à la profession, monopolisation de l’activité, concentration du savoir et renforcement de l’expertise, délimitation du champ d’intervention… Avocats, médecins ainsi que quelques autres métiers ont par conséquent fait l’objet d’une attention particulière, qui ne s’est jamais démentie. L’originalité et l’intérêt de l’ouvrage collectif coordonné par Jean-Paul Barrière et Hervé Leuwers résident donc ailleurs. La dimension comparative, à la fois historique et sociale, en est la clé. Elle permet de multiplier les focales pour renouveler le regard traditionnellement porté sur ces métiers avec la profondeur de la longue durée et le dépaysement des changements d’horizons nationaux.
2Le texte introductif de Jean-Paul Barrière et Hervé Leuwers situe clairement les enjeux. Les similitudes décelables dans la structuration des professions juridiques et médicales s’expliquent par une histoire commune, conduisant à les différencier des arts mécaniques, des « métiers », à leur conférer une forme de noblesse intellectuelle par le quasi-monopole des facultés de droit et de médecine qui en firent des « professions ». D’où l’ambition de ressaisir ces professions à partir d’une histoire présentant des similitudes, mais aussi des différences selon leurs dynamiques propres et, plus encore, selon leur construction en différents lieux et dans différents contextes déterminants. En outre, une seconde caractéristique de l’entreprise éditoriale réside dans l’élargissement des articles édités au-delà des seules professions « canoniques ». Les frontières constitutives des « écologies de métiers » sont ainsi scrutées et révèlent, au-delà des jeux de rivalité et de concurrence entre professions, leurs variations historiques.
3Comme pour tout ouvrage collectif, au-delà du dessein général, le lecteur sera davantage intéressé par certaines contributions que par d’autres, et le rapporteur n’échappe pas à cette règle. Il se propose par conséquent de ne pas évoquer toutes les thématiques abordées dans l’ouvrage mais de suggérer un possible chemin de lecture. Ce chemin commence par l’histoire de la professionnalisation de la magistrature française. Les articles d’Emmanuel Berger et de Catherine Fillon en éclairent différents points : les origines du juge d’instruction, avec la loi du 20 avril 1810 qui renforce la différenciation des fonctions de poursuite (procureur impérial) et d’instruction ; les débats récurrents portant sur la tension née de cette différenciation et sur les équilibres recherchés entre protection des droits des prévenus, indépendance de la justice et maintien de l’ordre public ; la difficile professionnalisation d’un corps longtemps resté sous influence politique, au fil du XIXe siècle et encore durant une partie du XXe siècle, puisque le concours de recrutement ne devint effectif qu’en 1958 avec la création du CNEJ (Centre national d’études judiciaires) ; le travail de réenchantement d’une profession, longtemps peu attractive, qui ne parvient à susciter des vocations en nombre qu’à partir des années 1970.
4En contrepoint et en complément, les analyses portant sur d’autres pays de tradition juridique continentale éclairent le jeu des différences. L’article de Francesco Aimerito montre comment, dans les territoires de la future Italie, et plus précisément dans le Piémont-Sardaigne, les professions du droit se réorganisèrent sous l’influence du modèle napoléonien mais aussi maintinrent certaines traditions. L’étude consacrée par Françoise Muller et Jean-Pierre Nandrin aux tribunaux de commerce en Belgique réserve plus de surprises encore. Elle révèle, par exemple, un système dual qui s’est maintenu jusqu’en 1967. Il faisait coexister des territoires sans tribunal commercial, le contentieux commercial étant alors aux mains de juges professionnels (relevant des tribunaux de première instance), et des territoires avec tribunal commercial, mobilisant des juges non professionnels issus des chambres de commerce et d’industrie. La réforme de 1967 met un terme à cette situation et harmonise la composition des tribunaux de commerce avec un magistrat professionnel (président) et deux juges non professionnels. Elle soulève la question de la professionnalisation de la justice et de sa nécessité selon le type de juridiction : faut-il en effet rendre la justice selon le droit ou selon la connaissance des usages ? Cette réforme esquisse un compromis et son exemple invite à revisiter le fonctionnement d’autres juridictions au sein desquelles la question de la professionnalisation mais aussi de la déprofessionnalisation, sous la forme du recours à des citoyens auxiliaires de justice, se pose toujours avec autant d’acuité.
5Le cas de l’Allemagne, plus précisément de la Prusse antérieurement à la Première Guerre mondiale, présenté par Marie-Bénédicte Vincent, apporte également de nombreux enseignements sous l’angle comparatif. On y observe une organisation/structuration étatique des professions du droit, y compris des professions libérales, basée à la fois sur la formation et la qualification des agents, sur l’attribution de titres honorifiques (pouvant aller jusqu’à l’ennoblissement) et sur l’intégration de ces agents dans une hiérarchie symbolique de l’État. Pour prolonger cette logique comparative intra-nationale entre professions et extra-nationale au sein d’une même profession, l’étude que Jean-Paul Barrière consacre au notariat en France montre à quel point son champ d’intervention a pu varier selon les régions et les périodes, non sans révéler quelques zones grises. En raison de la dynamique du droit « anglo-saxon » et de la libéralisation européenne des services, l’internationalisation fait ressortir certaines faiblesses de la profession, mais aussi le renouvellement de ses ressources. Ce dernier découle de son développement dans de nombreux pays « latins-germaniques » proposant des systèmes comparables, ainsi que dans des pays asiatiques, comme la Chine, ou des pays africains séduits à leur tour par la sécurité juridique qu’offre le notariat.
6Si l’on se tourne vers les contributions, moins nombreuses, consacrées au monde médical, des problématiques similaires s’imposent et éclairent par exemple la question de l’organisation territoriale peu rationnelle de la santé en France sous l’Ancien Régime. À la conquête progressive d’une juridiction par les médecins au détriment des apothicaires et des chirurgiens s’ajoutait, comme le montre Céline Pauthier, un maillage territorial largement marqué par l’empreinte des facultés, au premier rang desquelles la Faculté de Paris, laissant subsister ce que l’on pourrait appeler, au risque d’un anachronisme, des déserts médicaux ruraux. Le pouvoir facultaire s’avérait étendu, puisqu’incluant la définition des territoires professionnels des soignants et la délimitation géographique du droit de soigner. Dans l’article suivant, Renaud Limelette appréhende la professionnalisation de la médecine sous l’Ancien Régime dans le milieu militaire. À partir du milieu du XVIIIe siècle, s’opèrent une rationalisation du cadre hospitalier et une unification des statuts des personnels (aumônier, médecin, chirurgien-major et chirurgien, inspecteur des hôpitaux, apothicaire en chef et garçon apothicaire). Quant à l’analyse des évolutions du corps médical en Espagne au XIXe siècle, proposée par Isabelle Renaudet, elle saisit à son tour la professionnalisation, mais cette fois sous l’angle de la tension entre la libéralisation de l’exercice du métier et le renforcement du contrôle de l’État sur les acteurs de la santé.
7Enfin, la dernière partie de l’ouvrage propose deux contributions, l’une de Catherine Denys et l’autre de Fabien Gaveau, portant respectivement sur les voies contradictoires de la professionnalisation de la police en Europe au fil du XVIIIe siècle et sur les gardes champêtres en France avant la Première Guerre mondiale. Ces articles apportent des matériaux permettant de pénétrer les logiques mais aussi les freins qui font qu’une activité apparaît, se détache et s’impose, revêt une importance sociale, et confère à ceux qui l’exercent une forme de reconnaissance qui, en retour, leur garantit sous certaines conditions une rémunération. Loin de s’imposer sous l’effet d’un clair volontarisme étatique se traduisant par l’octroi de ressources et la constitution d’un groupe professionnel, le métier de garde champêtre se maintient tout au long du XIXe siècle dans un état de semi-professionnalisation qui varie selon les lieux, restant placé sous la dépendance des pouvoirs locaux et des acteurs influents, soucieux d’en contrôler le champ d’intervention.
8Les diverses contributions regroupées dans l’ouvrage s’adressent en premier lieu à des historiens qui cherchent à saisir le passé sous l’angle de la formation et des transformations de groupes professionnels qui constituent d’intéressants objets d’étude – évidemment en eux-mêmes mais aussi au-delà – par ce qu’ils permettent de révéler de l’organisation de la société, de la structuration économique des activités et de la diffusion des savoirs en son sein. Un autre intérêt majeur de l’ouvrage réside dans l’étude des rapports entre groupes professionnels appartenant à un même monde, à une même écologie professionnelle et, de ce fait, rivaux, souvent ordonnés et pacifiés par le haut. Il offre, à ce titre, matière à réflexion aux sociologues des professions, qui y trouveront, au-delà d’éclairages historiques sur leurs propres objets, de véritables études de cas portant sur les dynamiques professionnelles.
Pour citer cet article
Référence électronique
Stéphane Olivesi, « Jean-Paul Barrière, Hervé Leuwers (dir.), La construction des professions juridiques et médicales. Europe occidentale XVIIIe-XXe siècle », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 24 novembre 2020, consulté le 18 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/45573
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