Yves-Marie Bercé (dir.), Archives des gens simples

Texte intégral
- 1 Arlette Farge, Vivre dans la rue à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1979 ; Daniel Roche, L (...)
- 2 L’exemple est donné par Yves-Marie Bercé dans l’ouvrage en question, p. 11
1Parmi les limites qui circonscrivent le territoire de l’historien, celle des vies ordinaires est parmi les plus hermétiques. Comment trouver un accès à ce qui s’avère trop banal pour être mis en mots par les contemporains, et trop modeste pour justifier l’encre des lettrés ? En particulier, l’historiographie française s’interroge depuis le mouvement des Annales, au plus, et depuis l’histoire des peuples urbains, au moins1, à la masse de la population qui, n’écrivant pas et possédant peu, traverse l’existence sans en laisser beaucoup de traces. Avec eux, meurent souvent le gros de ce qui constituait leur ordinaire et, plus souvent encore, l’ensemble de valeurs culturelles spécifiques qui donnait sens au peu qu’il est possible de reconstituer. Devant quelque relique oubliée dans la table de nuit d’un mort à l’hôpital2, l’historien est un peu démuni : ce qu’il aimerait comprendre ne se trouve pas dans l’objet. C’est à cette difficulté, que peu de chercheurs n’ont jamais affrontée, qu’est consacré cet ouvrage dirigé par Yves-Marie Bercé. Sa genèse exprime une profonde et longue mutation du regard historiographique : dérivé d’un colloque organisé par la Société des amis des Archives de France, soutenu par les Archives de France et les Archives nationales, l’ouvrage montre l’intérêt porté à l’histoire d’en bas par des institutions d’abord et longtemps formées à la mémoire de l’État. Il réunit 17 contributions modulant l’histoire des « gens simples » par des cas d’études, sur le territoire français, à des époques variées (du Moyen-Âge au temps présent, quoique l’époque moderne soit nettement surreprésentée), cernant des voies d’accès à une réalité souvent muette. Si le volume est assez concis (248 pages) et si les exemples sont en conséquence plus évoqués que développés, on notera la qualité et le soin apportés aux contributions, inscrites dans des parcours de recherche remarquables et très variés.
- 3 Serge Bianchi, « Archives des vignerons du sud de l’Île-de-France au temps de la Révolution (1780-1 (...)
- 4 Olivier Jandot, « “Les gens simples” face à l’hiver XVIe-XVIIIe siècles », p. 33-45.
- 5 Catherine Lecomte, « Des gens simples, les marchands de Versailles au XVIIIe siècle ? », p. 47-55.
- 6 Philippe Artières, « Les archives autobiographiques de patients en psychiatrie. Le cas des papiers (...)
- 7 Pascal Even, « Les Français à l’étranger au XIXe siècle. Illusions et réalités », p. 65-75.
- 8 Vanessa Szollosi, « Maux de femmes : aperçu des courriers reçus par la délégation à la Condition fé (...)
2Le recueil est divisé simplement : d’une part les participations qui donnent des exemples d’accès archivistiques aux humbles, d’autre part les réflexions sur le médium scriptural. La première partie s’attache dans le même geste à définir quelles populations composent les « gens simples » d’une société donnée et à circonscrire les fonds documentaires qui rendent possible une telle définition. Les vignerons franciliens de la période révolutionnaire peuvent ainsi être connus à la faveur de leur forte implication dans de nouvelles formes sociales et politiques3. Les innombrables « morts de froid » qui ponctuent les sources judiciaires donnent une première approche de l’expérience populaire des rudes hivers modernes4. La formation du centre de pouvoir versaillais met en tension la place sociale des marchands, entre ceux qui profitent du développement de la ville neuve et ceux qui en sont exclus5. L’époque contemporaine offre des voies plus originales pour accéder aux « vies minuscules » : les patients en psychiatrie laissent des écrits en leurs noms, hors du regard disciplinaire de l’institution hospitalière6 ; les effets personnels des ressortissants français décédés à l’étranger, revenant aux consulats, fournissent un étonnant témoignage des vies ordinaires7. Le recours à l’écrit, comme forme privilégiée du témoignage et de l’action en société, étant plus systématique depuis la seconde moitié du XXe siècle, les écrits des humbles ne sont plus des exceptions : ils servent à l’archivage des vies oubliées, ou aux plaintes auprès des services d’État8.
- 9 Claude Gauvard, « Les archives des gens simples au filtre de la justice médiévale : esquisse d’un b (...)
- 10 Yves-Marie Bercé « Les brûlements de papiers dans les révoltes populaires des Temps modernes », p. (...)
- 11 Ulrike Krampl, « Traces d’hommes et de femmes polyglottes dans le Paris de la fin de l’Ancien Régim (...)
- 12 Benoit Garnot, « Écrits de vignerons au XVIIIe siècle », p. 179-186. ; Jacques-Olivier Boudon, « Le (...)
- 13 Jean-François Laé et Laetitia Overney, « Se dire, s’écrire dans un coin de l’église », p. 211-224.
- 14 Philippe Nieto, « Les impressions et publications populaires », p. 225-236.
3La seconde partie de l’ouvrage porte son originalité. Comment penser la relation des humbles aux traces écrites qu’ils suscitent, souvent malgré eux ? On pense bien sûr au filtre que constitue l’écriture administrative, qui exige des acteurs plus qu’elle ne les laisse exprimer : voilà des paroles extirpées, des mots réécrits, en lesquels les prétendus locuteurs auraient du mal à se reconnaître9. Mais les populations ont une capacité d’action sur l’écrit, même sans le maîtriser : pendant les révoltes modernes, l’incendie d’archives seigneuriales et royales devient acte de salvation10, qui porte l’espoir de l’oubli des dettes et des taxes. Un phénomène spécifique de la fin de l’Ancien Régime est le mouvement qui voit les populations modestes se saisir de l’écrit comme un moyen de leur action en société. On voit des groupes sociaux divers se saisir des petites annonces11, ou de la mise en récit de sa propre vie, phénomène qui descend nettement les hiérarchies sociales aux XVIIIe et XIXe siècles12. L’époque contemporaine prolonge ce mouvement, en particulier par la scriptularisation de pratiques auparavant orales, comme les invocations religieuses13, et par la diffusion de l’édition dite « populaire », voie d’une appropriation de la culture littéraire14. Au total, si la trajectoire peut sembler simple, entre l’éloignement initial de l’écrit et son appropriation, la relation des gens simples à l’écriture est surtout faite d’opportunités d’action, à mesure que l’ensemble de la société intègre l’écrit comme mécanisme fondamental de son fonctionnement.
- 15 Vincent Milliot, Les « Cris de Paris », ou le peuple travesti. Les représentations des petits métie (...)
4On saluera d’abord une entreprise qui touche à la pratique même d’un champ de recherche dont la théorie est souvent invoquée mais plus rarement mise en pratique. En histoire moderne en particulier, l’idée d’une histoire qui respecterait par ses méthodes l’étrangeté des populations les plus modestes ne s’étaye souvent pas sur de réelles voies documentaires permettant d’atteindre ce but. Les humbles sont encore fréquemment perçus par les écritures de pouvoir, quoique les distorsions de celles-ci soient maintenant bien connues15. Il faut donc se réjouir d’une entreprise visant à replacer au cœur de l’enquête historique le problème de la valeur de la source comme trace des vies passées, problème qui, après le moment de la micro-histoire et l’engouement pour les écrits du for privé, a eu tendance à devenir plus discret dans le champ historiographique français.
- 16 P. 241-242.
- 17 Christine Métayer, Au tombeau des secrets : Les Écrivains publics du Paris populaire, cimetière des (...)
- 18 Nicolas Schapira, Maitres et secrétaires (XVIe-XVIIIe siècles). L’exercice du pouvoir dans la Franc (...)
5Un souci filé dans les contributions concerne en particulier la médiation de l’écrit et les figures de cette médiation. Le privilège donné, depuis les années 1980, aux archives judiciaires, parfois perçues comme des fenêtres directes vers les vies anciennes, pose en effet aujourd’hui problème. En quoi, par exemple, une déposition au Châtelet peut-elle instruire sur le cours normal du Paris d’Ancien Régime ? Entre l’ordinaire qui y est évoqué et l’historien, il y a le filtre d’acteurs dont l’action d’écriture n’est pas sans conséquences. L’apport de l’ouvrage est de ne jamais oublier ce filtre, et d’inclure la production de l’écrit dans la compréhension de son objet. Dans la conclusion générale, Yves-Marie Bercé pose la question de la place de l’écriture dans un contexte social qui tend à déléguer et à localiser cette fonction en des acteurs particuliers16 : écrivains publics pour les humbles17, secrétaires particuliers pour une noblesse qui privilégié la symbolique de la signature à la pratique de l’écriture18. C’est certainement sur ce point que l’ouvrage touche le plus vivement à un savoir en construction, qui comprend l’écriture-action des contemporains et l’écriture-trace que fréquente l’historien : que fait-on aux autres lorsque l’on écrit à leur place ? Le problème de l’écrit transmis se pose ainsi en lien avec celui de l’écrit en société : ce que l’historien étudie n’est que le reste d’une relation pratique des groupes sociaux à un geste d’écriture qui, à l’époque moderne, n’est pas un mécanisme universel et partagé du fonctionnement social, mais une fonction située et prise dans les dynamiques inhérentes à ces groupes.
6Une réserve peut toutefois être émise, qui concerne l’indétermination entourant le concept central de « gens simples ». Qui sont-ils ? Que constitue la « simplicité » d’une vie ? Au-delà d’une formule qui sépare cette entreprise de recherche d’une archivistique plus traditionnelle concentrée sur les institutions d’État, on peut en effet regretter l’absence de travail concerté visant à définir la figure sociale de l’humble, que la malléabilité rend parfois suspecte de prescriptions exogènes. Bien souvent, les contributions se contentent de sous-entendre des définitions négatives désignant ceux qui n’ont pas le pouvoir dans une communauté donnée : en d’autres termes, le critère et les définitions politiques que l’approche sociale cherche à évincer refait insidieusement surface, par la définition d’une catégorie finalement relative aux structures du pouvoir. Cependant, on trouvera dans ces Archives des gens simples une contribution précieuse au décentrement des méthodes les plus acquises de l’histoire sociale française.
Notes
1 Arlette Farge, Vivre dans la rue à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1979 ; Daniel Roche, Le Peuple de Paris. Essai sur la culture populaire au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 1998.
2 L’exemple est donné par Yves-Marie Bercé dans l’ouvrage en question, p. 11
3 Serge Bianchi, « Archives des vignerons du sud de l’Île-de-France au temps de la Révolution (1780-1810) », p. 17-31.
4 Olivier Jandot, « “Les gens simples” face à l’hiver XVIe-XVIIIe siècles », p. 33-45.
5 Catherine Lecomte, « Des gens simples, les marchands de Versailles au XVIIIe siècle ? », p. 47-55.
6 Philippe Artières, « Les archives autobiographiques de patients en psychiatrie. Le cas des papiers de René L. à l’hôpital du Bon-Sauveur de Picauville (Manche) », p. 57-64.
7 Pascal Even, « Les Français à l’étranger au XIXe siècle. Illusions et réalités », p. 65-75.
8 Vanessa Szollosi, « Maux de femmes : aperçu des courriers reçus par la délégation à la Condition féminine (1976-1978) », p. 91-104.
9 Claude Gauvard, « Les archives des gens simples au filtre de la justice médiévale : esquisse d’un bilan », p. 107-119 ; Frédéric Chauvaud, « Les archives succinctes du gibier pénal (1830-1930) », p. 199-210.
10 Yves-Marie Bercé « Les brûlements de papiers dans les révoltes populaires des Temps modernes », p. 121-131.
11 Ulrike Krampl, « Traces d’hommes et de femmes polyglottes dans le Paris de la fin de l’Ancien Régime », p. 145-158.
12 Benoit Garnot, « Écrits de vignerons au XVIIIe siècle », p. 179-186. ; Jacques-Olivier Boudon, « Les écrits enfouis d’un menuisier des Hautes-Alpes. Joachim Martin, un anonyme qui ne veut pas le rester », p. 187-197.
13 Jean-François Laé et Laetitia Overney, « Se dire, s’écrire dans un coin de l’église », p. 211-224.
14 Philippe Nieto, « Les impressions et publications populaires », p. 225-236.
15 Vincent Milliot, Les « Cris de Paris », ou le peuple travesti. Les représentations des petits métiers parisiens (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, Publications de la Sorbonne, 1995 ; Justine Berlière, Policer Paris au siècle des Lumières. Les commissaires du quartier du Louvre dans la moitié du XVIIIe siècle, Paris, École nationale des Chartes, 2012 ; Vincent Milliot et Justine Berlière, « L’admirable police »: Tenir Paris au siècle des Lumières, Paris, Champ Vallon, 2016.
16 P. 241-242.
17 Christine Métayer, Au tombeau des secrets : Les Écrivains publics du Paris populaire, cimetière des Saints-Innocents XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 2000.
18 Nicolas Schapira, Maitres et secrétaires (XVIe-XVIIIe siècles). L’exercice du pouvoir dans la France d’Ancien Régime, Paris, Albin Michel, 2020.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Louis Georges, « Yves-Marie Bercé (dir.), Archives des gens simples », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 23 novembre 2020, consulté le 22 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/45557 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.45557
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page