David Douyère, Pascal Ricaud (dir.), « YouTube, un espace d’expression politique ? », Politiques de communication, n° 13, 2019

Texte intégral
- 1 Concept originellement issu de Lave Jean et Wenger Etienne, Situated Learning: Legitimate Periphera (...)
- 2 Blumler Jay G., « The Fourth Age of Political Communication », Politiques de communication, n° 6, 2 (...)
- 3 Cissé Blondin, « L’espace public politique ou le lieu de la construction déconstructive », Cahiers (...)
- 4 Gomez-Mejia Gustavo, Nicey Jérémie et Stalder Angèle, « Youtubeurs, invention d’une énonciation sub (...)
- 5 Benson Phil, The Discourse of YouTube: Multimodal Text in a Global Context, New York, Routledge, 20 (...)
- 6 Burgess Jean, « Youtube and the formalisation of amateur media », in Dan Hunter, Ramon Lobato, Mega (...)
- 7 Au sens de l’ensemble des codes qui déterminent l’organisation d’un groupe social. Voir Lemieux Cyr (...)
1Le présent dossier du numéro 13 de la revue Politiques de communication – coordonné par David Douyère et Pascal Ricaud – se propose d’interroger les stratégies et tactiques de politisation de la plateforme médiatique YouTube, nouveau haut lieu du divertissement, au cadrage propre, dont le succès et la configuration particulière attirent de plus en plus d’usagers présents sur d’autres plateformes médiatiques. Les différentes contributions du dossier « YouTube, un espace d’expression politique ? » se concentrent plus particulièrement sur la manière dont des communautés de pratique1 usent de marques, rites et langages pour développer une expression politique et militante qui rompt avec l’énonciation classique du discours engagé. À l’aube d’une quatrième ère de la communication2 où co-existent de très nombreuses structures médiatiques parfois interdépendantes, de nouvelles plateformes participent à la transformation des frontières de l’espace public, entendu comme « univers intellectuel qui va chercher à repenser la vie sociale afin de la remodeler »3. Ainsi, le célèbre site américain YouTube non seulement corrobore l’élargissement des pratiques vidéographiques et audiovisuelles4, mais offre également un nouveau lieu d’énonciation potentiellement accessible à tous. Les « youtubeurs », vidéastes dont la posture se situe entre médiateur, traducteur et animateur, deviennent les participants d’une « reconfiguration médiatique partielle »5 permettant à quiconque le souhaite de créer son propre contenu6. Le développement de pratiques et grammaires spécifiques7 – permettant notamment de s’adresser à un public renouvelé – attire donc naturellement de nombreux professionnels présents dans les médias traditionnels et souhaitant étendre les limites de leur communication numérique. Dès lors, l’étude de cet échange transmédiatique – entre énonciation classique et imitation, voire appropriation, d’un nouveau langage – s’impose.
2Dans leur article introductif du dossier, les coordinateurs David Douyère et Pascal Ricaud présentent l’objectif de leur projet : interroger la légitimité, les moyens et les publics de YouTube en tant que dispositif de médiation inédit. En effet, les codes et pratiques de la plateforme s’écartent des formes conventionnelles d’énonciation du politique : discours direct en langage courant, sentiment de proximité ou de « promiscuité factice » avec l’internaute (p. 52), montage dynamique et codifié, etc. De plus, ce nouveau tiers potentiel entre le citoyen et la polis offre un cadre à certaines voix – parfois marginales – qui souhaitent diffuser leurs idées. Forte de son pouvoir vulgarisateur et de sa capacité à acquérir de nouveaux publics, la plateforme américaine est donc un terrain de campagne électorale évident à l’heure du développement de la communication politique en ligne. Elle attire également les citoyens et militants qui souhaitent s’exprimer sur des sujets sociétaux parfois complexes. S’opère donc une politisation protéiforme de l’espace d’expression que constitue YouTube.
- 8 Veron Eliseo, « L’analyse du “contrat de lecture” : Une nouvelle méthode pour les études de positio (...)
3Dans le deuxième article de ce dossier, Irène Despontin Lefèvre interroge la manière dont certains vidéastes de la plateforme intègrent à leurs contenus le débat sur le genre. L’autrice revient sur le cas de quatre chaînes YouTube ayant transformé progressivement leurs logiques éditoriales et leurs contrats de lecture8 afin d’intégrer des problématiques féministes et personnelles, quitte à s’exposer à des commentaires haineux pouvant aller jusqu’à des tentatives d’humiliation ou de harcèlement. Pour ce faire, Irène Despontin Lefèvre s’est d’abord concentrée sur la retranscription et l’analyse des différents objets des chaînes (contenus vidéo, nombres de vues et d’abonnements, ratio entre retours positifs et négatifs, commentaires, etc.), pour ensuite recourir à l’analyse d’entretiens semi-directifs réalisés avec trois des quatre youtubeurs du corpus. Il en résulte un constat complexe, les usagers interrogés oscillant entre « récits de soi féministes » (p. 41) et « affirmations hésitantes » (p. 64) de leurs thématiques engagées. Les nécessités de constituer une audience régulière et de produire un contenu attractif – doublées d’une exposition de l’intime dont les effets sont impossibles à prévoir – deviennent de véritables contraintes qui influent autant sur la visée pédagogique de leurs projets que sur la volonté de constituer un nouvel espace d’échange avec les internautes. Les youtubeurs se voient donc forcés de négocier constamment entre affirmation de leurs opinions et autocensure, entre partage avec l’autre et acceptation du conditionnement de la plateforme. En conclusion, l’article d’Irène Despontin Lefèvre participe à mettre en évidence l’influence de la relation dialectique qui lie les vidéastes sur YouTube à leur cadre médiatique lors de l’expression de problématiques politiques et citoyennes.
4Dans le troisième et dernier article de ce dossier, Anaïs Theviot propose une étude du cas de la campagne numérique 2017 de La France insoumise visant à porter Jean-Luc Mélenchon à la présidence. À travers des entretiens semi-directifs et l’analyse d’un corpus vidéographique, l’autrice revient sur la genèse d’une configuration ayant pour but de modifier l’image du candidat, de toucher de nouveaux publics et d’influencer le cadrage médiatique traditionnel. En s’inspirant d’abord de l’émission « La Tuerka » du parti espagnol Podemos, l’équipe de Jean-Luc Mélenchon conçoit, dès 2016, un produit audiovisuel qui se revendique alternatif. L’émission en ligne « Pas vu à la télé » propose de revenir – sans médiation journalistique – sur l’actualité que les autres médias, selon le candidat, n’abordent pas. À la suite d’une réception mitigée, la logique éditoriale de la chaîne change en 2017 avec « Esprits de campagne », nouvelle émission où l’équipe s’approprie la grammaire de youtubeurs populaires pour porter la stature présidentiable de Jean-Luc Mélenchon, tout en lui assurant de toucher de nouveaux électeurs. Le représentant de La France insoumise devient, en quelques mois, le premier concurrent à l’élection présidentielle en termes de nombres de vues et d’abonnements sur YouTube. De nombreux organes de presse se mettent alors à relayer quasi quotidiennement les contenus proposés par la chaîne, laquelle modifie de facto leur cadrage médiatique. Cette stratégie de diffusion de contenus innovants, si elle ne permet pas au candidat de dépasser le premier tour des élections, constitue bien une forme de politisation de la plateforme YouTube qui a provoqué un effet durable et observable dans la sphère politique. De ce fait, le travail d’Anaïs Theviot participe non seulement à repenser les liens entre communication en ligne, agenda médiatique et cadrage hors-ligne, mais également à poser les fondements d’un champ de recherche potentiel.
5Les diverses contributions de ce dossier proposent des éclairages sur la question de la communication du politique sur la plateforme YouTube, en étudiant notamment les stratégies et tactiques mobilisées par des usagers en quête de légitimité et qui négocient leur place dans les champs médiatiques et politiques. Ce faisant, le présent dossier s’inscrit pleinement dans un champ de recherche déjà bien documenté, tout en formulant des questions originales qui permettent de poser les jalons d’une perspective de recherche inédite dans le monde francophone.
Notes
1 Concept originellement issu de Lave Jean et Wenger Etienne, Situated Learning: Legitimate Peripheral Participation, Cambridge, Cambridge University Press, 1991. Il a été développé par ces auteurs pour désigner une communauté se réunissant autour du partage d’une pratique. L’intégration de nouveaux membres au sein d’une communauté de pratique passe par un « apprentissage situé », donc par leur implication dans les activités de la communauté, et par une « participation périphérique légitime » qui sous-entend que cet apprentissage n’est pas seulement une condition à l’intégration, mais également un signe d’appartenance au groupe. Cette conceptualisation sera notamment prolongée dans Wenger Etienne, Communities of Practice: Learning, Meaning and Identity, Cambridge, Cambridge University Press, 1998. Voir également Berry Vincent, « Les communautés de pratique : note de synthèse », Pratiques de formation – Analyses, n° 54, 2008, p. 12-47.
2 Blumler Jay G., « The Fourth Age of Political Communication », Politiques de communication, n° 6, 2016, p. 19-30, disponible en ligne : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/pdc.006.0019. Compte rendu de Alexandre Eyries pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.20858.
3 Cissé Blondin, « L’espace public politique ou le lieu de la construction déconstructive », Cahiers Sens public, n° 15-16, 2013, p. 69-83, citation p. 71, disponible en ligne : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/csp.015.0069.
4 Gomez-Mejia Gustavo, Nicey Jérémie et Stalder Angèle, « Youtubeurs, invention d’une énonciation subjective ? », Études digitales, n° 7, 2019, p. 17-32.
5 Benson Phil, The Discourse of YouTube: Multimodal Text in a Global Context, New York, Routledge, 2017.
6 Burgess Jean, « Youtube and the formalisation of amateur media », in Dan Hunter, Ramon Lobato, Megan Richardson et Julian Thomas (dir.), Amateur Media: Social, Cultural and Legal Perspectives, New York, Routledge, 2012, p. 53-58.
7 Au sens de l’ensemble des codes qui déterminent l’organisation d’un groupe social. Voir Lemieux Cyril, Le devoir et la grâce, Paris, Economica, 2009.
8 Veron Eliseo, « L’analyse du “contrat de lecture” : Une nouvelle méthode pour les études de positionnement des supports de presse », in Les médias : expériences, recherches actuelles, applications, Paris, Irep, 1985, p. 203-229.
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Référence électronique
Alexis Messina, « David Douyère, Pascal Ricaud (dir.), « YouTube, un espace d’expression politique ? », Politiques de communication, n° 13, 2019 », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 20 novembre 2020, consulté le 16 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/45541
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