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Sandrine Emin et Nathalie Schieb-Bienfait (dir.), Scènes locales, clusters culturels et quartiers créatifs. Les ressorts et enjeux territoriaux du développement culturel

Michaël Spanu
Scènes locales, clusters culturels et quartiers créatifs
Sandrine Emin, Nathalie Schieb-Bienfait (dir.), Scènes locales, clusters culturels et quartiers créatifs. Les ressorts et enjeux territoriaux du développement culturel, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019, 286 p., ISBN : 9782753578104.
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Texte intégral

1Cet ouvrage collectif est coordonné par deux chercheuses françaises de référence sur le thème de l’entrepreneuriat culturel. Elles-mêmes spécialistes des sciences de gestion, Sandrine Emin et Nathalie Schieb-Bienfait réunissent ici des contributions provenant d’autres disciplines des sciences humaines (sociologie, économie, urbanisme, etc.), afin d’envisager le phénomène de « clusterisation culturelle ». Par cette expression, il faut comprendre les modes de regroupement d’acteurs ou d’équipements culturels en fonction d’un territoire, notamment urbain. Il s’agit le plus souvent de quartiers dits créatifs où se concentrent les artistes ou les installations culturelles (musées, galeries, salles de concert, etc.), parfois en interaction avec les milieux se consacrant aux nouvelles technologies. La dimension spatiale est ce qui rassemble les contributions de l’ouvrage, et elle est enrichie par la nature pluridisciplinaire du projet.

2En préambule, il faut souligner que cette publication s’ajoute à la somme impressionnante de travaux issus du projet « valeur(s) et utilité de la culture » piloté par l’université d’Angers et financé par la région Pays-de-la-Loire. Celui-ci constitue un pôle décisif dans la création de savoir sur la clusterisation culturelle au sein du monde francophone, tant pour son ampleur (37 chercheurs impliqués) que pour sa capacité à alimenter d’importants débats au niveau international. Cela se traduit dans le livre par une synthèse de concepts et d’outils tout à fait précieuse pour le lectorat francophone, spécialiste ou non du sujet.

  • 1 Ce terme renvoie à l’organisation d’un marché spécifique, où un petit nombre de grandes entreprises (...)
  • 2 Du Gay Paul et Pryke Michael (dir.), Cultural economy: Cultural analysis and commercial life, New Y (...)
  • 3 Voir entre autres : Baker Sarah, Nowak Raphael, Long Paul, Collins Jez, Cantillon Zelmarie, « Commu (...)

3Dans la première partie, l’économiste Dominique Sagot-Duvauroux nous enjoint à considérer les clusters culturels comme un avatar du dépassement de l’économie fordiste, c’est-à-dire comme des formes sociales dans lesquelles la concurrence se fait par l’innovation (plutôt que par les prix), dont l’organisation est à la fois concentrée et éclatée (modèle de l’oligopole à franges1) et qui reposent sur un contingent abondant de travailleurs dits créatifs. En cela, les clusters révèlent la prise en compte toujours plus importante de la culture dans l’économie générale2. Il insiste aussi sur les particularités de la culture comme secteur, ses difficultés en termes de financement et sa capacité à générer des dynamiques au-delà de ce secteur (externalités positives, prestige), justifiant l’intervention publique en sa faveur (dans une certaine mesure). Une fois ces jalons posés, on comprend mieux les différences entre les concepts de quartier culturel (lié à la présence de lieux de diffusion culturelle), de quartier créatif (lié à la présence de créateurs), et de cluster ou district culturel (lié à un réseau concentré d’acteurs culturels associé à une même chaîne de valeur). En effet, le cluster se démarque par sa nature complexe, au-delà d’un simple rapprochement spatial permettant l’optimisation fonctionnelle (à l’instar d’une zone industrielle). Le cluster a trait à la géographie, au patrimoine, à la culture, aux lieux de rencontre. En cela, il se rapproche fortement du concept de « scène ouverte » décrit par Will Straw et présenté ici par Gérôme Guibert, c’est-à-dire d’une ambiance urbaine favorable à l’effervescence artistique. Pour ajouter de la complexité, il faut également considérer la nature translocale des pratiques culturelles, par exemple celle d’un genre musical comme le rock ou la techno, qui alimentent des réseaux locaux homogènes. Ces réseaux translocaux correspondent à la notion de « scène fermée ». La persistance dans le temps de ce type de scènes, dont certaines sont connues et reconnues mondialement, pose d’importantes questions liées à la conservation de la mémoire locale et à ses potentiels effets sur les dynamiques socio-urbaines (gentrification, tourisme, etc.). Si ces questions ne sont qu’effleurées dans l’ouvrage, elles sont au cœur d’un champ de recherche en plein boom, au croisement des popular music studies, heritage studies et urban studies3.

4Les phénomènes de clusterisation sont rendus possibles grâce au caractère très « concentré » des villes, mais dont l’étalement croissant fait parfois craindre une perte de l’idéal de la cité, comme le rappelle Marcel Freydefont. En retour, la ville est symboliquement et matériellement produite par les dynamiques culturelles relevant de la clusterisation, notamment au travers des technologies numériques qui permettent de les mettre en scène. Cela fait de la scénographie une ressource importante pour comprendre les représentations associées aux clusters créatifs et leur impact sur l’image d’une ville.

  • 4 Florida Richard, The rise of the creative class, New York, Basic books, 2002.

5L’une des particularités de la notion de cluster rappelée par Jérémie Molho et Hélène Morteau est qu’elle est non seulement une catégorie d’analyse, mais aussi une catégorie d’intervention publique. En effet, on ne compte plus le nombre de projets dédiés à la création de clusters créatifs, ceux-ci étant perçus par les pouvoirs publics comme des leviers essentiels du développement urbain suite à la popularisation des travaux de Richard Florida4. Outre son cachet capable d’attirer les investisseurs, le concept de cluster créatif permet de dépasser certaines logiques sectorielles (par exemple entre la culture, la technologie et l’urbanisme). Toutefois, de nombreux obstacles et effets pervers sont généralement occultés par les discours sur les clusters, en premier lieu les inégalités sociales, culturelles et territoriales. Ces discours surestiment aussi généralement les retombées économiques des clusters.

6L’un des obstacles majeurs du développement urbain par le biais de clusters créatifs concerne la gouvernance. Celle-ci oscille entre, d’une part, un lâcher prise face à la capacité d’innovation ou d’organisation des acteurs du cluster et, d’autre part, la volonté des pouvoirs publics d’accompagner, voire d’instrumentaliser, une dynamique locale émergente entre acteurs hétérogènes. Cela est particulièrement visible dans le cas du Quartier de la création (Nantes Saint-Nazaire) qui a fait l’objet d’une impressionnante étude par entretiens étendue sur cinq ans, par Nathalie Schieb-Bienfait, Anne-Laure Saives, Hélène Morteau, Brigitte Charles-Pauvers et Sandrine Emin. Au sein de ce cluster, l’excès de formalisation des relations par le dispositif de gouvernance (hérité du management innovant des entreprises de technologie) entraîne une perte de confiance des acteurs et une peur d’être instrumentalisés.

7Une autre difficulté concerne la volonté des pouvoirs publics d’inscrire les clusters dans des processus de régénération urbaine s’appuyant sur des projets architecturaux et/ou culturels monumentaux. Les politiques en faveur des clusters culturels réactivent alors la tension entre culture d’exception (à fort prestige international et enjeu touristique) et culture du quotidien (atmosphère urbaine, population locale). Cette tension est particulièrement à l’œuvre dans les opérations de réhabilitation des ports de Gênes et d’Istanbul, analysées par Jérémie Molho. Leur dynamique de clusterisation repose en effet sur des acteurs sectoriels (art contemporain) peu sensibles aux questions territoriales, entraînant un véritable décrochage des populations locales. Inversement, Claire Hannecart montre comment l’ancrage territorial des acteurs du rock indépendant dans le nord de la France leur permet de coopérer efficacement sur le plan local. Néanmoins, cet ancrage entre finalement en tension avec d’autres sphères de reconnaissance plus larges qui reposent sur des mécanismes de marché traditionnels. 

  • 5 Phénomène que l’on retrouve ailleurs, par exemple à Toronto. Voir : Avilés Ochoa Ezequiel, Marbella (...)

8Soulignons pour terminer deux études empiriques qui nous ont paru particulièrement pertinentes. D’abord celle de Solène Chesnel sur un cluster du jeu vidéo dans la région nantaise. Pour comprendre son fonctionnement et son évolution, l’auteure ajoute à l’analyse de la proximité spatiale celle d’autres types de proximités : cognitives, sociales, organisationnelles, de normes et de valeurs. Elle montre ainsi comment la création initiale du cluster dépend d’une proximité cognitive (niveau de compétence, outils communs) entre ses membres fondateurs, tandis que sa persistance dans le temps dépend plutôt des valeurs communes, notamment pour le développement des relations marchandes et sociales entre les différentes entreprises actives dans le cluster. Par ailleurs, si l’impulsion première correspondait à une logique dite bottom-up, Solène Chesnel souligne que le cluster ne devient pérenne qu’au prix d’une institutionnalisation partielle de son fonctionnement et de sa gouvernance, grâce au soutien organisationnel et financier de la région. Ensuite, l’étude de Brigitte Charles-Pauvers, Anne-Laure Saives, Nathalie Schieb-Bienfait et Basile Michel sur plusieurs clusters nantais nous enseigne comment l’espace peut être une ressource pour la créativité au sein des clusters (notamment dans un contexte post-industriel), mais aussi une source de prestige et de rencontres5. En ce sens, cette étude prouve la justesse de la modélisation du cluster complexe présentée plus haut, tout en offrant une piste de travail intéressante : celle de l’impact du cluster sur l’implication au travail.

  • 6 Scott Allen J., The cultural economy of cities: essays on the geography of image-producing industri (...)

9Pour conclure, l’ouvrage constitue un prolongement important des travaux déjà classiques d’Allen J. Scott sur les villes créatives6. Si son aspect pluridisciplinaire est tout à fait pertinent et bien exploité, une perspective davantage historique manque sans doute à l’appel. Celle-ci permettrait de mieux comprendre en quoi la clusterisation est dépendante ou non des contingences de notre époque, marquée par la transformation numérique. Quoi qu’il en soit, cette publication fournit non seulement un apport significatif à la littérature scientifique francophone sur le sujet, mais montre aussi la pertinence de certains cas de clusterisation français peu abordés dans la littérature anglophone.

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Notes

1 Ce terme renvoie à l’organisation d’un marché spécifique, où un petit nombre de grandes entreprises (l’oligopole) contrôlent une vaste part du marché en question, le reste étant représenté par un grand nombre de petites entreprises (les franges). Cette organisation est particulièrement à l’œuvre pour le marché de la musique enregistrée.

2 Du Gay Paul et Pryke Michael (dir.), Cultural economy: Cultural analysis and commercial life, New York, Sage, 2002.

3 Voir entre autres : Baker Sarah, Nowak Raphael, Long Paul, Collins Jez, Cantillon Zelmarie, « Community Well-Being, Post-Industrial Music Cities and the Turn to Popular Music Heritage », in Ballico Christina, Watson Allan (dir.), Music Cities. New Directions in Cultural Policy Research, Londres, Palgrave Macmillan, 2020 ; Brunow Dagmar, « Manchester’s Post-punk Heritage: Mobilising and Contesting Transcultural Memory in the Context of Urban Regeneration », Culture Unbound: Journal of Current Cultural Research, vol. 11, n° 1, 2019, p. 9-29 ; Cohen Sarah, Decline, Renewal, and the City in Popular Music Culture: Beyond the Beatles, Aldershot, Ashgate, 2007.

4 Florida Richard, The rise of the creative class, New York, Basic books, 2002.

5 Phénomène que l’on retrouve ailleurs, par exemple à Toronto. Voir : Avilés Ochoa Ezequiel, Marbella Canizalez Ramírez Paola, « Cultural industries and spatial economic growth a model for the emergence of the creative cluster in the architecture of Toronto », City, Culture and Society, n° 14, 2018, p. 47-55.

6 Scott Allen J., The cultural economy of cities: essays on the geography of image-producing industries, Thousand Oaks, Sage, 2000.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Michaël Spanu, « Sandrine Emin et Nathalie Schieb-Bienfait (dir.), Scènes locales, clusters culturels et quartiers créatifs. Les ressorts et enjeux territoriaux du développement culturel », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 18 novembre 2020, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/45443 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.45443

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Rédacteur

Michaël Spanu

Michaël Spanu est docteur en sociologie (Université de Lorraine) et postdoctorant en sciences sociales et industries culturelles (Centro de investigación sobre América del Norte [CISAN], programme postdoctoral de la Coordinación de Humanidades, Universidad Nacional Autónoma de México [UNAM]). Ses travaux portent sur la diversité des langues chantées dans les musiques populaires, sur le tournant numérique de la musique live et sur le développement de la vie nocturne.

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