Jean-Baptiste Vuillerod, Hegel féministe. Les aventures d’Antigone
Texte intégral
- 1 Renault Emmanuel, Reconnaissance, conflit, domination, Paris, CNRS éditions, 2017 ; Renault Emmanue (...)
- 2 « Hegel pragmatiste ? », Revue Philosophie, n° 99, 2008.
- 3 Mills Patricia J. (dir), Feminist Interpretations of G.W.F Hegel, University Park, The Pennsylvania (...)
1L’ouvrage de Jean-Baptiste Vuillerod, docteur en philosophie s’inscrit dans le renouveau des lectures de Hegel, tant néo-marxistes (Emmanuel Renault1) que pragmatistes (Terry Pinkard, Robert Pippin2), après un certain oubli dû à l’anti-hégélianisme de la pensée française des années 1960-1970, sujet de la thèse de l’auteur. Il propose une actualisation féministe du corpus hégélien. Jean-Baptiste Vuillerod aborde les questions féministes depuis un double point de vue : celui de l’individu masculin et celui de l’historien de la philosophie, spécialiste de la pensée de Hegel. Ainsi, le but principal de l’ouvrage est de discuter la vision d’un Hegel phallocrate, qui justifie conceptuellement la domination masculine, et de continuer les critiques féministes, désormais classiques, de la philosophie hégélienne (Simone de Beauvoir, Luce Irigaray, Jacques Derrida). L’auteur se fait également le relais des critiques anglophones et nord-américaines, encore peu connues dans les études hégéliennes francophones3.
2L’enjeu du livre est donc à la fois problématique, car il révise l’œuvre de Hegel dans une perspective féministe, et historiographique, parce qu’il produit une « lecture en perspective » (p. 14) qui interroge le corpus hégélien de façon inédite, ce qui explique un commentaire philosophique précis et consciencieux de certains passages du corpus. Il s’agit bien, en dernière instance, de proposer un dialogue fécond entre hégélianisme et féminisme.
3Pour cela, Jean-Baptiste Vuillerod propose un parcours en quatre moments. Dans les deux premiers chapitres, presque exégétiques, il commente de près les sections de la Phénoménologie de l’esprit consacrées à Antigone et la Cité grecque (VI, A, a-b), ainsi qu’au désir et à la lutte pour la reconnaissance (IV, A), afin de faire retour à la lettre du texte. Ces passages sont d’abord situés dans l’économie générale de la Phénoménologie, donnant par là un très bon accès, clair et simple, à la philosophie hégélienne dans son ensemble et à son ouvrage introductif de 1807. L’auteur commente ensuite la section dans laquelle Hegel pose ouvertement la question du rapport des sexes dans la société (VI A, a-b). Hegel fait de la figure de l’Antigone de Sophocle l’« éternelle ironie de la communauté » (p. 71-72), signifiant par là que la féminité révèle les contradictions du monde grec, fondé sur l’opposition supposément harmonieuse entre la loi humaine (positive et singulière), associée à l’homme, citoyen libre, et la loi divine (naturelle et universelle), associée à la femme, cantonnée à l’intériorité de la famille. En relisant ce chapitre comme la révolte d’une femme privée de reconnaissance et exclue de la vie publique, révélatrice des contradictions de toute organisation sociale fondée sur l’oppression des femmes, Jean-Baptiste Vuillerod note que le « texte de Hegel acquiert alors une portée féministe inattendue » (p. 75). Il en vient ensuite au commentaire du chapitre IV, A de la Phénoménologie et justifie les lectures de la dialectique de la maîtrise et de la servitude comme une relation entre une conscience masculine dominante et une conscience féminine dominée, souvent délégitimées par la tradition. Dans ce but, l’auteur ressaisit l’économie propre du passage, éclairée par les thématisations antérieures à l’ouvrage de 1807. De la définition de la conscience de soi, puis du rôle moteur du désir et de son effort pour saisir la certitude de soi-même dans la réalité extérieure jusqu’à la tentative conflictuelle de reconnaissance par une autre conscience de soi pour affirmer sa liberté, Jean-Baptiste Vuillerod recense tous les indices qui nous permettent de relire et d’éclairer autrement ce texte classique à l’aune de la problématique féministe et de la notion de genre.
- 4 Lonzi Carla, Crachons sur Hegel. Une révolte féministe, Paris, Eterotopia, 2017 [1970].
4Une fois terminé ce premier moment analytique sur la Phénoménologie de l’esprit, l’auteur revient dans le troisième chapitre sur les principales critiques féministes adressées à la philosophie hégélienne : celle d’un essentialisme naturalisant qui rabaisse la femme et son sexe au rang de matière passive sans capacité d’action ; celle d’une légitimation de la domination masculine politique, enlevant tout rôle historique aux femmes (Carla Lonzi4). Jean-Baptiste Vuillerod confronte ses critiques aux textes visés, ouvrant ainsi l’étude à l’ensemble du corpus hégélien – en particulier aux Principes de la philosophie du droit (1820) et à L’Encyclopédie des sciences philosophiques (1830). L’auteur risque alors, avec conscience, une démarche qui peut paraître anachronique. Il s’agit de revenir à la lettre hégélienne, en jugeant ce qui est effectivement misogyne et ce qui l’est moins, pour tenter de définir la position de Hegel quant aux problèmes féministes. Jean-Baptiste Vuillerod adopte une démarche historiographique en s’aidant tant du commentaire des textes hégéliens eux-mêmes que du contexte historique, politique et philosophique. La position de Hegel semble plutôt libérale et progressiste sur certains points, ce qui ne fait pas pour autant de lui un révolutionnaire ou un féministe convaincu. S’il y a des aspects indéniablement misogynes dans sa philosophie de la nature, qui relaye les sciences phallocratiques de son époque, Hegel propose toutefois une analyse différenciée des femmes et de leur domination dans l’histoire mondiale ; il se positionne ainsi en faveur de leurs droits, notamment lorsqu’il défend une reconnaissance des femmes au sein du mariage, critiquant ainsi l’asservissement institué qui fait des femmes une propriété de leur mari. Bien que, de notre point de vue contemporain, le débat sur la réalisation des femmes dans le mariage, qui plus est bourgeois, apparaisse dépassée, au début du XIXe, il était un enjeu véritable auquel Hegel a pris part en faveur d’une reconnaissance juridique et existentielle des femmes. Non sans nuances, l’auteur ne censure pas les propos les plus condamnables de Hegel, notamment le paragraphe 166 des Principes de la philosophie du droit expliquant que les femmes ne sont pas faites pour les sciences supérieures et que la différence entre l’homme et la femme équivaut à celle de l’animal et de la plante (p. 132-134). L’exercice auquel se livre Jean-Baptiste Vuillerod est donc périlleux puisqu’il affronte toutes les contradictions de la philosophie hégélienne, tentant par là de l’ouvrir à des relectures fécondes et de remettre en perspective des textes qui peuvent sembler sclérosés par la tradition d’un commentaire consacré, daté et principalement masculin.
- 5 Moment où Jean-Baptiste Vuillerod discute les interprétations de la philosophie de Hegel par Judith (...)
- 6 Point sur lequel on retrouve la pensée d’Iris Marion Young, par exemple : Young Iris Marion, Inters (...)
5Enfin, dans le quatrième et dernier chapitre, Jean-Baptiste Vuillerod en vient au cœur de son projet : « proposer une actualisation féministe de la pensée hégélienne » (p. 145). Pour cela, il tire les conséquences de la définition de la féminité comme « éternelle ironie de la communauté ». Les résultats de cette actualisation peuvent se résumer en trois points. D’abord, la pensée hégélienne permet de dépasser le clivage entre essentialisme et anti-essentialisme5, proposant ainsi un « naturalisme non réductionniste qui rend compte de la domination masculine » (p. 209) et de la manière dont elle se réapproprie la naturalité des corps sexués. Ensuite, la philosophie de Hegel rend possible, à partir d’une conceptualisation tant normative que pragmatiste de la reconnaissance, d’émettre une critique des institutions phallocratiques et de ressaisir les oppressions de genre à un niveau systémique. Enfin, émerge une définition négative et relative de la féminité, comme autre opprimé de la masculinité6, permettant la constitution d’une catégorie générale fédératrice des luttes.
6Finalement, le but initial de l’auteur semble atteint : réviser Hegel d’un point de vue féministe à l’aune des enjeux contemporains, en opérant une analyse consciencieuse et historiographique des textes du corpus hégélien et en faisant une place importante aux débats, aux critiques et aux relectures féministes de sa pensée. Cette perspective « déborde le seul féminisme pour concerner toute entreprise d’actualisation de la philosophie hégélienne » (p. 214). En effet, ce « petit livre », comme le souligne humblement l’auteur lorsqu’il interroge sa position d’homme questionnant la pensée de Hegel en tant que féministe, a pour mérite de proposer une ouverture des études hégéliennes françaises aux questions féministes et de genre. En assumant les hypothèses d’interprétations personnelles, Jean-Baptiste Vuillerod tente de nous montrer en quoi la pensée de Hegel est toujours actuelle et féconde.
Notes
1 Renault Emmanuel, Reconnaissance, conflit, domination, Paris, CNRS éditions, 2017 ; Renault Emmanuel, Connaître ce qui est. Enquête sur le présentisme hégélien, Paris, Vrin, 2015.
2 « Hegel pragmatiste ? », Revue Philosophie, n° 99, 2008.
3 Mills Patricia J. (dir), Feminist Interpretations of G.W.F Hegel, University Park, The Pennsylvania State University Press, 1996 ; Hutchings Kimberley, Hegel and Feminist Philosophy, Cambridge, Polity Press, 2003.
4 Lonzi Carla, Crachons sur Hegel. Une révolte féministe, Paris, Eterotopia, 2017 [1970].
5 Moment où Jean-Baptiste Vuillerod discute les interprétations de la philosophie de Hegel par Judith Butler. Voir Butler Judith, Antigone : la parenté entre vie et mort, Paris, Epel, 2003 [2000], trad. fr. G. Le Gaufey ; Butler Judith, Sujets du désir. Réflexions hégéliennes en France au XXe siècle, Paris, PUF, 2011, trad. fr. P. Sabot.
6 Point sur lequel on retrouve la pensée d’Iris Marion Young, par exemple : Young Iris Marion, Intersecting Voices. Dilemmas of Gender, Princeton, Princeton University Press, 1997 ; Young Iris Marion, On Female Body Experience. « Throwing Like a Girl » and Other Essays, New York, Oxford University Press, 2005.
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Référence électronique
Diego Séval, « Jean-Baptiste Vuillerod, Hegel féministe. Les aventures d’Antigone », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 18 novembre 2020, consulté le 25 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/45432 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.45432
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