Geneviève Fraisse, Féminisme et philosophie
Texte intégral
1Féminisme et philosophie est un recueil de textes de Geneviève Fraisse publiés pour la plupart depuis 2010 dans différents espaces (blogs, journaux, livres, etc.). L’impression que donne d’abord l’ouvrage est de ressembler à une auto-analyse car toutes les considérations conceptuelles qu’il présente sont rattachées au parcours de l’autrice – on peut voir dans ce déroulé un décalque à l’échelle biographique de la façon dont elle appréhende l’histoire des idées, c’est-à-dire avec un fort souci de contextualisation. Mon parti-pris de lecture, qui vise à dégager des enjeux théoriques plutôt que de suivre l’ordre de l’ouvrage, est en grande partie transversal.
- 1 Nordmann Charlotte, Bourdieu, Rancière : la politique entre sociologie et philosophie, Paris, Éditi (...)
- 2 Directrice de recherche de 2e et de 1re classe.
2Les problématiques théoriques ne sont pas développées pour elles-mêmes dans les premiers chapitres, mais comme « jalons » dans une carrière intellectuelle et militante ou encore dans la façon dont elles se diffractent au travers des différents écrits de Fraisse (ce qui fait que l’on revient, à plusieurs moments, aux mêmes analyses, suivant un schème de « ritournelle », pour reprendre une image chère à l’autrice). Par exemple, l’attention constante que la philosophe porte à l’historicité est mise en lien avec l’interrogation que suscita pour elle une forme de déni du passé chez les militantes des années 1970, que ce soit dans l’hymne du MLF qui s’ouvre sur les paroles « Nous qui sommes sans passé, les femmes », ou dans le titre de la revue Partisans, « Libération des femmes, année zéro ». Se rendant à ce moment-là aux archives, elle constate que « du texte il y en a, de l’histoire il y en a, ce qu’a complètement négligé […] Simone de Beauvoir […]. Pourquoi disons-nous “année zéro”, “sans passé” ? C’était, pour l’étudiante en philosophie que j’étais, un refus d’historicité difficile à comprendre » (p. 46). Ce n’est néanmoins pas une histoire étudiée pour assoir un déterminisme, puisque selon elle, « l’histoire peut être lue suivant d’autres dynamiques » (p. 59) que celle de l’oppression. De ce point de vue, Geneviève Fraisse se positionne clairement du côté de Jacques Rancière, contre l’approche de Pierre Bourdieu, en choisissant « de penser l’émancipation et non la domination » (p. 71) ; elle écrit ainsi que « le travail de déconstruction et d’analyse de la domination, opéré notamment par Pierre Bourdieu, désigne toujours l’émancipation comme un à-côté, comme un après, une conséquence » (p. 44). Peut-être faut-il voir sur ce point une fracture entre sciences sociales et philosophie, comme l’a suggéré Charlotte Nordmann1. Néanmoins, aussi bien les objets d’étude de Fraisse (les femmes, le sexisme) que son approche (à partir de l’histoire et travaillant « sur le terrain », p. 67) et son engagement dans la vie politique ont pu être retenus contre la chercheuse quand il s’agissait de reconnaître son inscription en philosophie. Elle raconte notamment que « même Wikipédia a refusé de valider ce statut professionnel [de philosophe] jusqu’à ce qu’[elle] prouve, par la page de l’annuaire du CNRS, qu’[elle] appartenai[t] à la section philosophie » (p. 63) et que « [s]es promotions de DR2 et de DR12 [ont fait] face à des réticences diverses, voire à des blocages, au point que la direction du CNRS, soutenue par le ministère, [est] interv[enue] », sans quoi elle aurait été « envoyée » en sciences politiques (p. 67).
- 3 Fraisse Geneviève, « La raison des femmes est l'enjeu de la modernité », propos recueillis par Josy (...)
3L’autrice revient sur des mobilisations et des enjeux très contemporains au regard de propositions et de problématiques du féminisme dit « de la deuxième vague », à savoir celui des années 1970. Ainsi, elle aborde les Femen en miroir du slogan « Mon corps m’appartient », mais pas seulement (« De la même façon que les femmes ont voulu copier le nu […] il y a 140 ans, aujourd’hui nous utilisons la nudité […] lorsque nous sommes à bout d’arguments politiques », p.98) ou encore le porno dit « féministe » en contrepoint de la « révolution » sexuelle (« ceux qui pensent que la libération sexuelle peut être porteuse de la fin de l’inégalité entre les sexes savent, quelque part, que c’est faux. Je suis beaucoup trop expérimentée, historiquement parlant, pour croire que la révolution sexuelle nous mènera à l’égalité », p. 101). Cet usage de l’histoire qui tend à pointer de la répétition, pour identifier une stratégie porteuse ou au contraire sans issue, ne va pas sans soulever des interrogations, selon moi. Fraisse a écrit par ailleurs que « l'essentiel réside dans la – future – réponse que nous apporterons à l'anhistoricité, à ce que j'appelle la ritournelle, à l'œuvre dans les pensées de la domination comme dans celles de l'émancipation3. » Qu’en est-il alors de l’événement ? Comment reconnaître la révolte, la cassure dans le retour du même, soit ce qui relève d’un « tournant » historique ?
- 4 En 2011, Dominique Strauss-Kahn, alors directeur du FMI, a été accusé d’agression sexuelle à New Yo (...)
- 5 Moussou Khadija, « Manifestation féministe contre le sexisme tenu autour de l'affaire DSK », Elle, (...)
- 6 Turchi Marine, « #MeToo dans le cinéma : l’actrice Adèle Haenel brise un nouveau tabou », Mediapart(...)
- 7 Il est à noter toutefois qu’une « première vague » de #MeToo avait été lancée en 2007 par Tarana Bu (...)
- 8 Mozziconacci Vanina « “Penser quelque chose” : féminisme, philosophie et utopie », in Jean-Louis Je (...)
- 9 Albenga Viviane et Jacquemart Alban (dir.), « Appropriations ordinaires des idées féministes », Pol (...)
- 10 Voir par exemple l’association d’éducation populaire féministe « La Trouvaille » : https://la-trouv (...)
4Il semblerait que Fraisse reconnaisse à #MeToo et #balancetonporc, et plus généralement à la mobilisation qui a suivi « l’affaire Weinstein », le statut d’événement, de moment d’Histoire « avec un grand H ». Le titre d’un chapitre de la deuxième partie en témoigne : « L’affaire Weinstein est une révolte historique et politique » (p. 120). Selon elle, ces mobilisations révèlent un véritable corps collectif, c’est-à-dire « moins une catégorie ou une addition de corps que des corps qui parlent une seule langue, celle de la dénonciation de l’usage de leur corps sexué par les hommes » (p. 92). Même si elle souligne que l’irruption du corps des femmes n’est pas une nouveauté (il « réapparaît régulièrement […] du corps des sorcières […] du burkini […] ou lors des débats sur l’avortement », p. 96), l’autrice identifie un « fait qui tranche » dans cette dimension collective, qu’elle distingue notamment de l’affaire DSK4 « qui rappelait plutôt le bourgeois et sa bonne » (p. 106). Si l’affaire DSK avait également donné lieu à des manifestations5, elle n’avait en effet pas enclenché une libération de la parole en série comme celle produite dans le sillage de l’affaire Weinstein, notamment via les médias6 ou les réseaux sociaux7, dans « une horizontalité inédite, d’une ampleur sans précédent » (p. 114). Toutefois, quand il est question de caractériser le geste porté par le hashtag drôle et expéditif #balancetonporc, Fraisse écrit de façon surprenante que « ce ne sont pas des femmes qui dénoncent mais des êtres qui énoncent et racontent » (p. 109), et elle reprend à cette occasion une idée qu’on retrouve à d’autres moments dans l’ouvrage, à savoir que les solutions pour prévenir ce genre de cas consistent « avant tout [à] changer notre imaginaire collectif » (p. 111). Là encore, elle se positionne dans un refus de toute dénonciation : « J’ai toujours pensé que dénoncer les stéréotypes revenait à les renforcer » (p. 112). À l’appui, Geneviève Fraisse souligne une opposition qui peut interpeler, entre « dénoncer » et « inventer », et qui recoupe des affects divergents selon elle : « Est-ce qu’on veut dénoncer ou est-ce qu’on veut construire ? Moi je construis, je ne déconstruis pas. C’est beaucoup plus joyeux. C’est même provocateur » (p. 99). Si le positionnement philosophique engage bien à ne pas en rester à une approche critique et invite à une reconstruction, voire à une utopie8, penser cette démarche positive en l’opposant à celle qui cherche à faire connaître une chose pour la juger inacceptable ne me semble pas refléter les cheminements personnel, intellectuel et militant qu’on rencontre chez les féministes9, parfois décrits comme un processus de « conscientisation »10.
5La quatrième et dernière partie de l’ouvrage, intitulée « Lignées et abeilles », est constitué de portrait de femmes qui « font référence » (p. 240). La lignée, affirme Fraisse, vise à donner corps à la constitution de problématiques sur le long cours et à faire signe vers le futur, tandis que l’image des abeilles (contrairement aux abeilles réelles) vise d’après elle à évoquer la multitude sans organisation et sans « reine des abeilles ». Plus prosaïquement, la sous-partie « Une lignée » renvoie à des figures nées avant 1910 et la sous-partie « Des abeilles » présente des femmes nées après cette date (à l’exception de Lee Miller). On retrouve dans cette galerie de portraits des femmes fort (re)connues, comme Olympe de Gouges, Hubertine Auclert, Simone de Beauvoir et Simone Veil, et d’autres qui le sont moins, comme Françoise Pasquier (éditrice), Joëlle Léandre (contrebassiste) ou Hanna Schygulla (actrice). Les formats sont très variables : une page sur Simone Veil pour souligner l’obscénité de la comparaison entre Holocauste et avortement par certain·e·s militant·e·s anti-IVG, une notice de dictionnaire de deux pages pour Claire Etcherelli, relatant brièvement le parcours de l’écrivaine, un portrait de quatre pages sur Jeanne Deroin, centré sur une caricature de la socialiste par Honoré Daumier, une dizaine de pages d’entretien avec Fraisse au sujet de Germaine de Staël, etc.
- 11 Sur ce point, il existe déjà les travaux d’Ariane Revel, voir notamment Revel Ariane, « La forme du (...)
6Ce recueil qu’est Féminisme et philosophie constitue un document intéressant pour l’étude d’une figure intellectuelle féministe des XXe et XXIe siècles. Le parcours remarquable de l’autrice – militante de Mai 68, cofondatrice de la revue Révoltes logiques, chercheuse au CNRS, déléguée interministérielle aux droits des femmes puis députée au Parlement européen – est repris et mis en discours au travers des textes aux formats variés qui constituent l’ouvrage. Ceux-ci témoignent aussi de l’importante présence médiatique de l’auteure (un grand nombre de chapitres sont une republication d’articles parus dans Libération dans les années 2000), présence qui reflète une trajectoire au sein d’un champ politique et intellectuel qui mériterait d’être analysée au prisme de ce que certain·e·s chercheur·e·s en sciences sociales qualifient de « capital militant »11.
Notes
1 Nordmann Charlotte, Bourdieu, Rancière : la politique entre sociologie et philosophie, Paris, Éditions Amsterdam, 2006.
2 Directrice de recherche de 2e et de 1re classe.
3 Fraisse Geneviève, « La raison des femmes est l'enjeu de la modernité », propos recueillis par Josyane Savigneau, Lemonde.fr, 15 avril 2011, en ligne : https://www.lemonde.fr/idees/article/2011/04/15/la-raison-des-femmes-est-l-enjeu-de-la-modernite_1508255_3232.html.
4 En 2011, Dominique Strauss-Kahn, alors directeur du FMI, a été accusé d’agression sexuelle à New York.
5 Moussou Khadija, « Manifestation féministe contre le sexisme tenu autour de l'affaire DSK », Elle, [s.d.], en ligne : https://www.elle.fr/Societe/News/Manifestation-feministe-contre-le-sexisme-tenu-autour-de-l-affaire-DSK-1591742.
6 Turchi Marine, « #MeToo dans le cinéma : l’actrice Adèle Haenel brise un nouveau tabou », Mediapart, 3 novembre 2019, en ligne : https://www.mediapart.fr/journal/france/031119/metoo-dans-le-cinema-l-actrice-adele-haenel-brise-un-nouveau-tabou?page_article=1.
7 Il est à noter toutefois qu’une « première vague » de #MeToo avait été lancée en 2007 par Tarana Burke. Voir Fofana Balla, « Qui est Tarana Burke, la femme à l'origine de “#MeToo” ? », Liberation.fr, 12 janvier 2018, en ligne : https://www.liberation.fr/planete/2018/01/12/qui-est-tarana-burke-la-femme-a-l-origine-de-metoo_1621704.
8 Mozziconacci Vanina « “Penser quelque chose” : féminisme, philosophie et utopie », in Jean-Louis Jeannelle et Audrey Lasserre (dir.), Se réorienter dans la pensée, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2020, p. 183-190.
9 Albenga Viviane et Jacquemart Alban (dir.), « Appropriations ordinaires des idées féministes », Politix. Revue des sciences sociales du politique, vol. 28, n° 109, 2015.
10 Voir par exemple l’association d’éducation populaire féministe « La Trouvaille » : https://la-trouvaille.org/.
11 Sur ce point, il existe déjà les travaux d’Ariane Revel, voir notamment Revel Ariane, « La forme du collectif. Les Révoltes logiques, un cas de recomposition intellectuelle et militante dans l’après-68 », Raisons politiques, vol. 67, n° 3, 2017, p. 49-69.
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Référence électronique
Vanina Mozziconacci, « Geneviève Fraisse, Féminisme et philosophie », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 09 novembre 2020, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/45262 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.45262
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