Francis Lebon, Entre travail éducatif et citoyenneté : l’animation et l’éducation populaire
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1L’ouvrage de Francis Lebon, adaptation d’une partie de son habilitation à diriger des recherches (HDR), vise à faire de « l’éducation populaire, “petit objet insolite”, un objet digne d’intérêt scientifique » (p. 22). Celle-ci se définit par son extériorité au cadre scolaire classique et s’incarne dans ce que l’on appelle communément l’animation. Elle peine « à se faire reconnaître à côté de l’école et la famille » (p. 14) tant comme enjeu sociologique que comme enjeu éducatif, même si elle peut être brandie par certains acteurs et chercheurs comme une « utopie » pour refonder l’éducation et la démocratie (tout comme il existe une « utopie » de l’économie sociale et solidaire pour refonder le travail et l’économie).
2L’introduction permet aux lecteurs de situer les différents travaux réalisés sur l’éducation populaire et l’animation dans le champ scientifique. Francis Lebon revient aussi sur les approches théoriques et conceptuelles qui sont les siennes et qui nourrissent cet ouvrage. Celles-ci se situent principalement autour d’une sociologie d’inspiration bourdieusienne (avec une utilisation souple de la notion « d’espace ») et de la sociologie interactionniste d’Anselm Strauss. Elles visent à combiner « dans un univers relativement peu structuré, l’action publique, les luttes professionnelles pour se définir et l’étude des pratiques ou plutôt des controverses autour de la pratique » (p. 34). L’auteur ne cache pas son intention, plus politique, de « contribuer à la construction d’une pensée critique » et de viser « l’émancipation individuelle et collective » (p. 35) à travers ses recherches et ses enseignements, dont l’ouvrage est un des prolongements. C’est aussi l’occasion pour Francis Lebon de revenir sur son parcours et sa manière de faire la recherche (notamment son goût pour « l’art du duo »). Les trois pages d’auto-analyse présentes dans l’introduction (p. 27-30) constituent une démarche originale et intéressante pour situer l’ouvrage et comprendre l’intérêt d’une recherche sur l’animation.
3La première partie décrit et analyse la manière dont le secteur « jeunesse et éducation populaire » (JEP) s’est progressivement structuré. L’existence du secteur JEP est rendue possible par un ensemble de politiques publiques qui en produisent les dispositifs centraux, comme ceux relatifs à l’emploi. Toutefois, ce secteur se caractérise par sa forte disparité du fait de ses liens serrés avec les collectivités locales ainsi que son interdépendance marquée avec le secteur associatif. Les enjeux politiques propres à l’animation et à l’éducation populaire, comme la promotion de l’engagement des jeunes et le soutien éducatif local, ne sont alors compréhensibles qu’avec l’articulation des échelles d’analyse, du plus global (le ministère, les grandes fédérations d’éducation populaire...) au plus local (la commune, l’association de quartier...). La complexité des liens entretenus avec des experts, des acteurs politiques ou le monde syndical sont aussi l’objet d’analyse pour dresser un tableau complet de ce que peut être l’éducation populaire. Au-delà de la description du secteur JEP – au demeurant fort utile –, l’auteur souligne de nombreux enjeux sociologiques associés à l’analyse de son objet : les transformations des politiques publiques (et leurs gestions plus localisées), les relations de pouvoir dans la sphère associative, la précarisation et le travail gratuit dans les associations et collectivités, ou bien encore le développement d’une « éducation populaire politique » portée par des associations et coopératives militantes.
4La deuxième partie de l’ouvrage porte sur les animateurs en tant que groupe professionnel. L’auteur affirme que « les animateurs forment une profession intermédiaire précaire et originale, proche des employés », composée « de jeunes, aux trois quarts des femmes, pour la plupart issues des classes populaires » (p. 85-86). La diversité des animateurs est soulignée, en termes de certification (BAFA, BPJEPS, titres universitaires...), d’établissements employeurs, de publics visés, de distance entretenue avec les usagers, de secteurs d’activité (périscolaire, médico-social, tourisme...) et de rapport à l’activité professionnelle (plus ou moins « militant », plus ou moins lié à « l’autochtonie »). Cette diversité peut rendre difficile l’appréhension du groupe professionnel et de son travail. Lebon distingue alors deux axes pour étudier l’espace de l’éducation populaire. D’une part, le ratio entre bénévoles et salariés permet de différencier des organisations fortement dépendantes du bénévolat et celles pour lesquelles le salariat est omniprésent. D’autre part, le public visé et le mode de financement des activités permettent de distinguer les organisations selon leur type de légitimité, publique (non marchande) ou privée (marchande). Les animateurs peuvent finalement s’apparenter à la figure des travailleurs sociaux (bien plus étudiés par les sciences sociales) mais leur activité tourne davantage autour de l’école (tandis que celle des travailleurs sociaux est plus proche du champ de la médecine ou de la justice).
- 1 Voir notamment : Lebon Francis, Simonet Maud, « “Des petites heures par-ci par-là”. Quand la réf (...)
5La troisième partie de l’ouvrage porte précisément sur les rapports de l’animation avec les univers scolaires. L’animation et l’éducation populaire occupent dans ces derniers une place périphérique, en investissant la lutte contre l’échec scolaire ou bien la reconnaissance de l’éducation dans les loisirs, encore peu étudiée (notamment dans ses effets socialisateurs). Le secteur de l’animation peut ainsi devenir un sous-traitant de l’École, laquelle externalise les problèmes scolaires vers des associations de jeunesse et d’éducation populaire ; mais l’animation est aussi en concurrence avec l’éducation scolaire. C’est ce que souligne l’enquête sur la réforme des rythmes scolaires à laquelle Francis Lebon a participé1. Celle-ci permet de décentrer l’attention portée aux effets de la réforme sur les enfants, en décalant le regard sur la diversité des groupes professionnels qui interviennent dans sa mise en œuvre. Il existe ainsi de nombreux effets de concurrence entre animateurs et enseignants, dont les modalités varient selon les situations locales. Cette concurrence concerne notamment l’utilisation des locaux et la légitimité des apprentissages durant les temps d’activité périscolaire. Ce constat permet d’interroger la notion de « communauté éducative » diffusée par les politiques d’éducation dans la mesure où ces dernières tendent à exacerber des concurrences plutôt qu’à créer des liens de coopération entre les professionnels.
- 2 Le terme fait référence aux travaux de Paul Pasquali : Pasquali Paul, Passer les frontières soci (...)
- 3 Ben Ayed Choukri, Le nouvel ordre éducatif local. Mixité, disparités, luttes locales, Paris, PUF (...)
6Dans la conclusion de l’ouvrage – « Métiers de l’éducation et petites monnaies du capital » –, l’auteur défend l’idée que l’animation et l’éducation populaire sont la « face cachée » de l’éducation et que, par leur place « alternative », elles constituent des objets intéressants pour l’observer dans ses différentes modalités (politiques publiques, transformations professionnelles, liens avec mondes associatif...). Encore faut-il, comme le précise avec justesse Francis Lebon, ne pas trop autonomiser la notion d’éducation populaire et sortir des points de vue prophétiques dans lesquels elle est souvent emprise. L’auteur souligne aussi l’enjeu de regarder les socialisations à des échelles plus petites et dans des recoins moins étudiés : l’éducation populaire pourrait alors s’y analyser comme une « petite monnaie » du capital, c’est-à-dire comme un moyen de construire ou de consolider des « petites » ressources (verbales ou corporelles, individuelles ou collectives) qui interviennent dans les trajectoires sociales des individus, et notamment dans la possibilité de traverser des « frontières sociales »2. Cette perspective, qui reste à explorer, permet d’interroger de façon originale un « nouvel ordre éducatif local »3 et plus largement les modes de construction d'un capital culturel.
7Si l’ouvrage s’avère globalement rigoureux et fort intéressant, celui-ci contient toutefois des formulations sociologiques un peu hâtives, voire maladroites par endroits : une éducation populaire qui se situerait « contre les champs » (en réifiant ainsi le concept bourdieusien de champ) ; « il faut être à la fois […] populiste et misérabiliste » (p. 159) sur les questions de jeunesse et d’éducation populaire (tandis qu’il faudrait plutôt éviter l’une comme l’autre approche) ; ou bien encore un usage assez abscons de la notion de « morphologie sociale » de Marcel Mauss. Aussi, au terme de l’ouvrage, on peut regretter que la place du sport et plus largement des activités corporelles récréatives ne soit pas l’objet de plus d’attention. Enfin, on aimerait en savoir plus sur le « mouvement d’éducation populaire politique », habilement critiqué mais trop rapidement évoqué et réduit à la figure de Franck Lepage. Bien que marginales, la diffusion et la discussion des discours et des pratiques développés par ce mouvement au sein de multiples sphères sociales et militantes auraient également pu être l’objet d’approfondissements.
8Ces quelques critiques ne doivent pas occulter l’intérêt certain de la lecture de cet ouvrage, qui s’avère très clair et très riche. Celui-ci permet de tracer les contours d’un objet trop minoré, à travers un état de la recherche très complet et un approfondissement des questionnements sociologiques et politiques qui lui sont liés. L’ouvrage est à conseiller tant aux non-initiés des sciences sociales, qui pourront cultiver leur curiosité pour le sujet loin des visions enchantées que porte une certaine « utopie » de l’éducation populaire, comme aux chercheurs plus confirmés. Ces derniers apprécieront notamment les suggestions extrêmement stimulantes pour de futurs chantiers de recherche. L’auteur souligne notamment le manque de recherches sur les (multi-)positionnements des acteurs dans les espaces associatifs ou institutionnels de représentation du secteur JEP (p. 55), sur les trajectoires socio-professionnelles des animateurs (p. 96) ou bien encore sur les pratiques concrètes des animateurs, leurs techniques de corps et leurs usages de l’auto-analyse (p. 157-158).
Notes
1 Voir notamment : Lebon Francis, Simonet Maud, « “Des petites heures par-ci par-là”. Quand la réforme des rythmes scolaires réorganise le temps des professionnels de l’éducation », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 220, 2017, p. 4-25. Divert Nicolas, Lebon Francis, « “Qui fait quoi, qui est qui ?”. Réforme des rythmes et divisions du travail à l’école primaire », Les Sciences de l'éducation - Pour l'Ère nouvelle, vol. 50, n° 4, 2017, p. 25-43.
2 Le terme fait référence aux travaux de Paul Pasquali : Pasquali Paul, Passer les frontières sociales. Comment les « filières d’élite » entrouvrent leurs portes, Paris, Fayard, 2014.
3 Ben Ayed Choukri, Le nouvel ordre éducatif local. Mixité, disparités, luttes locales, Paris, PUF, 2009.
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Étienne Guillaud, « Francis Lebon, Entre travail éducatif et citoyenneté : l’animation et l’éducation populaire », Lectures [Online], Reviews, Online since 07 November 2020, connection on 11 December 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/45253 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.45253
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