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Sonia Birocheau, Incarner un modèle progressiste. La professionnalisation de l’enseignement à Chicago (1890-1940)

Marie Linos
Incarner un modèle progressiste
Sonia Birocheau, Incarner un modèle progressiste. La professionnalisation de l'enseignement à Chicago (1890-1930), Lyon, ENS Éditions, coll. « Éducation et savoirs en société », 2020, 246 p., ISBN : 9791036202407.
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Texte intégral

  • 1 Labaree David F., « Progressivism, schools and schools of education: an American romance », Paedago (...)
  • 2 Alix Sébastien-Akira, « En quête du progressisme : l’évolution de l’historiographie américaine sur (...)
  • 3 Perron Madeleine, Lessard Claude & Bélanger Pierre W., « La professionnalisation de l’enseignement (...)
  • 4 Lyon John F., Teachers and Reform: Chicago Public Education, 1929-1970, Champaign, University of Il (...)

1De l’aveu de l’historien de l’éducation David F. Labaree, il existe une véritable histoire d’amour entre le progressisme et les écoles d’éducation aux États-Unis1. De ce fait, la période à laquelle s’intéresse Sonia Birocheau dans cet ouvrage issu de sa thèse soutenue en 2014, a largement suscité l’intérêt des chercheurs car elle voit se mettre en place les initiatives déployées par les éducateurs progressistes qui marquent les premières décennies du XXe siècle en renouvelant les théories et pratiques pédagogiques2. La question de la professionnalisation des enseignants a aussi attiré l’attention des historiens et sociologues de l’éducation3. Le cas de la ville de Chicago, enfin, a également fait l’objet d’une multitude d’études historiques, notamment sur cette période d’éducation progressiste, entre les années 1890 et 19504. L’auteure est bien consciente de cette historiographie considérable, qu’elle exploite d’ailleurs avec assiduité. Si les thématiques qu’il aborde semblent donc peu inédites, c’est certainement par la variété de sources qu’il mobilise (archives institutionnelles, personnelles, revues professionnelles, presse locale, etc.) qui permet d’appréhender « la pluralité des voix et des pratiques » (p. 25) que l’ouvrage de Sonia Birocheau se distingue.

  • 5 Surnom tiré du poème de Sandburg Carl, « Chicago », Poetry. A Magazine of Verse, vol. 3, n° 6, 1914 (...)

2Divisé en cinq chapitres, le livre explore les trois principaux axes autour desquels s’articulent les initiatives progressistes de professionnalisation des enseignants de l’ère progressiste aux années de la Grande Dépression : la formation initiale, tout d’abord, l’amélioration de la qualité et de l’image des enseignants en fonction, ensuite, et l’intégration de leur devoir social citoyen, enfin. Parce qu’elle s’intéresse à une ville en particulier, Chicago, la « ville aux larges épaules »5, Sonia Birocheau peut s’appliquer à décrire de plus près les acteurs, leurs discours et la manière dont ils appréhendent et façonnent le processus de professionnalisation à une époque où les écoles sont confrontées à la croissance en flèche des élèves.

3Ainsi, lorsqu’elle aborde la formation initiale des enseignants de la ville, l’auteure se focalise essentiellement sur l’École normale de Chicago, créée en 1896, qui a fait l’objet d’étonnamment peu d’attention. Le premier chapitre retrace donc l’histoire de cette institution qui tente d’occuper une place de choix dans le système éducatif de la ville, tout en conciliant les attentes des acteurs et actrices de ce dernier. En effet, si les directeurs de l’école, les instances administratives et les enseignants en fonction partagent bien l’idéal de faire du métier d’enseignant une profession synonyme de prestige aux États-Unis – ce que le livre dans son ensemble démontre avec succès –, leurs stratégies demeurent divergentes et leurs approches parfois antagonistes. En dépit de difficultés structurelles réelles, l’École normale de Chicago parvient à pérenniser ses programmes, traverse les inquiétantes années de dépression économique durant lesquelles son existence est remise en cause, et s’impose progressivement, au cours des cinquante années ici étudiées, comme la principale pourvoyeuse d’enseignants des écoles élémentaires de la ville. Le deuxième chapitre fait intervenir une voix supplémentaire à cette histoire : celles des étudiantes, car ce sont majoritairement des femmes qui fréquentent l’École normale. Les directeurs de cette dernière sont d’ailleurs bien conscients de s’adresser à un public dont le profil dénote de celui des élites blanches, masculines et protestantes qui fréquentent, durant cette première moitié du XXe siècle, les institutions de l’enseignement supérieur américain. Résolument féminine mais aussi largement diversifiée, sur les plans social, religieux autant que racial, la population étudiante dénote donc dans le paysage éducatif de l’époque et offre à ces « minorités » une voie à travers laquelle elles peuvent s’affirmer professionnellement.

  • 6 Rousmaniere Kate, « School principals in America: a review of three biographical studies », Journal (...)

4Le troisième chapitre poursuit la réflexion relative à la formation des enseignants mais en se focalisant sur les mesures instaurées pour améliorer la qualité des enseignants déjà en fonction. Trois types d’initiatives sont ici décrites : la nécessité d’une formation continue ; la supervision des enseignants par les directeurs d’école ; l’appui sur les réseaux de soutien et de renseignement. C’est à ce stade de l’ouvrage que l’auteure introduit une nouvelle voix, celle des syndicats d’enseignantes, en particulier la Chicago Teachers Federation, qui voit le jour en 1897 et qui est menée avec vigueur par Margaret Haley. En effet, l’une des manières d’inciter les enseignantes – car même en exercice, les femmes demeurent majoritaires – à continuer leur formation est de lier cette nécessité à la promotion de leur carrière, mesure à laquelle s’oppose le syndicat. Ici encore, Sonia Birocheau ne délivre pas une simple histoire de confrontations mais bien un récit qui décrit avec soin comment cet idéal d’apprentissage perpétuel est aussi approprié par certaines enseignantes qui, en parallèle de leur carrière, décrochent des diplômes supérieurs dans les universités environnantes. La partie sur la supervision met sur l’avant de la scène une figure qui semble avoir été oubliée par l’historiographie de l’éducation, celle des directeurs d’école6. La tâche qui leur est confiée d’assister leur personnel laisse apercevoir des spécialistes de l’éducation contraints de jongler avec les demandes variées et de s’adapter à des publics distincts à une époque où leurs responsabilités sont croissantes en raison des enjeux sociétaux qui entourent les établissements scolaires.

5Sonia Birocheau ouvre son ouvrage sur l’image peu flatteuse que les différents observateurs au tournant du XXe siècle dressent de l’enseignant dans la presse. C’est justement l’objet de son quatrième chapitre, qui explore les liens entre « ambitions professionnelles et image sociale » (p. 154). Souffrant d’un climat dépréciateur, les enseignants mettent en œuvre de véritables campagnes d’informations pour redorer le blason de leur profession. Ils se font écho et amplifient ainsi, après la Première Guerre mondiale, véritable tournant de l’histoire des relations publiques aux États-Unis, un effort initié depuis les années 1890 par les syndicats qui tentent de valoriser le statut social des institutrices. Ce chapitre donne à voir des acteurs du monde de l’éducation « à la conquête de l’opinion publique » (p. 192) principalement dans les années 1920 et analyse les différents styles discursifs.

6Enfin, l’auteure s’intéresse aux diverses responsabilités de service social qui incombent au corps enseignant, tant dans les murs de l’école qu’en dehors, en ce qu’elles reflètent une stratégie primordiale de professionnalisation progressiste. Ce dernier chapitre révèle l’effectif important des enseignants présents au sein des structures d’assistance sociale de l’époque, attestant ainsi d’une forme de porosité encore très sensible entre les différents services d’aide aux personnes durant l’ère progressiste. Si elle partage le parcours inspirant d’enseignantes qui ont pris ce rôle social très à cœur, Sonia Birocheau explique bien que cet engagement civique des acteurs du monde éducatif n’est pas une exception et relève bien d’une préoccupation plus globale qui marque les États-Unis durant les premières décennies du XXe siècle.

7À travers cet ouvrage, l’auteure livre donc un aperçu historique convaincant des stratégies de professionnalisation déployées par les acteurs du monde éducatif de Chicago à l’ère progressiste, marquée par des transformations importantes du milieu scolaire. Ce récit thématique démontre bien «  cette adhésion relativement partagée au projet d’élever les métiers de l’enseignement au rang de professions » (p. 238) tout en donnant voix aux différents acteurs de ce milieu qui développent des approches de cet objectif commun qui leur sont aussi propres. Ces différentes initiatives répondent aux défis d’une époque, la première moitié du XXe siècle, confrontée à des évolutions sociales, économiques et culturelles qui font de l’école une institution clé pour éduquer en citoyens modèles des enfants plus nombreux et aux profils bien plus diversifiés. On peut parfois regretter que cette « pluralité de voix » promise dans l’introduction ne soit pas plus souvent incarnée, à travers l’exploitation narrative de parcours biographiques, d’esquisses de portraits qui sortent du lot ou, au contraire, qui témoignent de tendances ancrées dans l’époque. Ainsi, le chapitre 4 met en évidence les efforts de Charles S. Winslow, directeur d’école qui parvient à occuper un espace médiatique stratégique, sans que l’on comprenne nécessairement d’où est né son engouement pour les campagnes d’informations. Il convient de mentionner toutefois que le lecteur attentif ne passera pas à côté des notes de bas de page qui regorgent parfois d’informations pertinentes et témoignent d’un travail de plus grande ampleur que ce qui est donné en aperçu dans ce livre relativement court. Ainsi, c’est souvent dans ces notes que l’on retrouve des données relatives aux autres villes américaines ou à des traditions scolaires étrangères, offrant ainsi un point de vue plus comparatiste. Par ailleurs, en dépit d’un titre très évocateur sur le « modèle progressiste », force est de constater que cette dimension progressiste des mesures décrites dans l’ouvrage n’est pas toujours bien explicitée au-delà du premier chapitre et donne l’impression d’une simple intégration dans une historiographie déjà bien délimitée par ce terme. Le récit, enfin, ne présente pas toujours clairement à quel point ces cinquante années se révèlent tactiques ou cruciales pour l’évolution du métier d’enseignant. Ces petites réserves n’enlèvent toutefois rien à la qualité de cet ouvrage, qui offre un récit fluide et agréable à lire sur le processus de professionnalisation des métiers de l’enseignement et qui démontre bien combien ces mécanismes se jouent sur plusieurs échelles en mobilisant de nombreux acteurs.

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Notes

1 Labaree David F., « Progressivism, schools and schools of education: an American romance », Paedagogica Historica, vol. 41, n° 1-2, 2005, p. 275-288.

2 Alix Sébastien-Akira, « En quête du progressisme : l’évolution de l’historiographie américaine sur l’éducation progressiste aux États-Unis (1960-2013) », Histoire de l’éducation, n° 142, 2014, p. 221-245.

3 Perron Madeleine, Lessard Claude & Bélanger Pierre W., « La professionnalisation de l’enseignement et de la formation des enseignants : tout a-t-il été dit ? », Revue des sciences de l’éducation, vol. 19, n° 1, 1993, p. 5-32 ; Jablonka Ivan, « Les historiens américains aux prises de leur école. L’évolution récente de l’historiographie de l’éducation aux États-Unis (1961-2001) », Histoire de l’éducation, n° 89, 2001, p. 3-58 ; Bourdoncle Raymond, « Note de synthèse. La professionnalisation des enseignants : analyses sociologiques anglaises et américaines », Revue française de pédagogie, n° 94, 1991, p. 73-91

4 Lyon John F., Teachers and Reform: Chicago Public Education, 1929-1970, Champaign, University of Illinois Press, 2008 ; Julia Wrigley, Class Politics and Public Schools, Chicago 1900-1950, New Brunswick, Rutgers University Press, 1982 ; Herrick Mary J., The Chicago Schools. A Social and Political History, Beverly Hills, Sage Publications, 1971.

5 Surnom tiré du poème de Sandburg Carl, « Chicago », Poetry. A Magazine of Verse, vol. 3, n° 6, 1914, p. 191.

6 Rousmaniere Kate, « School principals in America: a review of three biographical studies », Journal of Educational Administration and History, vol. 40, n° 1, 2008, p. 75-80.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marie Linos, « Sonia Birocheau, Incarner un modèle progressiste. La professionnalisation de l’enseignement à Chicago (1890-1940) », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 06 novembre 2020, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/45242 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.45242

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Rédacteur

Marie Linos

Doctorante en histoire contemporaine à l’Université libre de Bruxelles, aspirante F.R.S. – FNRS (Belgique).

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