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Ariel Colonomos, Un prix à la vie

Guillaume Arnould
Un prix à la vie
Ariel Colonomos, Un prix à la vie. Le défi politique de la juste mesure, Paris, PUF, 2020, 424 p., ISBN : 978-2-13-082435-0.
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Texte intégral

1Cet ouvrage est étonnant et singulier. Original dans sa construction, car il mobilise sur une question politique essentielle des analyses empruntées à la littérature, à l’économie, à la sociologie comme aux sciences politiques. Agréable dans son écriture, il repose sur une volonté de montrer à travers des situations concrètes comment nous sommes amenés à réfléchir et à décider de la valeur de la vie humaine. Stimulant par son argumentation, l’auteur y livre des analyses mesurées qui permettent de comprendre qu’aucune solution simpliste ne peut s’imposer pour fixer de manière juste et efficace un prix à la vie.

  • 1 Il est notamment l’auteur de La morale dans les relations internationales, Paris, Odile Jacob, 2005 (...)
  • 2 Par exemple chez Georg Simmel, Philosophie de l’argent, Paris, Puf, 1999 ou Marcel Mauss, Essai sur (...)

2Dès l’introduction, Ariel Colonomos, spécialiste des relations internationales et notamment de la guerre1, montre que le fait de fixer un prix, une équivalence quantifiée à la vie humaine est une question classique des sciences sociales2. Qu’il s’agisse du travail contraint, des règles du droit pénal ou des alliances politiques, les comportements sociaux impliquent une démarche de valorisation de la vie des individus. L’équivalence matérielle des vies provient aussi bien de l’État que des communautés, des religions ou du marché. Elle est au cœur du politique car elle permet d’estimer le sort d’un otage autant que d’apprécier l’intérêt de mener une campagne de vaccination contre une épidémie. Or, bien que la vie humaine fasse l’objet d’une monétarisation de plus en plus poussée (on calcule aisément des pertes économiques ou un coût géopolitique associés à un conflit), il n’existe pas d’outil unifié de mesure. Cet ouvrage cherche donc à proposer une analyse de ce qui constituerait une évaluation « juste » de la vie, qui serait acceptée socialement.

3La première partie du livre prend appui sur deux ouvrages de Shakespeare pour montrer comment le prix de la vie peut permettre d’expliquer et de comprendre les relations sociales. Le marchand de Venise décrit ainsi des transactions, contrats et comportements, légaux ou illégaux, immoraux, où les protagonistes n’hésitent pas à marchander leurs vies et celles de leurs proches : un prêt y est garanti contre une livre de chair humaine ; le mensonge et la manipulation y sont omniprésents. On peut apprécier sous la plume du dramaturge britannique comment chaque personnage donne une valeur à son existence et à celles des autres. Henri V nous instruit de son côté sur les calculs politiques d’un roi qui joue la vie des autres en faisant la guerre. Il se base autant sur un fondement juridique (son droit légitime à succéder au trône) que sur une conception particulière de la famille (en opposition à son père ou pour la défense des droits de lignée obtenus grâce à son aïeule). Les partisans et opposants du roi sont également amenés à se livrer à une arithmétique permanente pour décider de le soutenir ou de critiquer ses décisions en termes de conséquences humaines.

  • 3 Thomas Hobbes, Léviathan, Paris, Dalloz, 1999.

4La deuxième partie est consacrée à l’analyse de l’État calculateur. Elle s’inspire de la vision développée par Hobbes3 d’une organisation dont une grande partie de la force est tirée du poids des individus qui la composent. À travers trois exemples concrets développés dans autant de chapitres, l’auteur documente la manière dont les pouvoirs publics se livrent à une évaluation de la vie humaine pour agir. Quand il s’agit d’estimer le nombre de morts nécessaires pour gagner un conflit (quelle que soit leur nationalité), l’État opère un calcul de proportionnalité que le droit de la guerre a codifié pour concilier la poursuite légitime des intérêts publics et le respect des droits humains. Quand il faut aborder le sort des otages et négocier leur libération, l’État doit arbitrer entre la protection de ses citoyens et les risques qui découlent d’un tel marchandage (de nouvelles prises d’otages devenues lucratives, des gains excessifs pour les preneurs d’otages, l’humiliation nationale). Quand il faut mettre en place des négociations pour compenser les pertes des victimes (attentats, détournement d’avions, génocide, prise d’otage) l’État cherche généralement à trouver un équilibre entre des individus de statuts différents, qu’il s’agisse de leur espérance de vie ou des revenus qu’ils auraient pu avoir, ou à discipliner des nations belligérantes par des sanctions pécuniaires comme les réparations de guerre. Cette logique de compensation permet toutefois rarement de satisfaire toutes les parties prenantes : une compensation forfaitaire peut conduire à nier les différences entre victimes mais des solutions négociées de gré-à-gré renforceront les inégalités socio-économiques en favorisant l’indemnisation des plus riches.

5La troisième partie étudie le patriarcalisme et le philanthropisme comme modalités d’évaluation de la vie humaine. Elle prolonge l’analyse des dilemmes auxquels font face les États pour protéger leurs populations en s’intéressant plus particulièrement à la sphère privée (au sein des communautés ou via le marché). Le schéma patriarcal est celui où l’on refuse de céder aux demandes de ses ennemis et où la mesure des sacrifices consentis envoie un signal à la société. Ariel Colonomos prend des exemples aussi variés que celui du milliardaire John Paul Getty refusant de payer la rançon pour son fils quelles qu’en soient les conséquences, ou celui du personnage cinématographique Keyser Söze qui tue sa propre famille pour éviter que ses adversaires se servent d’elle comme moyen de pression sur lui. Cette emprise du raisonnement privé sur la valeur de la vie permet de comprendre des phénomènes comme la robotisation des armées (qui vise à épargner les pertes de soldats) ou les attentats suicides. Le philanthropisme est une forme de réponse au patriarcalisme. C’est la description du comportement d’agents privés produisant un bien public (quoique les États mobilisent également cette démarche). C’est une approche d’inspiration libérale qui repose à la fois sur la défense de valeurs privées (très diverses donc) et sur un raisonnement économique de type coûts-bénéfices. L’auteur souligne ainsi que le philanthropisme est très éloigné de l’universalisme.

6Dans la quatrième et dernière partie, Ariel Colonomos souligne les variations nettes qui existent dans les modalités de calcul du prix de la vie, en fonction du temps et de l’espace. En effet, les vies passées ou futures pèsent moins que les vies présentes (les difficultés dans le domaine de la préservation de l’environnement le rappellent fréquemment) ; de même, les vies humaines des personnes éloignées géographiquement pèsent moins que celles des individus proches, connus, auxquels on peut s’identifier. L’auteur revient ainsi par exemple sur la conférence d’Évian de 1938, où les États ne sont pas parvenus à trouver une solution pour sauver les Juifs d’Allemagne et d’Autriche. Il illustre son raisonnement en évoquant le sort difficile réservé de nos jours aux migrants.

7Au final, cet ouvrage érudit et particulièrement bien argumenté montre que les enjeux associés aux inégalités entre les vies humaines doivent faire l’objet d’un traitement complexe. En effet, il faut repérer les interdépendances mises en valeur par les sciences humaines et sociales afin de donner véritablement son sens à la notion de communauté mondiale, notamment dans les normes du droit international.

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Notes

1 Il est notamment l’auteur de La morale dans les relations internationales, Paris, Odile Jacob, 2005 et Le pari de la guerre, Paris, Denoël, 2009.

2 Par exemple chez Georg Simmel, Philosophie de l’argent, Paris, Puf, 1999 ou Marcel Mauss, Essai sur le don, Paris, Puf, 2012.

3 Thomas Hobbes, Léviathan, Paris, Dalloz, 1999.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Guillaume Arnould, « Ariel Colonomos, Un prix à la vie », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 22 octobre 2020, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/44922 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.44922

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